Monsieur Jean BAUBEROT est président d’honneur de l’École Pratique des Hautes Études – Titulaire de la Chaire «Histoire et Sociologie de la Laïcité». Il fut l’orateur de notre Assemblée Générale du 27 janvier dernier. Cet article reprend l’essentiel de ses propos et a été revu par l’auteur. Il conserve le style parlé de l’intervention.

Une anecdote véridique en préambule: un ministre du gouvernement français fait son jogging matinal. Vient à passer un touriste britannique. Ils engagent la conversation. «Quelle est votre profession? », demande l’anglais. « Je suis ministre» répond son interlocuteur. Et l’autre de continuer: «Bien, et de quelle dénomination? »

Cette anecdote montre la différence de rapport culturel à la religion entre deux pays. Si la question du touriste étonne c’est parce que, spontanément, en France, la religion est plus ou moins expulsée de la culture. On a toujours peur en France qu’une présence de la religion soit très vite une domination de la religion. Il faut tenir compte de ce réflexe de peur, même si, bien sûr, il est à dépasser. Dans notre société, toute moderne soit-elle, il y a ce soubassement historique fort: la modernité s’est faite dans notre pays dans le cadre d’un affrontement entre tenants du clergé et anti-cléricaux. L’apaisement de cet affrontement a été de dire que la religion est libre dans la sphère privée mais que la sphère publique doit être neutre à son endroit.

L’anecdote du ministre montre également que le pluralisme religieux est une évidence chez nos voisins outre Manche. En France, le terme « l’Église» suffira pour désigner le christianisme même sans préciser que ce terme désigne, pour les gens, le catholicisme. Et si précision il y a, ce sera pour parler éventuellement de la religion musulmane ou bouddhiste parce qu’on est obligé d’intégrer dans sa pensée des religions non chrétiennes.

Le protestantisme est donc mis doublement hors jeu, d’une part parce qu’en France la religion n’est pas incluse dans la culture et que d’autre part, pour désigner le christianisme, on ne parlera que de « l’Église».

Les trois indicateurs de la laïcité

Les trois indicateurs de la laïcité inscrits dans la déclaration internationale de 2005 :

1. Respect de la liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective.

2. L’autonomie du politique à l’égard des normes religieuses et philosophique particulières.

3. Refus de toute discrimination directe ou indirecte envers les êtres humains

La constitution française de 1946 indique pour la première fois que la République est laïque. Celle de 1958 rajoute qu’elle respecte toutes les croyances. La laïcité et le respect des croyances vont donc de pair.

Plus précisément, on peut distinguer 3 indicateurs de laïcité. Ceux-ci ont d’abord été proposés par Ferdinand Buisson, premier théoricien de la laïcité, protestant ultra-libéral, voire libre penseur, au moment de la laïcisation de l’école publique en 1880. Beaucoup plus récemment, 250 universitaires de 30 pays ont repris ces indicateurs lors d’une déclaration en 2005, intervertissant, l’époque le voulant, le premier et le deuxième, par rapport aux travaux de Buisson.

Le premier indicateur de Buisson concerne l’évolution de la société par rapport à la religion. À son commencement, toute société est théocratique: le religieux englobe tout, le cultuel et le politique étant donc un peu confondus. Puis un processus de laïcisation se met en marche pour évoluer vers une séparation des différentes sphères de la vie publique (médicale, judiciaire, scolaire…), puis enfin aboutir à une autonomisation de ces sphères par rapport à la religion. Le processus poursuit 2 buts : la liberté de tous les cultes (de la religion unique qui s’impose à tout le monde à une liberté plurielle de culte) et l’égalité de tous les citoyens devant la loi, quelle que soit leur appartenance religieuse.

Le deuxième indicateur fait référence au respect de la liberté de conscience et à la pratique de celle-ci au niveau individuel et collectif. On inclut donc aussi dans cette liberté les positions athées ainsi que toutes les organisations collectives pour pratiquer un culte.

Enfin le troisième indicateur observe la non discrimination directe ou indirecte à l’égard de tout être humain, ce qui est peut-être plus difficile qu’on ne le pense!

Ces indicateurs créent à tous des droits et des devoirs, et ne donnent pas tout à l’un et rien à l’autre. Ainsi, la définition de ces trois indicateurs montre bien qu’une société ne peut être toute religieuse ou toute non religieuse. En fait, la loi de 1905 propose… un équilibre des frustrations ! Ceci permet de vivre dans une société plurielle, entre personnes ayant des convictions différentes.

L’autonomisation du politique à l’égard du religieux

Il faut savoir qu’historiquement il y a eu ambivalence dans la construction de ce processus : il a été mis en place d’une part par des gens qui voulaient l’émancipation par rapport à la religion mais aussi par d’autres qui souhaitaient la purification de la religion. Ailleurs également, aux USA par exemple, la séparation a été le résultat de ces deux options. Le pasteur baptiste Roger Williams a ainsi participé à la construction de la laïcité en Amérique en réalisant, dès le xviie siècle, la séparation des églises et de l’État dans le Rhodes Island. Or en France, n’est restée que l’impression que la laïcité est seulement l’œuvre des Lumières et des philosophes ! Cette méprise a eu pour conséquence un rejet de la laïcité de la part de certains chrétiens. Or, pourtant, les protestants peuvent revendiquer d’être parmi ceux qui ont contribué à sa construction. Pour l’école, cela a surtout été le fait de protestants libéraux (encore que le pasteur de l’Église évangélique libre Edmond de Pressensé était un ami de Jules Ferry et que ce dernier lui a montré des manuels scolaires pour qu’il regarde s’ils contenaient ou non des propos antichrétiens) ; pour la séparation par contre des évangéliques comme Raoul Allier, Eugène Réveillaud et les frères Méjan ont joué un rôle de premier plan.

Je ne suis pas tout à fait d’accord avec la FEF quand (dans son site Internet) elle taxe les rédacteurs de la loi de 1905 de « laïcistes » alors qu’en même temps, elle évoque l’esprit de laïcité ouverte et tolérante de la loi. L’historien rappelle que le premier contexte de la loi était certes un anticléricalisme d’État qui aurait pu d’ailleurs virer à l’anti-religion, à la libre-pensée comme dogme d’État. Il y avait un mouvement libre penseur, très fort politiquement, intellectuellement très riche, qui essayait de tirer l’État républicain vers la libre-pensée. Mais il faut savoir, malgré tout ce qu’on a pu écrire sur lui, qu’Émiles Combes a réussi à maintenir l’autonomie de l’État républicain par rapport à la libre-pensée, même s’il se situait dans une stratégie d’alliance. Les premiers projets de 1903 ont effectivement été laïcistes. Mais au cours de l’élaboration de la loi en 1905, grâce à Aristide Briand, Jean Jaurès et Françis de Pressensé (le fils d’Edmond, devenu agnostique), la rédaction de la loi a pris ses distances vis-à-vis de cette tendance. Notez par exemple que dès l’article 2, il y a eu un clivage interne aux laïcs, entre les laïcs libéraux et les laïcs partisans d’un anticléricalisme d’État: «La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. (…) Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées (…). » Ce compromis par lequel il est possible de financer des aumôneries, a été adopté suite à des débats forts et un vote serré. L’article 1 – «La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » – va plus loin que le simple respect de la religion: la république doit «assurer » et «garantir ». Telle un arbitre de match, elle est engagée à faire respecter les règles du jeu auprès de tous les joueurs. Il faut savoir se fonder sur cet article 1 pour affirmer que la république doit garantir la liberté de culte: elle n’est pas passivement neutre à cet égard. Je pense donc que les partisans d’une laïcité libérale et tolérante peuvent se réclamer des rédacteurs de la loi 1905. Celle-ci a réussi à dépasser son contexte de départ. Aristide Briand parlait d’une « laïcité de sang froid». Tout libre penseur qu’il était, il affirmait que la république serait en danger si elle mettait en cause la liberté de culte. La séparation de 1905 fut également la séparation de la libre-pensée et de l’État. Briand déclare explicitement qu’avec la séparation, la libre-pensée ne doit plus compter sur l’État républicain pour combattre la religion.

Le politique, la légalité est autonome à l’égard des normes religieuses, à cause du pluralisme des convictions. Pour prendre l’exemple de la loi sur l’avortement de 1975, j’affirme qu’il faut faire distinction entre «prêcher contre» et « inciter à». Les églises ont tout à fait le droit de prêcher contre l’avortement, l’administration ne peut rien faire contre. Mais de là à inciter à des actes troublant l’ordre public dans des hôpitaux par exemple, il y a une grande distinction et il faut respecter la loi.

Il y a la liberté du dissensus : la religion n’a pas forcément à partager les valeurs dominantes de son pays, mais doit accepter la légalité telle qu’elle est, quitte à exercer son droit de citoyen pour faire changer la loi. Une église est formée de gens à la fois citoyens responsables et croyants qui ont le droit d’avoir des opinions sur des sujets mixtes entre le religieux et le politique. Par contre, s’ils mettent en place des démarches de lobbying, alors ils peuvent très vite être perçus comme cléricaux, et particulièrement en France du fait de la peur historique française du cléricalisme. Même quand cette peur est non justifiée, la démarche de lobbying peut alors être contre productive. On doit toujours savoir se situer par rapport à la limite entre la responsabilité citoyenne et le lobbying qui peut, à tort ou à raison, paraître clérical.

Remarquez toutefois que le cléricalisme profane existe! Les médias s’y complaisent actuellement… Avant, on défendait la liberté d’expression en faveur des médias. Maintenant, il faut aussi la défendre face aux médias dans la mesure où celles-ci construisent souvent un discours totalisant, et, sur la religion, manquent de spécialistes je crois !

La liberté de conscience et la pratique individuelle et collective

Dans une société dite « traditionnelle», la tendance est de faire peu de distinction entre public et privé. Je pense à mon village natal du Limousin où l’on comptait les uns sur les autres pour surveiller les enfants sur la place centrale, où tout se savait sur tout le monde, avec les avantages et… les inconvénients. La vie dite privée était beaucoup moins développée. La conquête de la liberté privée a été une conquête démocratique. Les enfants n’ont plus fait le métier de leur père, les voies de communication ont permis de ne pas rester dans son village ou dans son quartier, chacun a appris à lire et n’a plus eu besoin des autres pour envoyer et recevoir des lettres. La conquête de la sphère privée est venue de la conquête de la liberté personnelle. Et c’est dans ce mouvement de conquête de liberté personnelle que la religion a été considérée comme une affaire privée. Le religieux n’était plus imposé par les politiques ou par les notables mais était le fait d’un choix personnel.

Notez donc alors que cette évolution n’a jamais voulu signifier que l’expression religieuse était interdite dans l’espace public! Au contraire, la loi de 1905 est beaucoup plus libérale là-dessus que ne l’étaient le concordat napoléonien et le système des cultes reconnus. Une autorisation expresse du gouvernement était requise pour toute réunion d’évêques ou tout synode protestant. Au xixe siècle, sous la Restauration ou le Second Empire, il y a eu des gouvernements cléricaux. Mais même ces derniers n’ont jamais autorisé une assemblée d’évêques. L’évêque ne pouvait quitter son diocèse sans autorisation du préfet. Vous voyez donc que l’expression publique des religions reconnues était bridée. Et les cultes non reconnus étaient tolérés, ce qui signifie qu’ils pouvaient être interdits. Cela a été le cas au début du second empire et sous ce qu’on appelle l’Ordre moral, dans les années 1870.

À partir du moment où, en 1905, il n’y a plus eu de religions reconnues, et où la république a garanti la liberté de culte, on a été dans le régime de liberté, dans le domaine du droit commun. Et les églises ont été au bénéfice de la liberté d’expression comme tout le monde. Il est donc totalement faux de dire qu’historiquement la religion a été réduite à la sphère privée comme si elle n’avait pas le droit de s’exprimer dans l’espace public. Ce serait contraire aux règles élémentaires de la démocratie et du droit à la liberté d’expression, droit non seulement de tout citoyen mais aussi des citoyens associés.

La religion dans la laïcité doit s’organiser sous forme associative, c’est-à-dire volontaire et libre, elle n’est pas une institution comme l’école en est une avec l’obligation de scolarité jusqu’à un certain âge, ou la médecine avec certaines obligations ou règlements sanitaires. La religion n’est pas dans cette sphère de l’institution publique liée à l’État, lequel se prolonge dans ses institutions. Non: la religion, vis-à-vis de la société, est une réalité associative. Elle est donc au bénéfice de la liberté associative: de réunion, d’expression, de toutes les libertés publiques. Elle doit revendiquer, par le fait même que nous sommes en république laïque, d’être dans le droit commun.

À cela est venu s’ajouter, depuis quelques décennies, la convention européenne des droits de l’homme. Le texte lui-même date de 1950 mais la France ne l’a ratifié que sous l’intérim d’Alain Poher, en 1973. C’est ensuite François Mitterrand qui a décidé que notre pays se soumettrait au jugement de la cour européenne des droits de l’homme. Par ce processus qui a nécessité 30 ans, la France a renoncé à ce que l’État Nation constitue la dernière instance en matière de droits de l’homme. Ceux-ci échappent désormais à l’État, alors qu’avant, c’était lui qui en donnait l’interprétation. En 1993, en Grèce, pays où tout prosélytisme était interdit, l’affaire Kokkinakis a mis en lumière cette réalité. Cet adepte des Témoins de Jéhovah, après avoir épuisé toutes les instances grecques, a eu recours au niveau européen, lequel lui a donné raison. La cour européenne des droits de l’homme reconnaît donc qu’on peut faire de la propagande religieuse, évidemment dans le respect de la liberté de conscience des gens. L’idée qu’on peut exprimer ses convictions religieuses de manière à essayer de convaincre autrui de les partager est quelque chose de garantie par la cour européenne des droits de l’homme. Je crois qu’il faut être ferme là-dessus, tout en agissant avec doigté et en respectant scrupuleusement la liberté de conscience de tous. Cela signifie aussi, en retour, la possibilité que la religion soit publiquement critiquée et qu’elle accepte aussi la pluralité d’expression. La laïcité, c’est la pluralité d’expression et non pas le refus d’expression. Laisserait-on celle seule liberté d’expression à la télévision?

Pour conclure nous proposons de dire, avec Sébastien Fath, que dans le protestantisme, il y a les communautés, liées par la fraternité d’être humains égaux dans la foi, contre le communautarisme pour lequel la foi est fondée sur un esprit de groupe qui s’impose à tous et non sur des convictions personnelles.

À travers tous ces aspects, les différentes composantes du protestantisme peuvent démontrer qu’elles vivent une laïcité au quotidien.

Le principe de non-discrimination

Ce principe se traduit en France par le fait que la France ne reconnaît aucun culte (hors Alsace-Moselle ou Guyane). Le terme « reconnaître» est technique et signifie donner une certaine officialité. En même temps, ne pas reconnaître ne signifie pas pour autant que la République ignore les cultes.

Et quand il y a conflit entre ce que nous croyons et ce que la loi civile nous autorise?

Notez que la loi de 1975 sur l’avortement comporte une clause de conscience: dans la loi elle-même il est admis qu’un médecin peut ne pas pratiquer l’acte s’il le refuse par motif de conscience. Au sujet de l’éventuel mariage de personnes du même sexe, on pourrait peut-être proposer de même une clause de conscience pour les maires, puisqu’il y a 36000 communes en France, et qu’un maire peut se faire représenter par un de ses adjoints. Il est vrai qu’on ne peut pas multiplier les clauses de conscience pour ne pas contribuer à désorganiser la société, mais il faut que cette possibilité demeure pour des choses très importantes: c’est laïque. Et ainsi on empêche la laïcité de devenir une religion civile.

Il est clair qu’il risque y avoir de plus en plus de sujets de dissensus entre certaines formes de christianisme et la société. L’hétérosexualité a été une évidence sociale des siècles durant. C’est maintenant moins évident… et on dit que ce sont les religions qui sont contre. Les sociétés n’échappent pas à des enracinements culturels et religieux. Or, à certains moments de l’histoire, un enracinement devient particularisme religieux… Personnellement, je pense que les règles internes au christianisme ne sont pas celles de la cité et inversement. Je vais peut-être vous choquer mais je ne souhaite pas que mon église lutte contre la possibilité de mariages homosexuels dans la société car les lois et les normes religieuses obéissent à deux logiques différentes. Je suis très proche de la théologie des deux règnes de Luther sur ces sujets. Par contre, je comprends parfaitement qu’une église n’accepte pas de pasteurs homosexuels. Or on traite ce refus actuellement comme une discrimination. C’est confondre deux registres et faire comme si on englobait la personne par son homosexualité. Refuser l’homosexualité en tant que telle, en tant que pratique, est une attitude théologique qui peut fort bien ne pas être du tout une discrimination envers les personnes.

Je note qu’actuellement, des régimes de reconnaissance feutrée se mettent en place pour certains cultes au détriment d’autres, et ce, dans deux contextes. La phobie anti-secte d’abord. Certes, il est tout à fait important de rester vigilant par rapport à des mouvements qui commettraient des actes délictueux. Mais restons dans le droit commun et agissons chaque fois qu’il y a délit réel par rapport à ce droit. Je reprends pour cela le principe de John Locke (1632-1704), premier philosophe de la laïcité: «Quand on veut savoir si quelque chose doit être autorisé ou non au niveau religieux, il faut examiner ce qui est accepté dans la société civile. Si par exemple, une religion prône le sacrifice du fils premier né, il est tout à fait évident que cela est inacceptable dans la société civile. Il n’y a donc pas lieu de l’accepter au niveau religieux. Par contre, dans la société civile, la viande de veau est consommée, donc le sacrifice d’un veau doit être accepté». Mais aujourd’hui, en France, certains voudraient aller plus loin et définir un religieux politiquement correct qui, lui, aura toutes les libertés ; le reste étant suspect… Cette tendance, sectaire elle-même au demeurant, se développe depuis 10 à 15 ans.

Un autre regard sur Jules Ferry

L’expérience de vie de Jules Ferry éclaire sa position d’anti-cléricalisme. Catholique marié à une protestante par un mariage civil, il n’a jamais pu, malgré ses hautes fonctions, présenter son épouse au nonce apostolique (délégué du Pape à Paris) car celui-ci refusait que Mme Ferry lui soit présentée considérant ce mariage sans valeur et avait averti qu’il ne serrait pas la main de Mme Ferry. Or plusieurs documents attestent d’une vie de couple exemplaire et très riche. On peut comprendre ainsi, en partie du moins, certaines positions anti-cléricales…

Autre élément historique: avant de faire sa loi sur l’éducation, Jules Ferry s’est intéressé aux pays protestants. Or dans le cadre de cette étude, il constate qu’en Grande Bretagne, les Protestants Évangéliques en sont venus à préférer que la religion ne soit pas enseignée à l’école. En effet, cet enseignement, dans le cadre de principes laïques, avait perdu toute saveur. Ainsi, ils enseignaient la religion à l’école du dimanche, pratique très développée dans ce pays à l’époque, tandis que la morale commune était sous la responsabilité de l’école publique. Des chrétiens convaincus seraient donc pour l’école laïque… On constate dans des documents historiques que Jules Ferry a paraphrasé l’avis de ces Protestants Évangéliques devant les députés de Grande Bretagne. Jules Ferry a, certes, lutté contre les congrégations, et notamment les Jésuites. Mais il a refusé d’instaurer le monopole de l’école publique. Il estimait la liberté de l’enseignement très précieuse pour un État démocratique, car elle empêche l’idéologie d’État. Il voulait qu’on enseigne la république pour que celle-ci devienne stable, mais il prônait aussi un autre enseignement pour éviter toute dérive. Jules Ferry était donc globalement partisan d’une laïcité libérale.

Une autre reconnaissance feutrée se développe actuellement et certains protestants y sont impliqués. C’est le fruit du travail de ce que j’appelle le lobby alsacien et mosellan: ces protestants et ces catholiques estiment que le système spécifique, en vigueur dans leur région, est l’avenir de la France. Leur objectif est de mettre en place un système de cultes reconnus pour les religions qui partagent les valeurs dominantes de la société. D’abord, cela me paraît vouloir revenir à une certaine officialité qui ne me semble compatible ni avec l’esprit de l’Évangile ni avec les souhaits de l’opinion publique, en général favorable à la laïcité. Ensuite, quelles religions retenir alors ? Le catholicisme? À l’évidence, il y a dissensus entre le catholicisme et la société, sur la question de l’avortement par exemple ou de la contraception. C’est une sorte de naïveté de croire qu’il y aurait des religions qui, par essence, partagent les valeurs dominantes de la société et d’autres qui seraient a priori suspectes. Au contraire, selon Tocqueville, un des intérêts de la religion, c’est justement de questionner la société sur ses valeurs. Voilà une tension qui peut, certes, être porteuse de troubles mais aussi de dynamisme et de richesse. Elle contribue à ce que la société ne se replie pas sur elle-même, ne devienne pas totalisante voire totalitaire. Donc la légitimité d’un tel critère de reconnaissance ne me semble pas du tout opératoire.

J’affirme cela d’autant plus que la tendance laïque dominante en France aujourd’hui, c’est d’avoir une laïcité « religion civile» portée par ce que j’ai appelé l’intégrisme républicain. La laïcité ne serait donc plus séparatrice entre la religion et l’État. Nous vivons actuellement une crise de l’État Nation, une crise de l’État providence, une crise face à la mondialisation et à l’Europe, une crise de l’identité française. Et face à ces crises, on voudrait faire de la laïcité un porte-drapeau de l’identité française, en croyant à tort que ce serait une exception française. Or la déclaration internationale des 250 universitaires montre bien que c’est faux. On fait de la laïcité la religion civile française. Ce qui n’est pas le cas d’une laïcité séparatrice.

Le grand clivage se situe au niveau des valeurs. Quand Rousseau a élaboré sa théorie de la religion civile, il a mis ensemble ce qu’il a appelé « intolérance théologique» et « intolérance civile». Ce que Rousseau appelait intolérance théologique, c’est l’attitude qui consiste à penser que ceux qui ne partagent pas votre foi sont damnés. Pour lui, le fait de penser ainsi rendait forcément civilement intolérants car il affirmait qu’on ne peut vivre en paix avec des personnes que l’on croit damnées. Et l’intolérance civile aboutissait aux guerres de religion, etc. Une telle perspective conduit à vouloir politiquement rendre la religion théologiquement libérale. Au contraire, John Locke, partisan d’une laïcité séparatrice, affirmait que si on pense que des gens sont damnés parce que ce sont de mauvais croyants, on ne les accepte pas dans son association religieuse. On en a le droit si on en reste là et qu’on accepte de vivre avec eux dans la société civile. Pour lui, on peut donc être dans l’intolérance théologique de Rousseau tout en vivant en bonne intelligence avec ses concitoyens qui ont d’autres croyances. Il y a donc deux types de laïcité et il faut, me semble t’il, être du côté de la laïcité séparatrice, contre la laïcité religion civile.

Une proposition pour conclure

La Fédération Évangélique de France et la Fédération Protestante de France ont engagé une action concertée en justice concernant les interruptions de cultes réalisées par Jean-Pierre Brard à Montreuil, interruptions qui vont directement contre l’article 32 de la loi de 1905. Ne serait-il pas possible d’aller plus loin en réalisant ensemble un guide pratique de la laïcité, avec une vision à la fois sociologique, juridique et historique? Ainsi les personnes qui pratiquent l’évangélisation connaîtraient les arguments à opposer à ceux qui utilisent la laïcité comme masque soit d’une bêtise, soit d’une ignorance, soit d’un sectarisme. On devrait y inclure un code de bonne conduite de l’évangélisation pour affirmer dans quel respect de l’autre on évangélise et comment on accepte aussi ses devoirs. Ne pas concevoir de droits sans devoirs, c’est pour moi la caractéristique de tout bon citoyen. Le dire explicitement rassurerait les autorités.

Jean BAUBEROT