Cet article est extrait de la conférence donnée par Gordon Margery à la pastorale de l’Association des Églises Évangéliques Baptistes de Langue Française, à Évian en mai 2014. Son propos traitait également du racisme, de l’immigration, de l’accueil et l’intégration de l’étranger dans l’Église, et de la question des sans-papiers. Nous ne rapportons ici que la partie qui concerne le statut de l’étranger dans l’Écriture, en complément au texte de Jean-Marc Bellefleur. Le style oral a été volontairement conservé.
Je suis un immigré. Aux yeux de la loi, je ne suis pas un étranger, car je suis naturalisé. Pour les gens, avec mon accent, je reste un étranger. Avec des yeux bleus et les cheveux blonds, je passerais inaperçu dans le Nord de la France ou en Normandie. Mais dans le Sud, on me prendrait pour un Néerlandais, pour un étranger donc.
L’étranger dans l’Ancien Testament
Que dit la Bible sur l’accueil de l’étranger ? Et d’abord, que dit l’Ancien Testament ?
À prime abord, l’étranger dans l’Ancien Testament, c’est l’ennemi. Il vient attaquer Israël dans le désert, il envahit son territoire, confisque des terres, détruit des villes, massacre leurs habitants, et emmène en captivité des centaines de milliers d’Israélites vaincus. Plusieurs prophètes prononcent des oracles annonçant le jugement des nations étrangères.
Mais l’étranger peut aussi être l’ami ou l’allié. Du temps où il était pourchassé par Saül, David a mis sa famille en lieu sûr chez les Moabites (1 S 22.3). Il avait une garde personnelle composée de Kérétiens et de Pélétiens1, venus de Crète et du pays des Philistins. Le valeureux Urie était Hittite. Et Salomon était le grand ami et allié de Hiram, roi de Tyr2.
Sur le plan spirituel, c’est la même chose. L’étranger peut représenter une menace, mais il peut être aussi un converti. La menace ? Ce sont les peuples de Canaan, avec leurs mœurs dégradées et leur religion idolâtre. Ce sont les femmes étrangères qui entraînent Salomon loin de Dieu. C’est le culte assyrien qui pénètre en Juda du temps d’Ésaïe. C’est le combat d’Esdras et de Néhémie. C’est Antiochus Épiphane, dont Daniel annonce la venue. La résistance, la rupture, le refus s’imposent. Pas question d’accueillir ces étrangers-là.
Mais des convertis, il y en a aussi. Rahab, cette dame de Jéricho qui avait un peu trop l’habitude d’accueillir des hommes chez elle. Ruth, la Moabite, justement célèbre, ancêtre de Jésus-Christ. Et les étrangers pour qui Salomon prie lors de l’inauguration du temple : ils viendront, ils prieront le Dieu d’Israël à Jérusalem, et Dieu les exaucera3. Naaman, le général syrien, converti grâce au témoignage d’une jeune servante4.
En fait, le thème des étrangers qui se convertissent parcourt l’Ancien Testament d’un bout à l’autre. La promesse faite à Abraham, c’est que tous les peuples de la terre seront bénies à travers lui et sa postérité5. Dans les Psaumes, David invite les peuples à louer Dieu avec lui. Ésaïe dit que le Serviteur de l’Éternel sera la lumière des nations6.
Je trouve ainsi dans l’Ancien Testament deux façons de traiter les étrangers. Le combat et la séparation ; ou l’amitié et l’ouverture en vue de la conversion et la bénédiction. Suivant les époques et les auteurs bibliques, l’un ou l’autre des thèmes va dominer, sans jamais exclure l’autre.
Avant de quitter l’Ancien Testament, j’aimerais vous faire remarquer une troisième façon de regarder l’étranger. On parle non seulement de l’étranger comme ami ou adversaire mais l’Ancien Testament parle aussi de l’étranger comme de quelqu’un qui est en position de faiblesse et qu’il faut protéger. Je pense particulièrement à la Loi de Moïse, où plusieurs versets sont tellement contraires à certaines mentalités modernes :
«Si un étranger vient s’installer dans votre pays, ne l’exploitez pas. Traitez-le comme s’il était l’un des vôtres. Tu l’aimeras comme to-imême : car vous avez été vous-mêmes étrangers en Égypte. Je suis l’Éternel, votre Dieu» (Lv 19.33-34, cf Ex 22.20 ; Dt 24.14, 17-18 ; 27.19)7.
«Tu ne fausseras pas le cours de la justice au détriment d’un immigré, ni d’un orphelin, et tu ne prendras pas en gage le vêtement d’une veuve» (Dt 24.17, cf Dt 1.16).
La dîme de la 3e année est pour les plus démunis : les lévites, les immigrés, les orphelins, les veuves (Dt 14.28-29).
Il est interdit de renvoyer chez son maître un esclave étranger en fuite (Dt 23.16-17) – ce qui s’oppose à toute législation sur les esclaves dans toute l’histoire !
«Si ton prochain qui vit près de toi s’appauvrit et tombe dans la misère, tu lui viendras en aide, même s’il est étranger ou immigré, afin qu’il survive à côté de toi» (Lv 25.35, cf. Dt 15.7-8).
Toute la législation de Moïse n’est pas égalitaire pour ce qui est des étrangers. Parfois, les Israélites de souche sont privilégiés : pour l’octroi des prêts, par exemple. Tant que je n’étais pas naturalisé, je trouvais tout à fait normal de ne pas voter aux élections en France. Si le terme n’était pas devenu la marque de fabrique de tel parti que je ne nommerai pas, je trouverais même normal de parler de préférence nationale. Mais je trouve frappant que la Loi ne parle pas seulement de protéger l’immigré étranger, mais de l’aimer comme soi-même, de le considérer comme son prochain.
Nous n’allons pas transposer littéralement la loi d’un peuple agricole du 2e millénaire avant Jésus-Christ à une civilisation urbaine du 3e millénaire après. Israël n’est pas la France, Israël n’est pas l’Église. L’alliance de Dieu avec Israël pointe vers Jésus-Christ, aboutit à Jésus-Christ. Mais la Loi de Dieu doit certainement inspirer l’attitude que nous adoptons à l’égard des étrangers qui vivent au milieu de nous.
L’enseignement du Seigneur Jésus
Pensons maintenant à l’enseignement du Seigneur Jésus. On pourrait y trouver plusieurs éléments qui sont pertinents pour notre sujet. Par exemple, cette parole qui affirme que les étrangers trouveront place au banquet avec les patriarches, alors que les scribes et les Pharisiens en seront exclus. Ou encore, la foi d’un centurion donnée en exemple aux Israélites. Si le ministère terrestre de Jésus se concentre sur le peuple juif, des étrangers et des Samaritains sont parfois mis en valeur. Sans oublier que les apôtres seront envoyés auprès de tous les peuples.
Mais j’aimerais insister sur un point, qui prend le relais de ce que nous venons de lire dans la Loi. C’est la définition du mot «prochain». Si la Loi nous dit d’aimer notre prochain comme nous-mêmes – c’est même le deuxième commandement entre tous – une mentalité légaliste va chercher à définir ce prochain, pour préciser notre obligation envers lui et sans doute pour exclure tous ceux qu’il est impossible d’aimer. Nos ennemis. Les Samaritains. Les pécheurs et les péagers. Ce ne sont pas nos prochains.
On voit tout de suite la pertinence du Sermon sur la Montagne. «Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien, moi je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. Ainsi vous vous comporterez vraiment comme des enfants de votre Père céleste, car lui, il fait luire son soleil sur les méchants aussi bien que sur les bons, et il accorde sa pluie à ceux qui sont justes comme aux injustes» (Mt 5.43 -45).
Ce n’est pas la Loi qui dit de haïr ses ennemis. Cela, c’est l’interprétation traditionnelle, enseignée très clairement dans les documents de Qumran. Jésus, lui, ne pose pas de limites à la notion de prochain.
Il en est de même lorsque quelqu’un lui demande quel est le commandement le plus important. La réponse de Jésus est très classique : aimer Dieu de tout son cœur, de toute sa force ; et aimer son prochain comme soi-même. Oui, mais qui est mon prochain ? Essayons de le définir, essayons de limiter le champ d’application de cette loi trop généreuse. Pour répondre à la question du scribe, Jésus raconte l’histoire que nous connaissons comme la parabole
du bon Samaritain. C’est ici un étranger, un homme détestable, qui est donné en exemple à Israël. Qui a été proche de l’homme qui gît blessé au bord de la route ? Pas ses compatriotes. Mais un homme dont l’interlocuteur n’arrive même pas à prononcer le nom : l’étranger8.
Ainsi, nous sommes appelés à nous intéresser au sort de tous ceux que la vie laisse au bord de la route. En Adam, le blessé et le Samaritain sont nos prochains. Je dois être un prochain pour l’étranger, au moins pour celui qui croise mon chemin. Je n’ai pas le choix.
L’accueil de l’étranger dans les Églises
Nous devons nous intéresser de près à l’accueil de l’étranger dans les Églises du Nouveau Testament, mais la place manque pour explorer ce thème dans le détail. Gardons cependant en mémoire ce beau verset de l’apôtre Paul, dans le contexte des relations parfois difficiles entre Juifs et païens convertis : «Accueillez-vous donc les uns les autres, tout comme le Christ vous a accueillis, pour la gloire de Dieu» (Rm 15.7).
Par rapport au monde, nous sommes tous des étrangers, des immigrants temporaires, des gens de passage. Mais par rapport au peuple de Dieu, nous sommes tous des gens de la maison, nous sommes tous chez nous. Paul dit aux chrétiens de Colosses : «Dans cette nouvelle humanité, il n’y a plus de différence entre Juifs et non-Juifs, entre circoncis et incirconcis, étrangers, barbares, esclaves, hommes libres : il n’y a plus que le Christ, lui qui est tout et en tous» (Col 3.11). Les différences culturelles existent bel et bien, elles sont honorables. Mais elles sont secondaires par rapport à l’unité en Christ.
Le problème de l’accueil de l’étranger est clairement posé en société. Et dire les choses comme cela est un euphémisme. Nos chrétiens entendent, me semble-t-il, un double langage. D’une part, du haut de la chaire, cela va être un discours de respect, de tolérance et d’accueil. D’autre part, avec certains membres de leur famille, au travail, dans un club de randonneurs, ou lors des élections, les chrétiens entendent des messages à l’emporte-pièce qui, forcément, les influencent.
Les premiers temps de l’accueil en Église
Quand on parle de l’accueil dans une Église, on évoque souvent ce qui se passe quand une personne en franchit le seuil pour la première fois. Un chrétien de passage, s’il est bien dans sa peau, n’aura pas de difficulté à dire, même devant tout le monde, qui il est et pourquoi il est là. Mais une personne en recherche spirituelle aura envie de rester le plus anonyme possible. C’est délicat pour la personne qui lui serre la main à l’entrée de l’Église ; et c’est encore plus délicat dans une Église où tout le monde connaît tout le monde et où, au début du culte, on demande aux nouveaux de se dénoncer. Dans le respect des habitudes françaises, me semble-t-il, l’accueil doit respecter le droit à la vie privée.
Mais quand les gens viennent chez nous d’autres pays, d’autres continents, ils peuvent attendre tout autre chose en matière d’accueil. Ils s’attendent peut-être à être apostrophés du haut de la chaire, ils sont fiers de dire devant tous qui ils sont et pourquoi ils sont là, et avec qui. Si vous ne leur donnez pas l’occasion de décliner leur identité devant tous, certains vont repartir en disant qu’ils ont été mal accueillis. Peu importe la chaleur exprimée par la personne qui leur a serré la main en entrant.
Entre l’anonymat voulu par les uns et la reconnaissance publique recherchée par les autres, comment faire ? On peut par exemple demander au début ou à la fin du culte s’il y a des personnes qui ont envie de se présenter…
Le culte se termine, et voilà que tout le monde est appelé à rester pour un repas d’Église. C’est de nouveau compliqué. Dans mon expérience, les Français blancs n’ont pas de problème avec un repas tiré des sacs. C’est courant, c’est pratique, et certaines familles prévoient large. Mais j’ai compris que les Africains ont le repas tiré des sacs en horreur. Il n’est pas fraternel. Il n’est pas un lieu de partage. C’est l’expression du chacun pour soi. Si donc vous annoncez un repas tiré des sacs, les familles africaines vont préparer une montagne de riz, de poulet, et de beignets… et à la fin, s’il y a des restes, on partagera. Seulement, les Blancs ont apporté chacun son casse-croûte ! Et le risque, c’est que de chaque côté, on se regarde comme des êtres bizarres. Les Africains vont dire que les Blancs sont égoïstes, et les Blancs vont se dire que les Africains n’ont rien compris.
Comment s’en sortir ? En expliquant clairement à chaque fois les règles du jeu, et en variant les formules. Être bien à table les uns avec les autres, cela ne va pas de soi. Mais cela s’apprend !
Conclusion
Nous sommes dans un monde où les gens se déplacent beaucoup.
L’accueil de l’étranger est une obligation pour le chrétien. Le racisme n’est pas une option. Nous sommes solidaires d’abord en Adam. Ensuite, dans l’Église, nous sommes solidaires en Christ.
Cette solidarité n’exclut pas de réelles différences de culture. Nous avons donc un effort à faire pour aller au-delà du choc de la différence et pour manifester notre solidarité en Christ.
Si dans l’Église nous arrivions à faire cela, nous pourrions être un exemple pour le monde.
GORDON MARGERY
NOTES
7 Cf. aussi Ex 23.9 ; Lv 19.33-34 ; Dt 10.19 ; 24.17-18 ; 27.19.