[…] Espérez ! espérez ! espérez, misérables !
Pas de deuil infini, pas de maux incurables,
Pas d’enfer éternel ! […]
Les douleurs vont à Dieu, comme la flèche aux cibles ;
Les bonnes actions sont les gonds invisibles
De la porte du ciel.
Les enfers se refont édens ; c’est là leur tâche.
Tout globe est un oiseau que le mal tient et lâche.
Vivants, je vous le dis,
Les vertus, parmi vous, font ce labeur auguste
D’augmenter sur vos fronts le ciel ; quiconque est juste
Travaille au paradis. […]
On verra le troupeau des hydres formidables
Sortir, monter du fond des brumes insondables
Et se transfigurer ;
Des étoiles éclore aux trous noirs de leurs crânes,
Dieu juste ! et par degrés devenant diaphanes,
Les monstres s’azurer ! […]
Ils viendront ! ils viendront, tremblants, brisés d’extase,
Chacun d’eux débordant de sanglots comme un vase,
Mais pourtant sans effroi ;
On leur tendra les bras de la haute demeure,
Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
Lui dira : C’est donc toi !
Et vers Dieu par la main il conduira ce frère ! Et, quand ils seront près des degrés de lumière Par nous seuls aperçus, Tous deux seront si beaux, que Dieu dont l’œil flamboie Ne pourra distinguer, père ébloui de joie, Bélial de Jésus ! […]
Victor Hugo, Ce que dit la bouche d’ombre, 1855
Tous les lecteurs n’auront pas la même sensibilité à la verve poétique de Victor Hugo. Il n’empêche que le tableau eschatologique qu’il déploie est saisissant : la fin de toute souffrance, de toute séparation, de l’enfer même. Tous les êtres finiront par être sublimés, unis dans l’amour, se fondant dans l’éblouissante lumière divine. Si Jésus y semble conserver un rôle de médiateur – c’est lui qui conduit Bélial à Dieu – il n’est qu’un passeur d’âmes à la mission temporaire. Ce sont finalement les bonnes actions, les vertus des hommes qui réaliseront l’utopie de la grande réunification, qui permettra au monde de retrouver l’état paradisiaque des débuts.
Nombreux sont ceux qui continuent à rêver d’une humanité entièrement réconciliée. Parmi nos contemporains qui n’ont pas cédé au matérialisme et qui maintiennent l’espoir d’une vie après la mort, l’écrasante majorité écarte résolument l’idée d’un jugement dernier. L’Au-delà, s’il existe, doit être un état dont auront disparu toute souffrance et toute séparation entre les hommes. Les religions gardent une place dans cette quête spirituelle universelle, mais toute affirmation d’exclusivité choque. Personne (au moins personne de bonne volonté) ne devra être exclu du salut final.
Si la confession de foi du Réseau FEF, dans son article 5, constate que Jésus-Christ «est le seul médiateur entre Dieu et les hommes», elle résiste à l’attrait qu’exerce une telle vision d’harmonie incluant toutes les religions. Quand elle en tire la conclusion, dans son article 11, que «ceux qui auront persévéré dans l’incrédulité subiront, dans un état d’existence consciente, le châtiment éternel qu’ils auront mérité», elle lève tout doute : la foi affirmée ici n’a rien d’une recherche spirituelle globalisante. La foi qui donne accès au salut a des contours très précis ; celui qui l’adopte «met sa confiance en Dieu, se repent de ses péchés et se réclame de l’œuvre expiatoire accomplie à la croix» (article 6).
Affirmer Jésus seul médiateur constitue certainement une pierre d’achoppement dans l’annonce de l’Évangile à nos contemporains (de culture occidentale au moins). Qui d’entre nous n’a pas déjà senti la tentation d’édulcorer l’exclusivité de la foi chrétienne quand il a été en dialogue avec quelqu’un en quête spirituelle positive, pour ne pas couper court à l’élan perçu ? Le verdict biblique est pourtant sans équivoque : l’affirmation de l’article 5 est une citation biblique quasi-littérale : «Il y a un seul Dieu, et aussi un seul médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ-Jésus homme» (1 Tm 2.5)1. L’apôtre Paul fait écho ici à ce qu’a été la conviction des apôtres dès les premiers jours de l’Église : «C’est lui seul qui peut nous sauver. En effet, dans le monde entier, Dieu n’a donné aux hommes personne d’autre pour nous sauver» (Ac 4.12, Parole de Vie). Cette conviction s’est nourrie de la prétention de Jésus lui-même : «Moi, je suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne vient au Père que par moi» (Jn 14.6).
Devant la clarté de l’enseignement biblique et la difficulté qu’il soulève dans la réception de l’Évangile, efforçons-nous d’en approfondir la compréhension. Quelles sont les raisons de ce qui peut être perçu comme une face intolérante du christianisme ? Comment cette exclusivité du salut en Jésus-Christ s’articule-t-elle avec d’autres aspects du message biblique ? Chemin faisant, nous verrons que l’on ne pourrait pas abandonner l’affirmation que Jésus «est le seul médiateur entre Dieu et les hommes», sans altérer profondément le contenu de notre foi. Nous saisirons aussi mieux, je l’espère, pourquoi cette prétention choque. Tout en levant certains malentendus, nous serons amenés à distinguer plus précisément le noyau du scandale qu’il faudra assumer dans le dialogue avec les non-croyants (et parfois même face aux résistances que nous pourrions découvrir dans notre propre cœur).
Un seul Dieu
Dans le texte de 1 Timothée déjà cité, Paul établit un lien entre le fait qu’il n’y a qu’un seul médiateur et l’unicité de Dieu : un seul Dieu, donc un seul médiateur entre Dieu et les hommes. On a reproché aux religions monothéistes d’avoir introduit l’intolérance religieuse là où l’animisme et le polythéisme avaient laissé une grande place aux pratiques religieuses divergentes. Signalons d’emblée qu’il convient de distinguer clairement l’affirmation de l’exclusivité du salut en Christ de la question de savoir comment plusieurs religions et systèmes de pensée peuvent cohabiter au sein d’une même société. Le texte biblique valide bel et bien le lien constaté entre monothéisme et chemin de salut exclusif. Mais il ne s’ensuit nullement que la foi chrétienne devrait favoriser l’intolérance et les guerres de religion. Car d’autres thèmes fondamentaux de cette foi interdisent d’imposer la conviction du seul salut en Christ par la force. Nous aurons en particulier à revenir sur le rôle indispensable de la foi dans la réception du salut. Mais la foi ne se décrète pas. Si l’Église n’a que rarement résisté à la tentation d’imposer le christianisme comme seule religion légitime, lorsqu’elle se trouvait en position de force2, il faut attribuer ce triste fait à la séduction du pouvoir qui s’exerce aussi sur les chrétiens. Mais il ne s’agit pas d’une logique inhérente à la position chrétienne, comme le montre clairement l’enseignement et la vie du Christ, qui décourage nettement le recours à la force (Mt 26.51-54).
Pourquoi le texte biblique établit-il un lien entre l’unicité de Dieu et l’exclusivité de la médiation par Jésus-Christ ? Du fait même que la foi est foi en ce Dieu unique, Créateur du ciel et de la terre, il ne revient pas à l’homme de décider quelle forme peut prendre la foi : c’est Dieu qui en définit les contours. L’homme n’est pas laissé à lui-même, réduit à la quête du principe divin à l’œuvre dans la nature autour de lui ou dans les profondeurs de son âme. Il est au contraire appelé à se tenir devant son Créateur, dont il dépend et qui seul peut lui dévoiler le chemin d’accès à Lui. C’est d’ailleurs vrai de la rencontre avec toute personne (réelle et non imaginaire !) : elle doit se donner à connaître et, si l’on veut entrer en relation avec elle, il faudra accepter de venir là où elle veut bien se révéler. Au fond, c’est la consistance de notre foi qui est en jeu : si nous adorons un dieu conçu selon nos désirs et nos aspirations, nous pouvons être très larges quant à la forme du culte à lui rendre. Mais si nous nous trouvons face au vrai Dieu, unique et réelle source de toute existence, nous devons accepter les termes du «contrat» qu’il a fixé pour se laisser découvrir. Comme il n’y a qu’un seul Dieu, il n’y a qu’un seul «contrat» qui précise la procédure à suivre (pour rester sur l’image). L’unicité de Dieu implique bel et bien l’exclusivité du chemin d’accès à Dieu.
La profondeur de la misère de l’être humain
Si le monothéisme en lui-même a pour conséquence que nous ne pouvons pas inventer une spiritualité à notre goût, la misère de l’homme ruine tout espoir que les humains auraient préservé d’aller vers Dieu en comptant sur leurs propres ressources. L’enseignement biblique est à cet égard particulièrement tranché. Comme l’a remarqué le philosophe Ludwig Wittgenstein (qui n’a pas fait profession de foi chrétienne) : «Tout homme moyennement honnête croit qu’il est au plus haut point imparfait, mais un esprit religieux croit être misérable3.» Tous les systèmes de pensée font place aux côtés sombres de l’humanité, et le vingtième siècle, avec ses grandes guerres et ses régimes totalitaires sanguinaires, a mis à rude épreuve la conviction humaniste que l’homme serait fondamentalement bon. Mais il faut se tourner vers la Bible pour découvrir une affirmation tout à fait nette de la profondeur de la misère humaine : non seulement elle enseigne que tous les hommes sont pécheurs (Qo 7.20 ; Rm 3.23 ; 1 Jn 1.8), mais aussi qu’ils ne peuvent pas se sauver eux-mêmes de cet état (1 Co 2.14 ; Ép 2.8). Nulles «bonnes actions» qui seraient «les gonds invisibles de la porte du ciel», nulles «vertus» suffisantes pour faire «ce labeur auguste d’augmenter sur vos fronts le ciel». Le poète français manifeste une certaine clairvoyance quand il fait dépendre sa croyance au salut universel de la capacité de l’homme à se parfaire. D’une façon ou d’une autre, toute religion et tout système de pensée fait place à l’action de l’homme pour contribuer à son salut. Seule la Bible dévoile la misère humaine dans toute son ampleur, lorsqu’elle constate : «Aux yeux de Dieu, personne ne sera juste en faisant ce que la loi demande. En effet, la loi permet seulement aux gens de savoir qu’ils ont péché» (Rm 3.20, Parole de Vie).
L’incapacité de l’homme à se sauver lui-même va de pair avec la radicalité avec laquelle la Bible envisage la conséquence du péché : «Le salaire du péché, c’est la mort» (Rm 6.23). Loin d’être une imperfection que l’on pourrait surmonter par un travail patient, le péché entraîne la mort. L’apôtre Paul, dans ce texte, fait écho à la Genèse et à l’avertissement solennel que Dieu avait adressé à Adam : «Tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras» (Gn 2.17). L’arbre de la connaissance du bien et du mal symbolise la prétention à l’autonomie morale, la volonté de décider pour soi-même ce qui est bien et ce qui est mal, sans se référer à la loi donnée par Dieu. Celui qui mange de cet arbre ne pourra pas manger de l’autre arbre du paradis, l’arbre de vie, symbole de la vie en communion avec Dieu. Si l’homme veut jouer au dieu, il ne peut plus jouir de la vie, don du Dieu vivant, seule source de la vie. Il n’y aura plus que la mort qui l’attendra.
Face à la sainteté de Dieu
La radicalité de l’enseignement biblique ne fait aucun doute ; parfois d’ailleurs, cette vision pessimiste de l’être humain (nous dirions plutôt réaliste !) est reprochée aux chrétiens. Il serait faux d’en tirer la conclusion que les humains sans la foi ne seraient capables d’aucun bien. Jésus lui-même reconnaît que «vous qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants» (Luc 11.13). Néanmoins, son verdict sur le caractère fondamental de l’homme est sans appel : «vous qui êtes mauvais» ! Si nous acceptons assez facilement l’affirmation de l’apôtre Jacques «Chacun de nous commet des fautes de bien des manières» (Jc 3.2, Semeur), sommes-nous pourtant préparés à en tirer la conclusion que chacun de nous mérite l’enfer en châtiment de son péché ?
On peut suggérer plusieurs raisons, me semble-t-il, au fait que seule la Bible met en lumière avec une telle radicalité l’état de perdition de l’homme. D’abord, il est tellement douloureux de regarder en face la misère humaine que l’on comprend fort bien que tous les systèmes de pensée humains aient ramolli le constat de la perversité de l’homme. Ensuite, comment soutenir un tel verdict sans en connaître en même temps l’issue ? Il est d’autant plus difficile de faire face honnêtement au diagnostic dans la mesure où l’on ignore où trouver le remède, que seule la Bible révèle. Enfin, et peut-être surtout, on ne saisit tout le scandale du péché que quand on le contemple sur l’arrière-fond de la sainteté de Dieu. Là où le vrai Dieu n’est pas connu, il n’est pas surprenant que le caractère mauvais du mal ne soit pas non plus pleinement reconnu. L’énormité du péché ne se perçoit que lorsqu’on le comprend comme une rébellion contre le Dieu trois fois saint, entièrement bon et juste, à qui nous devons tout, mais que nous ne voulons pas adorer pour autant (Rm 1.18-21). Comment espérer une autre issue que la mort, quand on sait que l’on s’est révolté contre Celui qui est la source de toute vie ? C’est pourquoi la conviction de péché est une véritable expérience spirituelle : c’est en connaissant Dieu que je peux véritablement me connaître moi-même, comme le rappelle Calvin au début de son Institution chrétienne : «Les hommes n’éprouvent jamais autant le sentiment de leur pauvreté que lorsqu’ils l’ont comparée à la majesté de Dieu4».
La mort d’un autre
Une fois que l’on a pris conscience de la profondeur de la misère de l’homme, on sait que le remède doit être à la mesure du problème. Si «le salaire du péché, c’est la mort», seule la mort d’un autre, à la place du pécheur, peut le racheter. C’est ce principe spirituel que le système sacrificiel de l’ancienne alliance (avec son flot de sang presque inimaginable pour nous, citadins modernes) devait marteler dans la tête des croyants. Telle est pourtant la dignité humaine qu’«il est impossible que le sang des taureaux et des boucs ôte les péchés» des hommes (Hé 10.4). Affirmation assez surprenante de l’exclusivité du salut en Jésus-Christ : même le système sacrificiel de l’ancienne alliance, pourtant mis en place par Dieu, ne pouvait sauver personne5 ! Aucun écart n’est toléré quant au principe :
«un seul Dieu, un seul médiateur entre Dieu et les hommes».
Paul s’accorde avec l’épître aux Hébreux quand il ajoute : «le Christ-Jésus homme» (1 Tm 2.5). Le substitut au jugement de l’homme pécheur ne peut être qu’un autre homme, à cause de la solidarité de l’humanité devant Dieu et à cause de la dignité de l’homme créé en image de Dieu. Le grand théologien du onzième siècle, Anselme de Cantorbéry, a bien discerné ici la raison de l’Incarnation : seul Dieu pouvait payer le prix nécessaire au salut de l’homme, tant sa dette était énorme ; seul un homme pouvait le payer, car ce sont les humains qui ont péché. Le Sauveur devait donc être à la fois Dieu et homme6. Ajoutons que, sans la double nature de notre Sauveur, toute la gloire du salut ne reviendrait pas à Dieu seul. Si celui qui est mort pour notre salut n’était pas véritablement Dieu, notre reconnaissance ne serait pas entièrement due à Dieu. Dieu ne serait pas venu lui-même chercher les perdus, il ne se serait pas donné lui-même pour nous sauver.
Pas de salut partiel
Tous les éléments sont maintenant réunis pour que nous saisissions le lien entre l’affirmation exclusive de la médiation du Christ et les autres doctrines fondamentales de la foi chrétienne. En fait, si Dieu est véritablement Dieu, le Créateur de tout ce qui existe, entièrement bon, saint et juste, et si l’état de l’homme correspond à ce que la Bible enseigne, un seul a pu accomplir – et a accompli ! – le salut de l’humanité : le Dieu-homme, mort sur la Croix en «sacrifice expiatoire», d’après la confession de foi du Réseau FEF, qui ne fait que reprendre l’enseignement récurrent du Nouveau Testament (Jn 1.29 ; Ac 4.27, 30 ; 8.32ss ; Rm 3.25 ; 1 Jn 4.10 ; 1 P 1.2, 18-19). On ne peut abandonner la prétention du Christ à être le seul chemin vers Dieu sans altérer profondément la nature de la foi chrétienne.
Notons bien qu’il s’agit ici d’un tout ou rien : celui qui ne veut pas passer par le Christ ne peut même pas espérer atteindre un bonheur limité. Le salut n’admet pas de degrés, car l’homme ne peut prospérer qu’en vivant en communion avec Dieu. Soit il l’est, et alors son bonheur est parfait, soit il ne l’est pas, et son existence (qui restera un état conscient pour l’éternité) ne mérite pas d’être appelée «vie», mais revient à ce que l’Apocalypse appelle la «seconde mort» (Ap 2.11 ; 20.6, 14 ; 21.8). Certes, nous connaissons aujourd’hui un dégradé dans les situations de vie ; tout n’est pas noir ou blanc dans le bonheur expérimenté. Mais ce dégradé provient de la patience de Dieu qui maintient même à l’homme en révolte les moyens de profiter pour un temps de la vie (Ac 14.16s). Le jugement y mettra fin : il deviendra évident pour tous qu’il «est mauvais et amer d’abandonner le Seigneur» (Jr 2.19, NBS).
Le Nouveau Testament souligne fortement que le salut accompli à la Croix est entièrement suffisant, car un salut partiel n’en serait finalement pas un. La résurrection du Christ rend manifeste sa pleine victoire sur toutes les forces du mal et de la mort ; elle confirme que Dieu a agréé le sacrifice qui lui a été offert (1 Tm 3.16 ; Hé 13.20). Comme il vit pour toujours, «il peut sauver parfaitement ceux qui s’approchent de Dieu par lui» (Hé 7.25 ; cf. Hé 5.9 ; 10.14 ; Rm 4.25). Rien n’est à ajouter à ce salut parfait. Non seulement l’homme serait incapable d’accomplir une quelconque œuvre méritoire, mais encore celle-ci est absolument superflue devant un salut qui ne connaît aucun défaut.
Le rôle indispensable de la foi
Il reste pourtant une échappatoire à celui qui accueille l’enseignement biblique quant à l’exclusivité du salut en Christ, mais qui ne veut pas suivre la confession de foi quand elle affirme, dans l’article 11, la division finale de l’humanité en deux groupes. Ne peut-on pas affirmer que Jésus est le seul chemin vers Dieu, sans en tirer la conclusion que les «rachetés [qui] jouiront d’une gloire éternelle dans la présence de leur Sauveur» sont ceux qui «auront reçu par la foi» la grâce ? Pourquoi faire de la foi la condition indispensable pour être au bénéfice de l’œuvre de salut accomplie par Jésus ? La Croix n’a-t-elle pas pu mettre en place une dynamique positive qui finira par englober tous les hommes ?
Envisager la possibilité d’un salut sans la foi, c’est d’abord se tromper sur la nature du salut proposé. Le salut n’est pas un état de bonheur qui pourrait se vivre en dehors de la communion avec Dieu. Vouloir être «sauvé» sans croire en Dieu, ce serait persister dans la folie de l’homme pécheur qui justement pense pouvoir s’épanouir sans son Créateur. Il n’y a aucune joie du ciel dont on pourrait profiter sans être en relation avec le Maître de la maison. Or, «celui qui s’approche de Dieu doit croire qu’il existe et qu’il récompense ceux qui le cherchent» (Hé 11.6). «La foi, a prêché Spurgeon, nous sauve parce qu’elle nous jette entre les bras de Dieu et qu’ainsi nous nous trouvons en contact avec lui7».
Ensuite, ce serait se tromper sur la dignité de l’homme : créé en image de Dieu, il est appelé à être son partenaire d’alliance. Le salut l’implique donc dans sa personne même : il doit vouloir entrer en lien avec Dieu. Le lien à rétablir est une relation entre personnes ; l’homme doit accepter, volontairement, de s’y impliquer. C’est pourquoi le salut accompli à la Croix n’a rien d’un salut automatique, octroyé à tous, qu’ils le veuillent ou non. Dieu respecte la liberté de sa créature humaine et ne la sauve pas contre sa volonté. L’homme ne peut rien contribuer à sa guérison, mais le divin médecin demandera toujours au malade : «Veux-tu être guéri (Jn 5.6) ?»
Sans le oui de la foi, aucun salut8. Mais nous observons (et l’Écriture le confirme) que tous ne donnent pas la réponse qui devrait s’imposer quand on contemple la misère de l’homme et le salut merveilleux qui lui est offert. C’est pourquoi la perdition éternelle n’est pas seulement une éventualité, mais, hélas, une réalité (cf. Lc 13.23s ; Mt 26.24 ; Ap 19.20 ; 20.10).
Enfin, vouloir laisser une porte ouverte à ceux qui ne croient pas en JésusChrist, ce n’est pas accorder toute sa force à l’affirmation selon laquelle il est le seul médiateur. Si Christ est le seul à avoir accompli le salut, celui-ci ne se conçoit pas en dehors de lui : il faut être «en Christ» pour être au bénéfice du salut accompli. Car, comme le dit Calvin, «rien de ce qu’il possède n’est nôtre […] tant que nous ne sommes pas un avec lui9.» C’est pourquoi on peut discerner dans l’union au Christ le noyau du salut biblique10. Paul aime dire que les chrétiens sont «en Christ», tout autant qu’il affirme que Christ est en eux (Col 1.27) ; un langage équivalent se trouve chez Jean (17.2123). L’Écriture emploie diverses métaphores pour décrire l’union entre Jésus et ceux qui sont sauvés. L’image de la relation conjugale (Ép 5.23) et celle du corps (Ép 1.22-23) sont particulièrement fortes et soulignent l’intimité de la relation. Comme l’écrit Paul, «celui qui s’attache au Seigneur est avec lui un seul esprit» (1 Co 6.17). La force du lien s’exprime également par le fait que l’application du salut suit les différentes étapes de l’œuvre salvatrice du Christ : celui qui est sauvé est «crucifié avec le Christ» (Ga 2.20), «mort avec Christ» (Col 2,20), «enseveli avec lui» (Rm 6.4), «rendu à la vie» et «ressuscité avec le Christ» (Ép 2.5 ; Col 3.1) ; il doit encore «souffrir avec le Christ», avant d’«être glorifié avec lui» (Rm 8.17)11.
On peut noter dans ce contexte l’insistance du Nouveau Testament sur l’Église comme destinataire du salut acquis à la Croix : dès avant la naissance de Jésus, l’ange explique son nom par le fait qu’il «sauvera son peuple de ses péchés» (Mt 1.21). Jésus lui-même précisera que «le bon berger donne sa vie pour ses brebis» (Jn 10.11). Et Paul confirme que «Christ a aimé l’Église et s’est livré luimême pour elle, afin de la sanctifier» (Ép 5.225s). On aurait donc tort de considérer que le salut accompli par Christ vaudrait pour tous les hommes sans distinction. Pour pouvoir se réclamer de son œuvre à la Croix, il faut appartenir à son peuple, à l’Église.
C’est la foi qui permet justement d’entrer dans la communauté des sauvés. Elle établit la connexion vitale nécessaire avec «l’auteur de leur salut» (Hb 2.10) : l’homme ne pouvant rien contribuer à son salut, il lui reste la responsabilité de s’ouvrir à Celui qui veut le sauver. La foi est la part humaine indispensable, qui n’ajoute cependant rien au salut : elle n’est que la main tendue qui reçoit le cadeau. C’est pourquoi Paul dit qu’elle n’est pas une œuvre méritoire (Rm 4.2-6), et le salut que nous obtenons «par le moyen de la foi» est parfaitement gratuit : nous sommes sauvés «par la grâce» (Ép 2.8). Sans être méritoire, elle est pourtant nécessaire. En Jean 10, Jésus précise d’ailleurs que certains de ses auditeurs ne font pas partie de ses brebis, et constate que ce fait se remarque justement par l’absence de leur foi : «Vous ne croyez pas, parce que vous n’êtes pas de mes brebis» (Jn 10.26). C’est justement la foi qui établit ce lien intime entre l’individu et son Sauveur.
Conclusion
Revenons au poème de Victor Hugo. Il s’y trouve une vision cyclique de l’histoire : l’harmonie universelle finale rétablit l’idylle paradisiaque perdue : «Les enfers se refont édens», et le poème se termine sur l’exclamation : «Un ange criera : Commencement !» Telle n’est pourtant pas la perspective biblique. Si elle inclut bel et bien la victoire finale sur toutes formes du mal, de sorte que le péché ne se commettra plus (Es 65.25 ; Ph 2.10), il ne s’agit pas d’un simple retour à la case départ. Les actions des hommes et l’histoire qu’elles constituent ont de la valeur aux yeux de Dieu. C’est pourquoi le paradis eschatologique ne sera pas un jardin, mais une ville, la nouvelle Jérusalem. L’arbre de vie, connu du début de la Genèse, s’y retrouve, portant ses fruits tous les mois et apportant la guérison aux nations (Ap 2.7 ; 22.2). Mais contrairement à la fresque totalisante que dessine Victor Hugo, la condition d’accès, elle aussi connue depuis les origines, reste en vigueur : «Dehors […] ceux qui pratiquent la magie et la débauche, les meurtriers, les idolâtres et tous ceux qui aiment et pratiquent le mensonge» (Ap 22.15). Aucun pécheur – c’est-à-dire chacun de nous, d’après le réalisme biblique – ne peut forcer l’accès au paradis. C’est pourquoi il n’y a pas de réconciliation sans expiation, pas de salut sans sacrifice, contrairement à ce que rêvait le poète français et tant d’autres avant et après lui. Pour avoir accès à l’arbre de vie, il faut passer par un autre arbre, celui de la Croix : «Heureux ceux qui lavent leurs robes, afin d’avoir droit à l’arbre de vie» (Ap 22.14).
LYDIA JAEGER
INSTITUT BIBLIQUE DE NOGENT-SUR-MARNE
NOTES
1 Sauf mention contraire, je cite les textes bibliques dans la traduction dite de La Colombe.
2 On peut citer comme exceptions heureuses la Pennsylvannie sous le quaker William Penn et Rhode Island sous le baptiste Roger Williams (Ron Boyd-MacMillan, directeur stratégique d’Open Doors International, communication privée.
3 Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, Mauvezin, TER, 1990, p. 62.
4 Institution de la religion chrétienne, livre I, chap. I, 3, mise en français moderne par Marie de Védrines & Paul Wells, Aix-en-Provence/ Charols, Kerygma/Excelsis, 2009, p. 5.
5 Cf. Rm 3.25-26 et Hé 9.15 qui indiquent que les péchés des croyants de l’ancienne alliance ont été pardonnés par anticipation sur l’œuvre de la Croix.
6 Anselme développe ce raisonnement dans son traité Cur Deus homo (1098). Cf. Hé 2.14-18 qui souligne l’importance de l’humanité assumée par le Fils de Dieu pour accomplir le salut de ses «frères».
7 C.-H. Spurgeon, La foi : ce qu’elle est ; comment elle peut être obtenue, sermon du 17 juillet 1881, Toulouse, Société des livres religieux, 1893, p. 29.
8 Précisons que ce oui est suscité par l’Esprit de Dieu, car la foi est un don de Dieu (Jn 6.44, 65 ; 1 Co 12.3 ; 1 P 1.21 ; 2 P 1.1). Mais cela n’amoindrit en rien la liberté de la décision ; au contraire, cela la fonde.
9 Jean Calvin, Institution chrétienne, III, 1, 1, mise en français moderne par Marie de Védrines & Paul Wells, Aix-en-Provence/Charols, Kerygma/Excelsis, 2009, p. 475.
10 D’après Henri Blocher, La doctrine du péché et de la rédemption, Vaux-sur-Seine, Edifac, 20003, p. 182.
11 Ibid., p. 182, qui cite A.H. Strong, Systematic Theology, Philadelphie, Judson Press, 1907, p. 803.