2e partie : Les appropriations trinitaires

Dans la première partie de cette étude (Réseau FEF-INFOS, n°137, 2013/4), nous avons considéré quelles relations les personnes de la Trinité entretiennent entre elles de toute éternité, en particulier l’engendrement du Fils, Parole de Dieu, par le Père et la procession de l’Esprit du Père et du Fils, ainsi que la communion d’amour qui unit les trois personnes entre elles. Dans un deuxième volet, nous nous pencherons sur un sujet rarement abordé, celui des appropriations trinitaires1.

Erratum.
Dans le numéro précédent (n°137), une erreur s’est glissée lors de la correction de la 1ère partie de l’article de Sylvain Romerowski.
En page 6, bas de colonne de droite, en page 8, bas de colonne de droite et en page 9 colonne de gauche, Jean 5.26 devrait être Jean 15.26.

I. Les appropriations des noms et attributs divins

Chacune des trois personnes de la Trinité est pleinement Dieu et possède pleinement tous les caractères – on dit «les attributs» – de l’être divin : l’éternité, la toute-puissance, la sagesse au plus haut degré, l’amour, la bienveillance, etc. Les théologiens ont cependant noté qu’il peut y avoir une affinité particulière entre tel caractère et l’une des trois personnes. L’Écriture rattache en effet tel attribut de manière privilégiée à telle personne. Ainsi, l’une des personnes apparaît comme le représentant privilégié de telle qualité, bien que celle-ci soit commune aux trois. Ou encore, tel attribut de l’être divin peut être plus particulièrement approprié à l’une des personnes sous l’un de ses aspects et à une autre sous un autre aspect. Un même attribut peut être manifesté de manière particulière par chacune des personnes. On parle alors d’attribut approprié à l’une des trois personnes, ou encore d’attribut approprié sous tel aspect à l’une des trois personnes. Cet état de choses découle du fait que les trois personnes occupent un rang différent et ont un rôle différent. Cette doctrine des appropriations trinitaires est un sujet particulièrement délicat, que tous les théologiens n’abordent pas de la même manière. Elle peut cependant nous aider à mieux percevoir la distinction des personnes au sein de la Trinité et donc à mieux connaître chacune d’elle pour elle-même, et pas seulement le Dieu unique et un. Nous tenterons ici une approche de la question en nous cantonnant aux terrains paraissant les plus sûrs.

Dans l’Écriture, trois noms sont clairement appropriés à l’une des personnes, respectivement. Les trois sont également Dieu. Mais souvent, le nom «Dieu» désigne plus particulièrement le Père. Sans doute parce qu’il est la source de la divinité pour les deux autres personnes : c’est lui qui communique l’être divin au Fils et à l’Esprit. Les trois sont Seigneur. Mais le titre de Seigneur est très largement utilisé comme le nom du Fils dans le Nouveau Testament. C’est qu’il revient au Fils plus particulièrement d’exercer la seigneurie divine, puisque le Père lui a remis l’autorité, tout pouvoir, ainsi que le jugement (Mt 28.18 ; Jn 5.22 ; Ac 17.31 ; Ap 12.10). On peut noter à ce propos la formule de Paul : «Dieu notre Père et le Seigneur Jésus-Christ» (Rm 1.7 ; 1 Co 1.3 ; 2 Co 1.2 ; Ép 1.2…). Dieu est esprit. Chacune des trois personnes est esprit. Mais l’Esprit est le nom de la troisième. Sans doute parce que, de même que nous connaissons par notre esprit, Dieu se connaît par son Esprit, puisque cet «Esprit sonde tout, même les profondeurs de Dieu» (1 Co 2.1011). Rappelons en outre que les termes hébreu et grec traduits en français par «Esprit» ou «esprit» peuvent aussi porter le sens de souffle et de vent. L’image du souffle convient à la personne de la Trinité qui est spirée par les deux autres, mais aussi à celle par laquelle Dieu se communique à l’extérieur et agit à l’extérieur de lui. L’image du vent peut évoquer la puissance mise en œuvre pour la réalisation des actes divins sur et dans la création.

Un texte de l’Écriture fournit un appui particulier à la doctrine des appropriations trinitaires : Que la grâce du Seigneur Jésus-Christ, l’amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous ! (2 Co 13.13). Il est clair que l’attribution de la communion au Saint-Esprit est significative. Nous avons en effet noté dans le premier volet de cette étude que le Saint-Esprit assure l’unité et la communion au sein de la Trinité. Et c’est lui qui unit les croyants à Christ et les uns aux autres pour former comme un seul corps. Il y a tout lieu de penser que la répartition des deux autres termes est aussi significative. Au Père est approprié l’amour, car il est la source de l’amour pour les deux autres personnes. Dans le Nouveau Testament, c’est au Père que l’amour est le plus souvent rapporté. Et dans l’affirmation Dieu est amour, c’est du Père qu’il s’agit (1 Jn 4.8). Bien sûr, l’amour du Fils pour les siens est aussi affirmé (Jn 13.1 ; Rm 8.35 ; Ép 3.18-19). Il est cependant frappant de constater que la croix, tout en étant présentée comme la manifestation de l’amour du Fils (Jn 15.3 ; Ga 2.20), est plus souvent encore présentée comme la manifestation de l’amour du Père (Jn 3.16 ; Rm 5.5-8 ; 8.39 ; 1 Jn 4.8-11). Enfin, la grâce est appropriée au Fils dans notre texte. Le Père est bien un Dieu de grâce. Et les formules de bénédiction de Paul mentionnent la grâce de Dieu le Père et du Seigneur Jésus-Christ. Mais il revient au Fils de réaliser l’œuvre qui permet à Dieu de nous faire grâce. La grâce du salut, et notamment du pardon des péchés, est si étroitement liée à la croix dont elle dépend nécessairement qu’il paraît naturel d’approprier la grâce au Fils lorsqu’on distingue les personnes de la Trinité ou leur rôle (outre 2 Co 13.13, 1 Th 1.12).

Au vu des remarques qui précèdent, on peut déplorer que certaines expressions de la piété tendent à présenter Jésus-Christ comme celui qui, par amour, vient s’interposer entre le Père et nous, pour nous faire échapper au jugement du Père et nous délivrer de sa colère. Rappelons ici que c’est Jésus-Christ qui exercera le jugement dernier, que l’Apocalypse évoque la colère de l’Agneau (Ap 6.16) et qu’en revanche, le Nouveau Testament met l’accent sur l’amour du Père, y compris lorsqu’il s’agit de sa manifestation à la croix. Dans un texte où Paul affirme que Christ nous sauve de la colère à venir, il est frappant de relever que l’apôtre met l’accent sur l’amour du Père ainsi manifesté (Rm 5.5-9) ! À titre d’exemple, on peut regretter un certain déséquilibre dans le chant intitulé Devant le Trône (J’aime l’Éternel, n° 739). Prise une à une, les affirmations de ce chant sont justes, mais le déséquilibre se laisse percevoir lorsqu’on considère l’ensemble : l’amour n’y est mentionné qu’en rapport avec le Fils, le Fils y est appelé amour (ce qui n’est pas faux, mais, dans le Nouveau Testament, c’est le Père qui est ainsi appelé), tandis que seule la justice y est attribuée à Dieu (le Père). Or, dans l’épître où figure le texte biblique qui a inspiré ce chant (1 Jn 2.12), c’est l’amour du Père qui est souligné (1 Jn 3.1 ; 4.7-11) ! De même, lorsque Paul évoque l’intercession du Fils en notre faveur (Rm 8.31-39), il mentionne l’amour du Père à côté de celui du Fils (v. 39) ! On compensera utilement le déséquilibre en associant au chant cité ci-dessus d’autres chants qui célèbrent l’amour du Père (par exemple Dieu a tant aimé le monde…).

Dans la première partie de cette étude, nous avons souligné qu’il y a un ordre au sein de la Trinité, le Père tenant le premier rang. On parle donc de la monarchie du Père, de laquelle on peut conclure que la souveraineté et l’autorité lui sont appropriées. Au Fils Logos, la sagesse est tout naturellement appropriée.

Mais c’est surtout lorsqu’on considère les œuvres de Dieu que les particularités des personnes de la Trinité se font discerner et la doctrine des appropriations vaut aussi pour les œuvres de Dieu, chaque personne jouant un rôle distinct.

II. Les œuvres appropriées aux personnes de la Trinité

Précisons d’emblée que les œuvres de Dieu sont indivises : ce qui signifie qu’elles sont toutes œuvres du Père, du Fils et du Saint-Esprit, inséparablement. Toutefois, aux différences entre les personnes, peuvent correspondre des différences quant à leur rôle ou à leur mode d’action. Il y a à la fois unité parfaite et distinctions dans l’action entre les trois personnes. Cela apparaît déjà de manière évidente du fait que c’est le Fils qui s’incarne, et c’est l’Esprit qui est donné aux croyants pour agir en eux. Mais on peut essayer de préciser davantage les choses.

Prenons d’abord de la hauteur dans la réflexion. Certains philosophes grecs concevaient l’Être suprême ou le Bien suprême comme l’Un, pure unité, inconnaissable, inaccessible, sans distinctions en lui-même. Ils pensaient que cet Être était la cause de tout ce qui existe, mais sans réellement expliquer comment. Si Dieu était seulement un, sans pluralité en son être, aurait-il pu créer ? En créant d’autres êtres que lui, il aurait fait surgir la pluralité. Celle-ci étant étrangère à son être, il trouverait face à lui une réalité qui le dépasserait tout en l’englobant. Il n’aurait plus en lui-même tout ce qui fonde le monde créé. Il ne serait plus tout suffisant en lui-même. Il ne serait plus Dieu.

Abordons la réflexion selon une autre ligne. Paul affirme que Dieu habite une lumière inaccessible (1 Tm 6.16). S’il est inaccessible, comment peut-il rester lui-même et entrer en relation avec le monde créé, et communiquer avec ses créatures ? Comment préserve-t-il sa transcendance ? Comment même peut-il créer sans altérer son être ?

C’est plus particulièrement du Père que Paul écrit qu’il est invisible et habite une lumière inaccessible (Col 1.15 ; 1 Tm 6.16). Le Père est au ciel, loin de nous, hors de notre portée. Mais par l’Esprit, Dieu est aussi présent à sa création. Par l’Esprit, il agit dans la création et sur elle. Par l’Esprit, Dieu est immanent au monde créé. Y a-t-il alors divorce entre le Père transcendant et l’Esprit immanent ? Non, car le Fils est Médiateur entre le Père et la création. Par la médiation du Fils, le Père est présent au monde et agit dans le monde, en l’Esprit, tout en demeurant lui-même, tout en préservant la transcendance divine, c’est-à-dire la distance entre lui et la création, et l’inaccessibilité. Précisons cependant que le Fils et l’Esprit sont transcendants de la transcendance du Père, tandis que le Père et le Fils sont immanents en l’Esprit. Ainsi, Dieu peut à la fois demeurer transcendant tout en entrant en relation avec sa création et ses créatures, parce qu’il y a, en Dieu, avec le Père, le Fils et l’Esprit.

Quelles distinctions peut-on alors discerner quant au mode opératoire de chacune des personnes divines dans la création ? D’une manière générale, le Père apparaît comme l’auteur des décrets, des décisions. C’est le Père qui envoie le Fils et l’Esprit : il leur confie leurs missions. En même temps, ces décisions sont communes aux trois personnes. La métaphore de la Parole laisse percevoir le rôle du Fils en cela. La parole organise, distingue, classe, ordonne le réel. Le Fils joue un rôle similaire, permettant au Père de penser le monde qu’il a voulu créer et gouverner, d’élaborer ses projets. De même que nous pensons en notre esprit, le Père aussi pense et forme ses décrets en l’Esprit. Ainsi, dans le récit de la création, la parole de Dieu : «Faisons l’homme à notre image» (Gn 1.26) est l’indice d’une délibération de Dieu avec l’Esprit mentionné au début du récit (Gn 1.2).

Le Fils tient le rôle de Médiateur. La métaphore de la Parole éclaire encore ce rôle. Par la Parole, nous extériorisons notre pensée. Le Fils extériorise les décrets du Père, les exprime, pour que l’Esprit les réalise dans la création. Le Fils apporte ainsi la médiation entre la pensée du Père et la mise en œuvre de cette pensée par l’Esprit dans la création. Seigneur, il préside à l’exécution des décrets du Père : il est le maître d’œuvre des réalisations divines. Sagesse de Dieu, le Fils assure encore l’ordre et la cohésion dans la création.

Quant à l’Esprit, par qui Dieu est présent au monde créé et y accomplit toutes ses activités, il met en œuvre la puissance divine pour exécuter les décrets du Père exprimés par le Fils, et il le fait sous la direction du Fils. L’Esprit, qui reçoit la vie du Père par le Fils, communique à son tour la vie aux créatures, selon les décisions du Père et selon qu’il est envoyé par le Fils pour cela. À l’Esprit sont donc appropriées la puissance et la vie communiquée.

Calvin exprimait déjà ces points : «On attribue au Père le commencement de toutes choses ; au Fils, la sagesse, le conseil et l’ordre de disposer de tout ; au Saint-Esprit, l’action efficace et puissante»2. Et Warfield propose une formulation simplifiée de la pensée ainsi exprimée : «le Père est considéré comme la Source, le Fils comme le Directeur et l’Esprit comme l’Exécutant de toutes les activités divines»3.

Ou encore, nous résumons comme suit : le Père est l’auteur des décrets, le Fils Logos extériorise les décrets et en gouverne la réalisation, l’Esprit exécute les décrets sous la direction du Fils.

Nous pouvons maintenant préciser comment ce schéma général s’applique à diverses œuvres divines.

1) L’activité créatrice

Le Père est l’auteur des décrets de création. Puis une parole exprime, extériorise ces décrets : «Dieu dit» (Gn 1). Cette Parole ordonne et gouverne la réalisation du décret de création : l’ordre apparaît dans la succession des jours qui rythme l’œuvre de création et dans les distinctions et séparations que commande la Parole. L’Esprit est présent pour réaliser la parole (Gn 1.2). De même que notre souffle porte notre parole et l’emporte pour la faire entendre à l’extérieur, l’Esprit emporte la Parole divine pour la réaliser en faisant surgir le monde tel que Dieu l’a voulu.

Dans l’Écriture, le Père est présenté comme l’origine de toutes choses : C’est de lui… que sont toutes choses (Rm 11.36). Il est ainsi l’auteur de la création. C’est bien le Père que l’Apocalypse présente comme le Dieu créateur (Ap 4), tandis que le Fils y apparaît comme le Dieu sauveur (Ap 5). La médiation du Fils Parole dans l’activité créatrice est soulignée par divers auteurs du Nouveau Testament (Jn 1.3 ; 1 Co 8.6 ; Col 1.16 ; Hé 1.2). Nos traductions peuvent nous induire ici en erreur. Nous y lisons en effet que tout a été créé «par lui» et nous avons tendance à prendre le mot «par» comme la préposition qui introduit le complément d’agent. Mais les auteurs n’emploient dans aucun de ces textes la préposition grecque hupo, qui sert à introduire le complément d’agent. Ils emploient la préposition dia qui indique la médiation : il faut donc comprendre que tout a été fait, créé, par la médiation du Fils. Paul emploie aussi la préposition grecque en qui indique l’instrument : en lui tout a été créé, c’est-à-dire par son instrumentation (Col 1.16). La préposition ek qui indique l’origine et qui est employée à propos du Père : Tout est de lui, n’est jamais utilisée pour signaler le rôle du Fils dans l’activité créatrice. La formulation biblique est donc la suivante : Dieu (le Père) a créé par la médiation du Fils (Hé 1.2). Le psalmiste déclare que Dieu envoie son Esprit, et les êtres vivants sont créés (Ps 104.30). L’Esprit est bien celui qui agit au sein du monde créé pour exécuter les œuvres divines.

Paul indique encore que tout a été créé pour le Fils (Col 1.16). Le Père a donc destiné son œuvre au Fils. C’est pourquoi celui-ci est le Seigneur de l’univers, le Roi des rois. Mais c’est aussi pour le Père que tout a été créé (Rm 11.36 ; Hé 2.10) : de manière ultime, le Fils remettra le royaume au Père et sera lui-même soumis au Père afin que Dieu soit tout en tous (1 Co 15.24-28).

2) La providence

Dieu reste constamment à l’œuvre en faveur de sa création. Le Fils joue là encore le rôle de Médiateur comme Paul le souligne : c’est en lui que tout subsiste (Col 1.17). Selon l’épître aux Hébreux, il soutient toutes choses par sa parole toute puissante (Hé 1.3). Et le plan de Dieu a pour but de réunir par Christ tout ce que l’univers contient (Ép 1.10). On aperçoit ici le rôle du Fils et de sa parole pour assurer l’ordre et la cohésion de l’univers. Le psalmiste décrit pour sa part le rôle de l’Esprit, présent et actif dans la création (Ps 104.30). L’Esprit, souffle de Dieu, communique la vie aux créatures et les maintient en vie (Ps 104.29-30).

Remarquons qu’à côté des textes présentant le Fils comme Parole du Père, l’un des textes ci-dessus mentionne la Parole du Fils (Hé 1.3). Ceci nous invite à la prudence : les distinctions que nous évoquons s’inscrivent dans le cadre de l’unité entre les trois personnes. Bien que le Fils joue le rôle particulier de Parole du Père, on peut aussi parler de la Parole du Fils comme on parle de la Parole du Père. Autrement dit, le Fils est Parole du Père, mais la Parole est Parole du Fils et du Saint-Esprit aussi bien que Parole du Père.

3) La révélation

Le Père décide de se révéler, et c’est le Père qui est révélé. Mais c’est le Fils, Parole de Dieu, qui le révèle (Mt 11.27 ; Jn 1.18 ; 14.6-11), qui exprime ce qu’il est (Hé 1.2-3). Le Fils assure l’extériorisation qui fait partie de toute communication, pour faire connaître Dieu, pour faire même connaître le Père, à autrui.

Le Fils est le contenu de la révélation du Père : c’est lui qu’on « voit », car c’est en le voyant qu’on voit le Père (Jn 14.9). Paul déclare la même chose lorsqu’il fait de Christ l’image du Dieu invisible (Col 1.15). Ainsi le Fils permet au Père de se donner à connaître tout en demeurant invisible, inaccessible. Comme nous l’avons déjà noté, la parole implique une prise de distance par rapport à l’objet dont on parle : la parole fait surgir l’idée de l’objet dans la pensée. C’est par l’idée qu’on s’en fait que l’on connaît l’objet, mais cette idée n’est pas l’objet lui-même. Par le Fils Parole divine, nous connaissons le Père et, en même temps, le Père demeure à distance, invisible, inaccessible en lui-même. Comme le note Yves Congar, «une source ne se voit pas, on voit seulement le fleuve qui en découle». Ainsi le Père, source de la divinité, invisible, s’est rendu visible en son Fils devenu homme4. La médiation du Fils permet une connaissance vraie du Père, tout en préservant l’inaccessibilité divine.

L’auteur de l’épître aux Hébreux décrit encore le Fils comme le rayonnement de la Gloire divine (Hé 1.3) : souvenons-nous que la Gloire était, dans l’Ancien Testament, la manifestation sensible, la révélation, de la présence divine. On peut considérer que, lorsque Dieu s’est manifesté de manière tangible comme le rapportent divers récits de l’Ancien Testament, c’est plus particulièrement le Fils qui apparaissait ou intervenait. Dans son dialogue avec Tryphon, Justin Martyr (vers 155) soutenait déjà que les apparitions ou manifestations de Dieu aux patriarches et à Moïse, et notamment ses apparitions sous la forme de l’Ange du Seigneur, étaient des manifestations du Fils. L’Apocalypse en apporte la confirmation : Christ ressuscité apparaît à Jean avec les traits de la Gloire du Seigneur autrefois apparue à Ézéchiel (Ap 1 ; Éz 1). Puis la description de l’Ange gigantesque en Apocalypse 10 combine des traits de l’Ange du Seigneur de l’Ancien Testament, de la gloire divine apparue à Ézéchiel et du Ressuscité du chapitre 15. On peut encore noter que l’Ancien Testament est présenté par Pierre comme la Parole de Christ, puisqu’il déclare que l’Esprit de Christ a parlé par les prophètes (1 P 1.11).

La révélation divine a atteint un point culminant avec l’incarnation du Fils (Hé 1.1-2), qui est venu chez les siens pour faire connaître le Père et dont les paroles étaient les paroles qu’il avait reçues du Père (Jn 3.34 ; 14.10,24 ; 17.14). C’est donc bien le Père qui parle par le Fils. Le Fils est bien l’expression de l’être et de la Parole du Père.

L’Esprit a inspiré les prophètes et les apôtres : il a assuré la réception de la parole de Dieu par ces personnes. Par exemple, il a rappelé aux apôtres les paroles du Fils (Jn 14.26) pour les rendre capables de témoigner de ce que Jésus avait fait et enseigné au cours de son ministère (Jn 15.26-27). Pour ce qui nous concerne, l’Esprit nous intériorise la révélation, il fait en sorte qu’elle nous atteigne : il œuvre en nous pour que nous la reconnaissions comme la Parole de Dieu, que nous la recevions avec foi, que nous la comprenions et que nous en vivions (1 Co 2.10-16). Selon Luther, dans l’éternité, le Père est le Locuteur, le Fils est le Dit ou l’Exprimé, et l’Esprit

l’Auditeur. Il revient naturellement à l’Esprit Auditeur de faire de nous des auditeurs de la Parole divine en assurant en nous la réception de celle-ci.

Le Fils est donc Médiateur, comme révélation, entre le Père qui est révélé, et nous en qui la révélation est intériorisée par l’Esprit.

Le Père est le Dieu véritable (1 Jn 5.20), vrai Dieu et source de toute vérité. Le Fils Parole de Dieu est la vérité (Jn 14.6). Il l’est parce qu’il est le Dieu véritable, il l’est en ce qu’il fait connaître le Père qui est le Dieu véritable (1 Jn 5.20), en ce que sa parole est la vérité reçue du Père (Jn 8.40,45 ; 17.14,17 ; 18.37) et la norme de toute vérité. La révélation de Dieu par le Fils est donc pleinement fiable. L’Esprit est l’Esprit de vérité parce qu’il conduit dans la vérité (Jn 14.17 ; 15.26 ; 16.13 ; 1 Jn 5.6) et assure en nous la réception de la vérité portée par le Fils. Il a conduit les apôtres dans toute la vérité, garantissant ainsi l’entière fiabilité du témoignage qu’ils ont rendu à Jésus-Christ et notamment la reprise de son enseignement (Jn 14.26 ; 16.13). Il nous conduit nous-mêmes dans la vérité (1 Jn 2.20-21,27) en nous faisant nous attacher à la parole apostolique (1 Jn 2.24).

4) La rédemption

Le Père est l’auteur des décrets et, à ce titre, envoie le Fils, lui confie sa mission (dès És 49.1 ; 61.1 ; puis Jn 3.16,34 ; 4.34 ; 5.23 ; etc.). Il a décidé du plan du salut (Ac 2.23 ; 4.27-28). Il est l’auteur du décret d’élection : c’est lui qui nous a élus (Ép 1.3-6 ; 1 P 1.2) et qui donne les brebis au bon Berger (Jn 10.29 ; cf. 6.37-39).

Le Fils est l’agent de la rédemption objective dans l’histoire du salut. Henri Blocher discerne dans les interventions divines au cours de l’histoire humaine une appropriation au Fils, et notamment dans les interventions divines pour le salut des siens. Il éclaire par là l’appropriation de la grâce au Fils (en 2 Co 13.13) : les actes salvateurs de Dieu accomplis par le Fils sont l’effet de la grâce divine. Par-dessus tout, le Fils a offert le sacrifice expiatoire qui sauve les élus.

L’Esprit est l’applicateur de cette rédemption aux croyants : il nous met au bénéfice de l’œuvre de Christ. En particulier, il communique la vie nouvelle, et ce jusque dans la résurrection (Éz 37.9-10 ; Jn 3.5 ; 6.63 ; 7.37-39 ; Rm 8.2,10-11 ; Ga 6.8 ; Ap 11.11 ; 22.1). L’Esprit, qui reçoit l’amour du Père et du Fils et les aime en retour est celui qui nous est donné pour que nous recevions l’amour de Dieu et l’aimions en retour, et que nous aimions nos frères et sœurs en la foi ainsi que nos compagnons en humanité (Rm 5.5 ; Ga 5.22). L’amour est don de soi : Dieu nous aime en nous donnant l’Esprit, qui est Dieu, et par lequel le Père et le Fils viennent habiter en nous. Il est souvent dit dans le Nouveau Testament que l’Esprit est donné aux croyants (Lc 11.13 ; Jn 14.16 ; Rm 5.5 ; 2 Co 5.5…). Bien plus, l’Esprit est désigné comme le don de Dieu (Ac 2.38 ; 8.20 ; 10.45 ; 11.17). Si le Fils est le don de Dieu pour nous (Jn 3.16), l’Esprit est le don de Dieu à nous et en nous. C’est pourquoi bien des théologiens considèrent qu’au Saint-Esprit est approprié le nom de Don.

Le rôle de Médiateur de Christ apparaît ici lorsque l’on considère que c’est lui qui organise et gouverne le don de l’Esprit aux croyants par le Père : l’Esprit vient du Père comme son don pour les croyants, en réponse à la prière que le Fils adresse au Père, et il est reçu du Père par le Fils pour être envoyé par le Fils de la part du Père (Jn 14.16 ; 15.26 ; Ac 2.33). À ceux que le Père lui a donnés, le Fils communique la vie en leur donnant l’Esprit (Jn 10.28-29). L’Esprit donné par le Fils est à l’œuvre dans les croyants, pour les vivifier, les purifier, les transformer.

5) L’Église

L’Église est l’Église de Dieu (le Père, 1 Co 1.2 ; 10.32 ; 15.9 ; 2 Th 1.4 ; 1 Tm 3.5,15), la maison ou famille du Père (1 Tm 3.15 ; Hé 10.21 ; 1 P 4.17), mais aussi l’Église du Fils (Mt 16.18 ; Ac 20.28). Le Fils est le roi du peuple de Dieu, le Seigneur, le chef de l’Église, mais aussi le Fils aîné de la famille (Hé 3.6), frère aîné des membres de l’Église (Rm 8.29 ; Hé 2.11).

Il la gouverne de manière à en assurer la croissance, l’ordre et la cohésion, en lui fournissant les ministres de la parole (Ép 4.11-16). L’Esprit habite l’Église et fait d’elle un temple de Dieu (Ép 2.22). Il unit les membres de l’Église d’une union vitale à son chef et les uns aux autres (1 Co 12.13 ; Ép 4.3). Si le Fils fournit les ministres, c’est l’Esprit qui distribue à ceux-ci leurs ministères ou activités et qui œuvre en eux pour qu’ils accomplissent ces ministères ou activités (1 Co 12.7-11).

Le Père est à l’origine de tout ce que les membres de l’Église accomplissent. Ceux-ci effectuent leurs activités au service du Fils Seigneur selon que l’Esprit œuvre en eux (1 Co 12.4-6).

Non seulement on peut distinguer le mode opératoire de chacune des personnes de la Trinité pour les œuvres divines, mais les considérations cidessus permettent de répartir certaines de ces œuvres en les appropriant chacune à l’une des trois personnes, comme le fait Bavinck : «Dans un sens ‘économique’, l’œuvre de création est plus spécifiquement attribuée au Père, l’œuvre de rédemption au Fils, l’œuvre de sanctification à l’Esprit»6.

(À suivre dans le prochain numéro)

SYLVAIN ROMEROWSKI


NOTES

1 Voir à ce propos Henri Blocher, Hokhma, 104, 2013, p. 41-55.

2 Institution de la religion chrétienne, Kerygma, Excelsis, 2009, I, 13, 18.

3 B.B. Warfield, Calvin and Augustine, Philadelphia, Presbyterian and Reformed Publishing Company, 1971, p. 229.

4 Yves Congar, Je crois en l’Esprit saint, vol. 3, Paris, Cerf, 1980, p. 191.

5 Voir la démonstration dans notre «La Trinité dans l’Ancien Testament», Hokhma n° 104, 2013, p. 86-88.

6 Herman Bavinck, Reformed Dogmatics, vol. 2 : God and Creation, Grand Rapids, Baker, 2004, p. 320. De même Charles Hodge, Systematic Theology, vol. 1, Grand Rapids, Eerdmans, 1979, p. 445.