L’afflux de milliers de migrants en Europe pose aujourd’hui de vraies questions éthiques. Faut-il les accueillir ou faut-il protéger nos pays ? Et comment penser nos rapports avec l’islam, dont les intégristes chassent des milliers de musulmans en Europe et persécutent en plus des chrétiens. Tourbillon !

On entend aujourd’hui des discours très discordants, de la culpabilisation des Européens qui n’accueillent pas assez les migrants jusqu’au rejet protectionniste du principe même de l’accueil.

La première faute n’est aujourd’hui pas du côté de l’Europe, mais du côté des régimes politiques des pays que les migrants fuient. Ces politiciens ou ces religieux, et ces passeurs-escrocs, sont hautement condamnables, même si on peut chercher des raisons historiques à ces violences, dans les relations entre l’Occident et le Moyen-Orient, entre le Nord et le Sud. En tant que chrétien, il faut aussi savoir dénoncer le mal.

Mais on ne peut pas abandonner ces victimes pour autant ! Où serait alors notre conscience ? C’est là que se situe la deuxième faute potentielle, de notre côté cette fois : la cécité. En tant que chrétiens, nous sommes imprégnés de la fraternité humaine, celle qui fait du migrant mon «prochain». Il faut donc non seulement dénoncer le mal, mais agir pour le bien.

Et il faut joindre le geste à la parole. Nous arrivons très vite à cette question à Mulhouse, où de nombreuses personnes arrivent d’Europe de l’Est : plaider pour elles fait partie de ce que l’on peut faire, mais l’État ne fera pas tout ce qui nous semble juste. Il reste des actions reposant sur le bénévolat. Certaines Églises sont bien plus avancées que d’autres à ce sujet.

Le débat est réel parmi les chrétiens quant à l’ouverture des frontières et aux limites de l’accueil. Aucun n’a tout à fait tort ou raison ! L’accueil du migrant fait partie des grandes lignes de solidarité humaine prônées aux Israélites dans la Bible. Pour les chrétiens, l’idée est la même, à ceci près qu’ils ne constituent pas un peuple au sens politique du terme, étant eux-mêmes «étrangers et voyageurs» dans le monde. Il ne faut d’ailleurs pas confondre le «Royaume de Dieu» avec notre pays. Nous avons certes, dans ce dernier, une histoire chrétienne, un code civil largement inspiré du judéo-christianisme, des clochers dans quasiment tous les villages. Lors des manifestations contre le mariage des homosexuels, la chose m’est apparue plus fortement : les chrétiens défendaient des valeurs chrétiennes – même si ce ne sont pas seulement eux qui ont manifesté – en pensant qu’elles devaient être respectées en tant que telles dans notre pays . Mais notre pays n’est pas une Église. Il est le «monde» dont parle le Nouveau Testament, dans lequel se situe l’Église de Jésus-Christ. Alors oui, l’amour du prochain concerne aussi l’amour pour ce nouveau prochain qui nous arrive, et c’est là un des fondements de l’attitude chrétienne. Jésus a dit : «Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux». Et si nous étions migrants, quel accueil souhaiterions-nous avoir ?

Mais d’un autre côté, les chrétiens partagent la vie citoyenne, sociale, professionnelle, économique, nationale, et tout le reste, avec leurs concitoyens. C’est leur place, à eux, témoins de la grâce de Dieu dans le monde. Ils ne peuvent donc ignorer la langue, la culture, l’art, les valeurs acquises dans l’histoire. Alors sans verser dans un genre de nationalisme dont on connaît trop les risques, on peut au moins vivre pleinement l’incarnation de notre foi en étant des citoyens attachés à notre pays, à notre sol, à notre culture.

Qui plus est, les limites sont là, même pour les chrétiens. À ACCES1, il y a plusieurs années, nous avions été sollicités par la préfecture du Haut-Rhin pour augmenter de manière rapide et importante notre capacité d’accueil des demandeurs d’asile. Nous avons dû répondre négativement, étant donné que nos salariés, pourtant dévoués, ne voyaient pas comment s’organiser pour une telle augmentation. De même, nos écoutants 1152 sont souvent à bout de nerfs parce qu’il n’y a plus de place à proposer aux personnes qui demandent un toit pour la nuit, parfois de manière désespérée. Dans notre Église, nous accueillons une famille de migrants dans le presbytère, depuis plusieurs années maintenant. Mais nous ne pouvons pas faire plus, alors que plusieurs demandes nous ont été faites. Les limites existent, et notre engagement de chrétiens ne peut être naïf à ce sujet. Mais les personnes qui parlent le plus de ces limites les ont-elles atteintes ? Ou cette évocation leur sert-elle de prétexte à ne rien faire ou presque ? Et si les limites sont là, on peut aussi les repousser, comme le fait un collectif mulhousien citoyen, qui a réuni plus de quatre-vingts logements sur financement privé pour des personnes ne pouvant plus bénéficier des dispositifs financés par l’État.

Et si des personnes «abusent du système» – oui, et il y en a – d’autres n’en sont pas là du tout. Nous accompagnons des centaines de personnes, à ACCES, dont beaucoup font preuve d’un état d’esprit tout à fait honorable.

Que faire, alors ? De la mise à disposition de locaux au soutien d’associations spécialisées, la palette est large. Tout d’abord, il faut voir de quels moyens on dispose, faute de quoi l’accueil deviendra vite une sorte d’expédient humanitaire qui s’enrayera un jour : héberger, c’est aussi pourvoir aux besoins alimentaires, être présent, se faire comprendre, donner un soutien administratif, etc. Ensuite, il faut travailler en réseau, en lien avec des associations spécialisées dans la demande d’asile ou l’hébergement d’urgence : on évite ainsi l’amateurisme, voire la naïveté, mais aussi les risques face à de mauvais comportements.

Pour nous, chrétiens, l’accueil de nombreuses personnes musulmanes fait aussi débat. Devons-nous favoriser la venue de personnes dont on sait que le nombre constituera indubitablement une pression sociale, comme on le voit déjà, face aux valeurs que nous avons défendues au cours de notre histoire, comme la liberté des femmes ou celle de la conscience ? Mais d’un autre côté, ne devons-nous pas montrer à ces personnes que notre foi contribue à leur donner refuge, alors que c’est bien une certaine forme d’islam qui les a fait fuir ? Il faut donc, si on participe à l’accueil de ces personnes, manifester la valeur de notre foi, de même que les valeurs de la République. L’accueil des migrants ne se fera bien que si nous restons nous-mêmes. J’ai discuté l’autre jour avec un immigré vietnamien, qui me disait combien il trouvait important de respecter les valeurs du pays qui l’avait si bien accueilli. De même avec un couple irakien, il y a quelques années, et d’autres aujourd’hui.

Enfin, nos politiques font une distinction très nette entre les asiles économique et politique. Le premier n’est pas un droit reconnu, le deuxième si. Même si sur le terrain cette différence peut très bien exister, nous constatons, à ACCES, qu’elle n’est pas toujours nette. Par exemple, un commerçant chrétien, dans certains pays musulmans, qui aura perdu sa clientèle en raison de l’ostracisme lié à sa conversion, sera-t-il un migrant économique ou politique3 ? Ou un dalit chrétien, en Inde, volontairement maintenu dans la misère ?

Que faire, alors ? Être soumis aux autorités, aimer son prochain (mon concitoyen tout autant que le migrant !), être témoin de l’amour de Dieu… Cela ne conduit pas à une conclusion monolithique. Nous sommes devant des choix de conscience, qui méritent que chacun prenne le temps de répondre pour sa part avec sérieux.

Jean-Marc Bellefleur
MEMBRE DU COMITÉ DE RÉDACTION, PASTEUR, ÉGLISE DE LA BONNE NOUVELLE, MULHOUSE.


NOTES

1 Jean-Marc est président de l’Association chrétienne de coordination, d’entraide et de solidarité (ACCES), une des plus grosses du Haut-Rhin se consacrant à l’action sociale, dont l’accueil de demandeurs d’asile (www.acces68.fr).

2 Le 115 est le numéro national de téléphone d’urgence pour les sans-abri, géré dans le Haut-Rhin par ACCES. De nombreux étrangers le sollicitent dans ce département.

3 Mais s’il est prouvé que l’ostracisme dont il est victime, y compris dans le domaine économique, est dû à sa conversion dans un milieu musulman, il pourra être qualifié de réfugié politique. Mais quelles preuves donner à cela ?