Introduction
Rue piétonne, centre de Lyon. Une femme écoute attentivement la présentation de l’Evangile. Elle vient vers moi, rouge de colère, et me lance « Pourquoi parler d’un Dieu extérieur aux gens ? Vous êtes Dieu ! Je suis Dieu ! » avant de disparaitre dans la foule. Cette scène aurait fait sourire il n’y a pas si longtemps. Aujourd’hui, des hommes très en vue de notre société vantent les mérites d’une « nouvelle spiritualité » (NS), fortement imprégnée de pensées orientales
Plusieurs sociologues, en particulier les britanniques Eileen Barker, James A. Beckford et Bryan Wilson focalisèrent leur attention sur l’apparition, au coeur même des sociétés occidentales, de nouveaux groupes religieux, notamment ceux se référant à des traditions orientales. Préférant éviter le terme de « secte », on les appela « Nouveaux mouvements religieux ».1
Françoise Champion, chargée de recherche au CNRS, les qualifie au vitriol de « nébuleuse mystique-ésotérique »2
• Nébuleuse : ces mouvements n’ont pas un contour précis. Des milliers d’associations différentes, dont nul référentiel homogénise les pensées (pas de Bible, de clergé ayant autorité, etc.) forment un réseau informel. Réseau dispersé mais bien réel.
• Mystique-ésotérique : l’approche du spirituel est initiatique. L’individu entre par un rituel ou une expérience initiatique dans une dimension spirituelle intangible en d’autres circonstances.3 Cette mystique est influencée par les conceptions orientales, modifiées au goût des Occidentaux. Elle s’appuie parfois sur des religions païennes anciennes telles que le culte des déesses mères, chamanisme, etc.4
Mesurer l’avancée des NS en occident est difficilement possible – c’est une nébuleuse ! Certains adeptes sont aussi membres de religions classiques. La France compte 80% de Catholiques. Pourtant, 24% des français déclarent croire en la réincarnation (influence orientale manifeste)5. Est-ce à dire que le 1/4 des français adhère aux NS ?
Deux raisons expliquent la percée des NS.
LES FACTEURS DU SUCCES
La fin (l’échec) des grands systèmes
Les débats politiques du passé n’ont plus d’intérêt. La génération de l’après-guerre ne s’est pas rassasiée des ’30 glorieuses,’ et constate la ruine des pays marxistes. Jacques Castermane, responsable d’un centre de méditation et d’accueil
[…] de plus en plus nombreux sont ceux qui cherchent un sens. Mais ne pouvant plus s’appuyer ni sur les ordres religieux conventionnels ni sur l’ordre rationnel, l’homme occidental est tenté de chercher le sens dans des traditions étrangères à la sienne. Plus précisément les traditions de l’Orient et de l’Extrême-Orient et des pratiques le plus souvent qualifiées d’irrationnelles. Il faut voir dans cet intérêt croissant pour l’Orient et ses pratiques méditatives un fait !6
On observe une diminution de l’influence des systèmes chrétiens (catholiques), ce qui favorise la percée des NS, comme le constate Henri Boulad, père jésuite, assez proche des NS
Il faut que le courant mystique irrigue l’Eglise de l’intérieur, parce que si les jeunes se tournent vers l’Asie et vers les sectes, c’est parce qu’ils ne trouvent pas dans l’Eglise de réponse à leurs aspirations.7
Cette déchristianisation est une deuxième brèche. Champion constate
La nébuleuse mystique-ésotérique est un (petit) sous-ensemble d’une vaste subculture où l’on trouve aussi bien toutes les médecines « douces », « parallèles » et les thérapies psychologiques « humanistes », « transpersonnelles », que la voyance, l’astrologie, etc. Le développement de cette subculture est lié à la perte d’emprise accélérée des grandes institutions religieuses, et au statut actuel de la science et de la technologie). Les deux autorités majeures en matière de contrôle des croyances, la science et les grandes institutions religieuses […] n’arrivent plus à imposer leur ligne de partage entre les croyances légitimes (orthodoxes) et les croyances illégitimes (ou hétérodoxes).8
La « nouvelle » science
Un nouveau type de science se profile pour justifier une nouvelle spiritualité. Champion observe
… la croyance en diverses réalités « non-ordinaires » et la croyance en une nouvelle alliance de la science et de la religion, apparaissent de prime abord validées par le fait qu’à la tête de ce courant de croyance se rencontrent des scientifiques de très grand renom. J’en citerai ici seulement deux David Böhm, auteur d’importants travaux en mécanique quantique, et Brian D Josephson, prix Nobel à 33 ans pour sa découverte de la supraconductivité.9
La science s’éprend de repères qu’elle avait un temps jugés infantiles :
En ayant perdu son grand rêve unificateur, la science actuelle est devenue plus perméable à ce qui lui est extérieur […] la science commence à retrouver les espaces de la tradition et du mythe, elle ne les exclut plus, elle les constitue parfois en lieu d’un « inter critique » […].10
La science constate ses limites. Elle ne donnera pas le sens de la vie, parce que trop « matérielle ». Lévy-Leblond (professeur de physique quantique) envisage dès lors un changement radical
Il y a une dizaine d’années j’avais le sentiment que les choses pouvaient bouger plus vite. A long terme, peut-être d’ici un à quelques siècles, je suis persuadé que la science va muter, devenir radicalement autre, car tout laisse à penser dès maintenant qu’elle va toucher à ses limites matérielles et conceptuelles.11
Nouvelles clés s’approprie cette idée
Seulement voilà, après Einstein sont venus d’autres génies, qui minèrent la vision « classique ». En inventant la Mécanique quantique, Niels Bohr et l’école de Copenhague scièrent à la base toute la science, de Descartes à Einstein. Depuis, 1927, le statut du réel a fondu dans un brouillard vertigineux. 12
Selon Basarab Nicolescu, physicien théoricien quantique des particules élémentaires à l’Institut de Physique Nucléaire d’Orsay et à l’Université Pierre et Marie Curie de Paris, « […] il n’y a plus, selon les données actuelles sur lesquelles on peut s’appuyer, une objectivité totale, et cela est lié à la faillite du scientisme. » 13 Cette faillite lui permet d’affirmer
Dans les composantes de la compréhension, qui dépassent de loin le savoir, où l’être intérieur est impliqué, je crois que l’Extrême-Orient a énormément de choses à nous apprendre, et que dans l’avenir, la redécouverte de ces cultures anciennes va jouer un très grand rôle. […] Mais là aussi, tout est question de dimension verticale. Ce qui me semble manquer actuellement dans tous les débats sur ces changements technologiques qui vont changer la face du monde, c’est l’existence, encore, de cette dimension. C’est un choix de civilisation.14
La science importe ou exporte du spirituel ! Elle croit constater dans les NS un sage compagnon qui l’aurait même précédé
Depuis les années 30, beaucoup de chercheurs ont mentionné de grandes convergences spiritualo-scientifiques, notamment entre la nouvelle physique théorique et les grandes philosophies d’Extrême-Orient – Schrödinger parlait des Vedas dans les années 40, Fritjof Capra du Tao dans les années 80.15
L’EXPÉRIENCE PRIME
Les croyances essentielles sont difficiles à cerner. Puisqu’il n’y a pas de référentiel, presque tout est permis. C’est ce qui est d’ailleurs reproché aux croyants des NS
L’adepte « mystique-ésotérique » tel que j’ai pu en dresser l’idéal type croit à diverses croyances incroyables comme les « régressions dans les vies antérieures », les « sorties hors du corps physique », les communications avec des « guides spirituels », des « grands initiés », des « maîtres de la hiérarchie spirituelle », etc. Il faut croire aussi au pouvoir de guérison des cristaux, aux « voyages astraux » (notamment dans le passé), aux Tarots en diverses pratiques de type magique même si chez lui les conditions psychologiques (de concentration, d’ouverture…) nécessaires à la réussite des pratiques l’emportent sur le respect des règles purement comportementales.16
C’est l’une des nombreuses contradictions des NS qui cherchent à légitimer leurs croyances dans la science, tout en croyant… à l’incroyable ! C’est que le vrai n’est pas conçu d’une manière objective. Il est subjectif et passe par le vécu, par l’expérience
La centralité donnée à l’expérience personnelle et le pragmatisme concourent également à faciliter la croyance en l’incroyable. Pour les adeptes mystiques-ésotériques, l’éprouvé personnel est considéré comme le seul critère de validation des croyances. De plus, la catégorie de l’utile prime sur celle de la vérité qu’une croyance soit vraie ou fausse compte moins que ce qu’elle peut apparaître de bien-être, de bonheur personnel, d’aide dans les difficultés.17
Willaime complète cette idée en évoquant les caractéristiques communes à ces NS
… la quête du salut à travers la recherche d’un certain état de bienêtre ici-bas, la valorisation de l’expérience et de l’authenticité : il s’agit plus d’expérimenter personnellement que de croire (chacun doit trouver la voie qui lui correspond le mieux) [….] L’expérience s’y trouve valorisée : les individus sont moins invités à adhérer à un corps de doctrines qu’à expérimenter une forme de sagesse censée leur procurer du bien-être.18
L’expérience prime ! Le scientifique évoqué tout à l’heure approuve
Je crois aussi que toutes formes figées dogmatiques, qui remplacent l’expérience par les mots, sont le contraire du mystère qu’elles affirment. Je pourrais mettre à ce sujet le mot de trans-religion, ce qui est entre, au-travers et au-delà des différentes attitudes religieuses. 19
Pire ! L’expérience est révélatrice du vrai
[…] le bouddhisme, et en particulier le bouddhisme tibétain, nous propose une vision toujours révolutionnaire à ce jour, à savoir que la vie et la mort existent dans l’esprit et nulle part ailleurs. Mais ceci est tout simplement proposé. C’est la force et l’originalité de ces enseignements qui reposent essentiellement sur l’expérimentation individuelle. Ainsi, la vérité n’est pas imposée, mais bien au contraire elle peut être découverte par soi-même au fond de cette existence. Voilà la voie. Maintenant la question est simplement de s’y engager.20
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Florent VARAK & Patrick LUTHERT
NOTES
1 Jean-Paul Willaime, « Sociologie des religions« , Coll. « Que Sais-je ? Paris : PUF, 1995, p. 58.
2 in Willame, Op. cit. p. 58 : voir également F Champion, « Croire en l’incroyable : les nouvelles religiosités mystiques-ésotériques », Les nouvelles manières de croire, Paris : Editions de l’atelier, 1996, p. 73.
3 Malédiction pour les Hindous, la réincarnation est au contraire une bénédiction chez les Occidentaux !
4 Emmanuel-Yves Monin, « Du paganisme au néo-paganisme européens », L’originel, avril 96, p. 19.
5 L’Express, No 2378 (du 30 janvier au 5 février 1997), p. 30ss.
6 Jacques Castermane « Perspectives spirituelles » Terre du Ciel, n°23 avril-mal 94, p. 6.
7 Henri Boulad, S.J., « Espoir et soucis de l’Eglise de demain » Terre du Ciel n°27dec 94-janv 95, p.43.
8 Françoise Champion, « Croire en l’incroyable : les nouvelles religiosités mystiques-ésotériques » Les nouvelles manières de croire, Paris : Editions de l’atelier, 1996, p. 81-82.
10 Georges Balandier, Le désordre : éloge du mouvement, Paris : Fayard, 1988, in Champion, Op. cit. p. 79.
11 J.M. Lévy-Leblond, « La science et ses doubles » Autrement, 1986, in Champion, Op. cit. p. 79.
12 Patrice Van Eersel, « Nouvelle science, nouvelle spiritualité » Nouvelles Clés, Fév-Mar. 94, p. 24.
13 Basarab Nicolescu, « Un scientifique nous parle de spiritualité », Terre du Ciel, oct. nov. 95, p. 40.
15 Patrice Van Eersel, Op. cit., p. 25.
16 Champion, Op. cit., p. 73-74.
19 Nicolescu, Op. Cit., p. 40.
20 Gérard Riba, « Jouer avec l’esprit », Terre du Ciel, avr.-mai, 96, p. 37.