Dans le numéro précédant de notre revue [référence bibliographique précise], nous avons présenté l’article 5 de la confession de foi du Réseau FEF, qui affirme que Jésus-Christ «est le seul médiateur entre Dieu et les hommes». L’article 11 en tire la conclusion que «ceux qui auront persévéré dans l’incrédulité subiront, dans un état d’existence consciente, le châtiment éternel qu’ils auront mérité». La foi est nécessaire pour obtenir le salut. Celle-ci a des contours très précis ; celui qui l’adopte «met sa confiance en Dieu, se repent de ses péchés et se réclame de l’œuvre expiatoire accomplie à la croix» (article 6).
Nous avons pu voir la cohérence de l’enseignement proposé : que chacun ne puisse pas aller au ciel à sa façon découle du fait que Dieu est un, qu’il est un Dieu vivant et réel, qui définit lui-même les conditions pour le rencontrer, et que l’homme est pécheur, incapable de se sauver lui-même. Si toute œuvre humaine est exclue, la foi est indispensable au salut, car elle met en contact avec le Christ qui seul peut nous sauver.
Quand on affirme que la foi est indispensable au salut, la question de la destinée de ceux qui n’ont jamais entendu l’Évangile surgit naturellement. Deux catégories viennent à l’esprit : ceux qui n’ont rencontré aucun témoin du Christ et ceux qui sont morts trop jeunes pour être en mesure de comprendre le message de l’Évangile. La position esquissée implique-t-elle leur perdition ?
L’ignorance ne suffit pas
Soulignons tout d’abord le caractère spéculatif de cette question. Celui qui pose cette question ne peut pas être concerné personnellement : pour se poser cette question, il faut avoir compris le message de l’Évangile !
Comme l’Écriture n’a pas pour but de satisfaire notre curiosité mais de nous enseigner «la sagesse en vue du salut par la foi en Christ-Jésus» (2 Tim 3.15), il n’est pas surprenant que nous n’y trouvions pas de réponse explicite à cette question. Force est de constater que les avis peuvent diverger parmi les théologiens évangéliques. Si la priorité absolue revient au commandement d’être témoins du Christ jusqu’aux confins de la terre, essayons néanmoins d’esquisser quelques éléments qui devront guider notre spéculation.
Rappelons-nous d’abord que Dieu est parfaitement bon, juste et omniscient ; le jugement qu’il prononcera sur la vie de chaque homme sera absolument équitable et tiendra compte des lumières que chacun aura reçues. Soulignons ensuite que l’ignorance ne protège pas du jugement. La règle de droit selon laquelle nul n’est censé ignorer la loi vaut aussi devant Dieu. Certes, le serviteur qui connaît la volonté de son maître et n’agit pas en fonction de celle-ci recevra plus de coups que celui qui l’ignore et commet des actes dignes de châtiment ; néanmoins ce deuxième serviteur est lui aussi puni, d’après la parole de Jésus, bien qu’avec moins de coups (Lc 12.47-48). En fait, Paul rappelle au début de l’épître aux Romains que Dieu s’est révélé à tous les hommes par la nature et que leur conscience morale atteste d’une certaine forme de connaissance de sa loi. L’homme ne peut donc pas se retrancher derrière une quelconque ignorance de Dieu ou de sa loi ; une telle ignorance est volontaire et donc coupable (Rm 1.18s). C’est pourquoi : «Tous ceux qui ont péché sans la loi périront aussi sans la loi, et tous ceux qui ont péché sous la loi seront jugés par la loi» (Rm 2.12). De même, l’Écriture inclut les enfants parmi les pécheurs : «Le cœur de l’homme est disposé au mal dès sa jeunesse» (Gn 8.21) ; «les méchants sont pervertis dès le sein maternel» (Ps 58.4). Et David confesse : «Je suis marqué par le péché depuis que je suis né, plongé dans le mal depuis que ma mère m’a conçu» (Ps 51.7, Français courant retouché). Non, personne ne sera accueilli par Dieu, parce qu’il serait innocent. Ce serait se tromper sur la perversité du cœur humain que d’imaginer que ceux qui sont morts dans l’enfance ou ceux qui n’ont pas entendu l’Évangile seraient sauvés parce qu’ils ne seraient pas coupables devant Dieu.
Faut-il en tirer la conclusion que tous ceux qui n’ont pas confessé explicitement le nom de Jésus de leur vivant sont perdus ? Les deux catégories considérées ici sont suffisamment distinctes pour qu’on les traite séparément.
Le salut des enfants
Premièrement, le cas des personnes décédées dans la petite enfance (auxquels on peut assimiler celles qui, à cause d’un handicap, n’ont pas accès à la pensée conceptuelle et à la parole). Dans toute l’Écriture, Dieu se révèle comme celui qui a spécifiquement le souci des faibles et des petits. L’attitude de Jésus est à cet égard significative et a surpris même ses disciples (Mt 18.1-5 ; Lc 18.1- 17). On envisage alors mal que les enfants qui n’atteignent pas l’âge de discernement soient désavantagés pour ce qui concerne l’accès au salut. D’ailleurs, Jésus parle de la foi des enfants («ces petits qui croient en moi», Mt 18.6)1. Ils peuvent donc remplir la condition pour accéder au salut, bien qu’ils ne soient pas en mesure d’articuler leur foi de la même façon que les adultes. Le fait que Jean-Baptiste ait été rempli du Saint-Esprit dès avant sa naissance (Lc 1.15) et ait reconnu le Seigneur Jésus, alors que l’un et l’autre n’étaient encore que dans le ventre de leur mère (Luc 1.41), fournit peut-être un indice supplémentaire que même le très jeune enfant, avant la naissance même, peut exercer la foi de façon «embryonnaire» certes, mais néanmoins réelle2. Il me semble difficile d’être plus précis : l’écrasante majorité des théologiens évangéliques actuels considèrent que l’œuvre du Christ est appliquée à tous ceux qui meurent avant qu’ils aient atteint la maturité nécessaire pour être tenus pour responsables de leurs propres actes. D’aucuns ont envisagé ce privilège spécifiquement pour les enfants de parents chrétiens. Pourrait-on aussi penser que Dieu exerce un jugement différencié selon la présence ou l’absence de la foi de l’enfant, même à l’état de simple germe Il est alors crucial de vivre la foi en présence de l’enfant et avec lui, sans attendre qu’il soit en mesure de comprendre un enseignement articulé.
La destinée des peuples non-atteints
Deuxièmement, le cas des personnes qui n’ont jamais entendu parler de Jésus. Certains préfèrent s’en tenir au constat de la culpabilité de celles-ci devant Dieu, sur la base de la révélation naturelle, et je ne vois pas de données bibliques qui iraient clairement à l’encontre d’une telle position, aussi douloureuse soit-elle. Souvenons-nous de ce que la réalité ne se plie pas à nos désirs, et que le mal (dont la perdition éternelle est l’ultime conséquence) est le mystère opaque face auquel notre raison ne peut que s’incliner et notre foi s’en remettre à la souveraineté et à la bonté de Dieu (Job 40.3-5 ; 42.5- 6 ; Rm 8.19ss). La perdition de ceux qui n’ont pas entendu l’Évangile a constitué une puissante motivation dans le mouvement missionnaire moderne : le Comte de Zinzendorf a lancé la première entreprise missionnaire protestante d’envergure des temps modernes, quand il a pris conscience que l’Évangile était inconnu dans des contrées entières, à la suite de la rencontre avec un esclave noir antillais chez le roi du Danemark. Et le jeune Hudson Taylor a échangé son lit contre un matelas dur, dans l’espoir de renforcer sa santé, pour pouvoir partir en Chine et annoncer le Christ aux millions qui s’y perdaient sans avoir entendu parler de Lui. Peu après avoir renoncé à épouser celle qu’il aimait, puisqu’elle refusait de partir en Chine, il écrit à sa mère : «Réfléchis, Mère, à douze millions […] d’âmes en Chine, qui, chaque année, disparaissent sans Dieu et sans l’espoir de l’éternité»3. Une telle motivation n’a pas non plus été étrangère à l’entreprise missionnaire apostolique : les voyages inlassables de l’apôtre Paul recevaient une impulsion puissante de la perspective du jugement final : «Connaissant la crainte du Seigneur, nous cherchons à convaincre les hommes» (2 Co 5.21).
Sans transiger avec cette face de l’enseignement biblique et saper l’élan missionnaire qui en découle, certains attirent l’attention sur des indices qui laisseraient penser que quelques-uns parmi ceux qui n’ont pas confessé le nom de Jésus de façon explicite seraient néanmoins sauvés. En fait, les croyants de l’ancienne alliance constituent des exemples indiscutables de ce groupe. Pour plusieurs d’entre eux, le Nouveau Testament affirme nettement qu’ils ont été sauvés (Abraham et David par exemple, selon Rm 4), et la richesse de la relation que bon nombre de personnages de l’Ancien Testament ont entretenue avec Dieu serait tout simplement inimaginable s’ils n’étaient pas convertis. Le salut leur a été accordé par anticipation sur la Croix ; dans ce sens, ils n’ont nullement profité d’un autre accès à Dieu, et Christ a été, pour eux aussi, le seul médiateur. D’ailleurs, il a dit lui-même qu’Abraham a vu d’avance son jour et qu’il s’en est réjoui (Jn 8.56). Il est pourtant évident qu’Abraham n’aurait pas su dire qui était Jésus si on lui avait posé la question ; la révélation de l’Évangile n’avait pas encore été achevée.
Si le cas des croyants de l’Ancien Testament ne laisse aucun doute, les avis divergent quant à la question de savoir si d’autres pourraient entrer dans la même catégorie. L’Ancien Testament mentionne des personnes sans accès à la révélation accordée au peuple de l’alliance et qui sont pourtant présentées comme croyant au Dieu véritable. Ainsi Melchisédek est appelé «prêtre du Dieu Très-Haut» et Abraham reconnaît apparemment sa fonction en lui donnant la dîme (Gn 14.18-20). Job était manifestement aussi un non-Israélite, et le livre qui porte son nom ne fait aucune référence à l’alliance conclue par Dieu avec Israël. Existe-t-il encore, après la venue du Fils de Dieu sur terre, de telles personnes ? Rien ne l’exclut, me semble-t-il. Précisons pourtant encore une fois, pour éviter tout malentendu, qu’il n’est pas question de considérer que celles-ci seraient sauvées sur la base de leurs œuvres ou à cause de leur ignorance. Leur pratique religieuse pourrait encore moins constituer la base de leur salut. Si le principe «un seul médiateur» empêche de considérer que le système sacrificiel de l’ancienne alliance pouvait sauver quelqu’un, alors qu’il était ordonné par Dieu lui-même, comment pourrait-on envisager que les religions humaines soient des voies de salut légitimes ? La Bible reconnaît en elles une quête spirituelle qui peut être authentique, ayant pour objet le vrai Dieu. Les humains, dit Paul, «cherchent Dieu pour le trouver si possible, en tâtonnant». Mais jamais elles ne mèneront plus loin qu’au constat du dieu inconnu (Ac 17.23, 27). Si un adepte d’une religion humaine est éventuellement sauvé, ce ne sera jamais à cause de sa pratique religieuse, mais toujours malgré elle. L’idée serait d’envisager quelqu’un qui, grâce à l’action de l’Esprit dans son cœur et peut-être en lien avec des révélations spécifiques4, reconnaît le Dieu Créateur en réponse à la révélation naturelle, se rend compte de son péché et s’en remet, bien que confusément, à la grâce de Dieu. Mais comme la Bible n’affirme ni n’infirme cette possibilité, il convient de rester prudent.
Admettre l’éventualité d’une telle démarche est très éloignée d’une perspective universaliste et ne coupe nullement court à l’œuvre missionnaire. Car, parmi les personnes que nous connaissons, qui a pris connaissance du Créateur et de son propre péché sans avoir été exposée d’une manière ou d’une autre à l’enseignement biblique ? Nous ne voulons pas exclure la possibilité d’une telle œuvre «extraordinaire» de l’Esprit (extraordinaire car, habituellement, l’Esprit travaille conjointement avec la Parole de Dieu), mais si elle se produit, cela doit être rare.
LYDIA JAEGER
INSTITUT BIBLIQUE DE NOGENT-SUR-MARNE
NOTES
1 L’expression ne vise certainement pas les enfants seuls, mais tout croyant petit et vulnérable (cf. Mt 10.42 et 11.25, pour un usage similaire). Mais Jésus pointe vers un enfant comme exemple type de cette catégorie (Mt 18.2-5), de sorte que les enfants croyants doivent y être inclus.
2 Il convient de rester prudent : on pourrait considérer que Lc 1.15 n’implique pas que Jean-Baptiste ait été régénéré dès avant sa naissance, dans la mesure où Luc emploie l’expression verbale «être rempli de l’Esprit» toujours en rapport avec l’annonce prophétique (Lc 1.41, 67 ; Ac 2.4 ; 4.8, 31 ; 9.17 ; 13.9). Lc 1.41 rapporte, en effet, la première mise en œuvre du ministère prophétique de Jean-Baptiste. Mais peut-on envisager l’exercice du ministère prophétique sans régénération préalable ?
3 Howard et Mary Geraldine Taylor, Hudson Taylor’s Spiritual Secret, Londres, China Inland Mission, 1932, p. 23.
4 Cf. les exemples que rapporte Don richardSon, L’Éternité dans leur cœur : l’histoire ignorée du christianisme dans les religions locales des peuplades anciennes, Lausanne, Jeunesse en Mission, 1987.