Compte-rendu d’un colloque

QUAND LES INSTANCES FRANÇAISES DE RECHERCHE SCIENTIFIQUE SE PENCHENT SUR LES ÉVANGÉLIQUES…

DU 14 AU 16 MARS 2002, LE GROUPE DE SOCIOLOGIE DES RELIGIONS ET DE LA LAÏCITÉ (GRSL) DÉPENDANT DU CENTRE NATIONAL DE RECHERCHE SCIENTIFIQUE (CNRS) ET DE L’ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES (EPHE) A ORGANISÉ UNE PREMIÈRE: UN COLLOQUE INTERNATIONAL SUR LE PROTESTANTISME ÉVANGÉLIQUE. AVANT LA PUBLICATION DES ACTES DE CE COLLOQUE, NOUS SOUHAITONS VOUS DONNER QUELQUES IMPRESSIONS DE CES TROIS JOURNÉES STUDIEUSES. LE TITRE GÉNÉRAL FUT : « ENTRE RUPTURE ET FILIATION. LE PROTESTANTISME ÉVANGÉLIQUE : UN CHRISTIANISME DE CONVERSION. »

Dès les premiers mots du projet scientifique, Jean-Paul Willaime, directeur du GRSL, souligne trois caractéristiques à ce courant protestant: 1) un accent sur la conversion; 2) une ascèse militante (moralisation de la vie quotidienne); 3) une dimension normative de la Bible reçue comme « Parole de Dieu ». Une estimation mondiale chiffrée est donnée : environ 200 millions de membres sans compter le pentecôtisme (évalué pour sa part à environ 350 millions). Parmi les 17 intervenants, notons les trois organisateurs principaux : Jean Baubérot, Jean-Paul Willaime et Sébastien Fath du GRSL (protestants eux-mêmes, et baptiste pour le dernier); des chercheurs et enseignants du Brésil, d’Ecosse, des Etats-Unis comme Mark Noll et aussi de France, comme Danièle Herveu-Légier. Notons aussi les intervenants comme Jean-Claude Girondin d’Agape et doctorant EPHE, Neal Blough de la faculté évangélique de Vaux sur Seine…

Sébastien Fath, dans la première intervention, explique que le protestantisme évangélique, très imposant dans les milieux anglo-saxons, en particulier aux USA, commence à attirer l’attention des chercheurs français : « Il est possible de dire que depuis le milieu des années 90, une nouvelle période d’historiographie française s’est ouverte. Dans les dernières années du xx* siècle, le protestantisme évangélique n’est plus considéré comme un objet périphérique des sciences sociales. Il a été de plus en plus analyse comme l’une des principales dynamiques de recomposition religieuse de la période contemporaine. »

Henri Tincq, du quotidien Le Monde, a été l’un des auditeurs ponctuels du colloque. Il en a fait aussi un bref compte-rendu dans son article «La montée d’un christianisme de conversion », daté du 31 mars 2002.

INTERVIEW DE DEUX INTERVENANTS 1

Questions à Danièle Herveu-Légier, directrice d’études 2

Le protestantisme évangélique reste, somme toute, assez mal connu en France. À quoi attribuez-vous cela ?

Tout simplement à l’histoire. C’est un protestantisme minoritaire, qui n’a pas du tout eu une implantation historique du même type que les églises luthériennes et réformées, même si une part non négligeable du courant évangélique était dans le protestantisme « officiel ».

Par la constitution même de ces églises évangéliques, elles sont restées à la marge, alors que les grandes églises réformées et luthériennes ont joué le jeu de la laïcité. Ceci a contribué à donner à ces grandes églises une assiette très supérieure à ce qu’elles représentent statistiquement à l’intérieur d’un cadre confessionnel qu’elles ont accepté. Il se trouve que les églises évangéliques ne sont pas rentrées dans ce cadre confessionnel, au moins pas de la même manière. On s’en rend compte aujourd’hui dans le fait que certaines églises évangéliques se trouvent incriminées dans les problématiques de la lutte anti-secte, tout simplement parce qu’elles ne sont pas rentrées historiquement dans le cadre confessionnel auquel les grandes églises protestantes ont adhéré.

Il se trouve en plus que, dans les pays de tradition protestante, le protestantisme évangélique a été le lieu où a pris corps et où s’est développé un protestantisme populaire. Or en France, où la tradition catholique est extrêmement présente, cette religiosité populaire a été essentiellement assumée dans le catholicisme, plus que dans le protestantisme. La tradition ouvrière s’est beaucoup plus jouée du côté catholique dans les différentes variantes du catholicisme social par exemple, alors que dans les pays protestants, elle s’est jouée dans des courants évangéliques qui ont pris en charge à eux seuls les demandes des couches sociales défavorisées.

Le courant évangélique (et pas seulement pentecôtiste), malgré son influence relativement modeste, a le « vent en poupe » comme l’analysait un dernier numéro de l’actualité des religions ? À quoi attribuez-vous cela ?

L’évangélisme a effectivement le vent en poupe, d’ailleurs bien au-delà de ce que les protestants imaginent (il y a des formes d’évangélisme qui se répandent en dehors du protestantisme, en particulier dans le catholicisme). Laissons de côté le cas du pentecôtisme. A mon avis, ce qui fait le succès de l’évangélisme, y compris l’évangélisme « soft » (non exubérant, qui n’est pas celui de la pratique des miracles, des exorcismes, etc.) a une double base.

D’une part, il y a une problématique de la conversion, de la religion choisie, et d’autre part, une conception congrégationaliste de l’Eglise, qui à mon avis, est aujourd’hui la forme vers laquelle aspirent les communautés chrétiennes (de toutes tendances). Nous sommes devant une tendance au congrégationalisme et une insistance sur la religion personnellement assumée de quelqu’un qui y entre vraiment et se convertit; je crois que ces deux volets-là font que l’évangélisme a le vent en poupe. Cette conception de l’église locale, de la communauté de gens qui décident ensemble, qui se réunissent entre croyants et ne se préoccupent pas (ou peu) de s’identifier à une institution plus vaste attire aujourd’hui un grand nombre de chrétiens. En même temps, l’idée que cette communauté doit rassembler des gens qui s’engagent vraiment personnellement tend à s’imposer. Si vous admettez que ces traits sont particulièrement présents dans la tradition évangélique, on comprend mieux pourquoi l’évangélisme a le vent en poupe.

Questions à Mark Noll, historien au Wheaton College 3

Comment définiriez-vous le « protestantisme évangélique » ?

Je favoriserai deux voies pour approcher la question difficile d’une définition : elles fonctionnent assez bien dans les milieux anglo-saxons. Mais d’un pays à l’autre, le mot « évangélique » ne désigne pas toujours la même chose : (a) la première définition a été établie par l’historien britannique, David Bebbington (présent aussi au Colloque du GRSL), et souligne quatre caractéristiques générales qui ont marqué les « évangéliques » depuis le XVIII° siècle : attachement à la Bible en tant que source suprême d’autorité spirituelle, accentuation de la conversion comme l’entrée normale dans la vie chrétienne, emphase sur le côté actif de la vie chrétienne (particulièrement dans le rôle de témoin du Christ), et une concentration sur l’oeuvre de Christ à la croix comme vérité théologique fondamentale. (b) A l’excellente définition de Bebbington, j’aime ajouter également une composante historique : les « évangéliques » sont ceux qui sont historiquement reliés aux grands Réveils et au mouvement piétiste du XVIII° siècle et qui maintiennent les convictions de ces mouvements.

Pourquoi, d’après vos données, la France semble-t-elle encore si fermée au protestantisme évangélique ?

Je le redis, je ne suis pas un expert du tout dans ce domaine, mais je proposerai quatre éléments de réponse: (a) dans l’histoire française, le christianisme se réduit bien souvent au Catholicisme, religion majoritaire. (b) La tradition révolutionnaire, avec son anti-cléricalisme prononcé, a laissé une empreinte décisive d’inimitié face au christianisme sous toutes ses formes (en France, et contrairement aux Etats-Unis, la République a intégré un certain anticléricalisme). (c) L’église Réformée française a été forcée dans son histoire à dépenser plus d’énergie à sa survie qu’à une vision d’expansion, d’où peut-être aussi une certaine méfiance en elle du témoignage évangélique contemporain. (d) Ces dernières années, le courant évangélique à travers le monde (et pas simplement en France) a parfois été identifié à « l’expansionnisme » nord-américain et à son armée; ainsi les personnes opposées à cette influence ou simplement méfiantes, comme la France, ont fait une sorte d’amalgame (en réalité les évangéliques Français sont plutôt indépendants de l’influence nord-américaine).

Reynald KOZYCKI


NOTES

1 Entretiens réalisés par Reynald Kozycki. Pour des raisons de place, nous ne diffusons qu’une partie des interviews, le reste sera disponible soit sur le site fef.asso.fr, soit dans un prochain numéro Info-fef.

2 Directrice d’Études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, directrice du Centre Inter disciplinaires d’Etudes des Faits Religieux, auteur de nombreux ouvrages. Elle est sociologue, directrice d’études honoraire à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Elle a été Présidente de l’EHESS de 2004 à 2009. L’essentiel de ses travaux concerne les mutations du religieux, et plus particulièrement du fait chrétien, dans le contexte d’individualisation et de mobilité propre aux sociétés aux occidentales sécularisées. Les questions du temps, de l’utopie et de la mémoire en religion sont au centre de ses recherches.  Dernier ouvrage paru : Le Temps des moines. Clôture et hospitalité, Paris, PUF, 2017 .

3 Professeur d’Histoire à Wheaton College aux USA, intervenant à Harward Divinity School. Il est membre de l’Académie américaine des arts et des sciences; en 2006, il a reçu la médaille du National Endowment for the Humanities lors d’une cérémonie à la Maison Blanche.
Études – Ph.D., Université Vanderbilt