Il n’est pas possible de répondre de manière très précise aux questions soulevées par cette thématique, car la plupart des Français ignorent qui sont les évangéliques. De plus, les attentes des Français concernant les Évangéliques ne peuvent être que des « attentes éclatées » à cause même de la spécificité de cette société dite ultramoderne. Nous vous proposons pourtant de suivre six pistes intéressantes.

QUELLE VISIBILITÉ SOCIALE ?

Très souvent, lorsque l’on parle des évangéliques dans la presse écrite ou à la télévision, c’est au travers du prisme du fondamentalisme protestant influencé par l’évangélisme américain et par une religiosité communautariste (Exemple des églises d’expression africaine ou antillaise). Ces images des évangéliques que nous jugeons caricaturales ont toutefois le mérite de nous renseigner sur la perception que certains Français peuvent avoir des évangéliques.

Il est important de rappeler que malgré la loi de la séparation des Églises et de l’État, nous sommes dans un pays qui a été fortement influencé par le catholicisme. Aussi, tout mouvement religieux qui ne se situe pas dans la tradition catholique a au départ un déficit de crédibilité, se rend suspect au regard des « journalistes du soupçon ». Il n’est pas vain de rappeler que les protestants évangéliques ont été perçus comme une secte pour les catholiques, de même que les baptistes pour le protestantisme historique.

Nous retenons que ce déficit d’image de visibilité sociale des évangéliques entretient l’ignorance des Français qui se traduit par un comportement mêlant la crainte au désir de connaissance. Il y a manifestement un problème de visibilité et de dialogue avec la société globale et ses représentants, dû peut-être à notre fragmentation dénominationnelle et à notre manque de crédibilité et d’experts dans certains domaines importants.

Je plaide donc pour une lisibilité et une visibilité sociale modérées. Nous devons apprendre à sortir de nos craintes de minorité cognitive qui vacille trop souvent entre le conformiste ou le repli-identitaire (mentalité de ghetto) pour entrer dans une logique de minorité active. Nous devons avoir le courage, comme Daniel et ses compagnons, d’afficher nos valeurs, ne pas avoir peur des conflits et surtout persévérer dans nos choix éthiques et moraux.

Notre monde est toujours aux prises avec le christianisme qui lui a fourni ses grandes valeurs et ses idéaux et continue à être la « part séminale de cette culture ». À ce propos, le philosophe Marcel Gauchet, nous invite au discernement éthique en rappelant que face à la dichotomie public/privé, la privatisation du religieux ne signifie pas forcément la relégation des croyances dans le secret du for intérieur dont elles n’auraient pas à sortir. Les religions sont des composantes éminentes de la société civile, libres de s’y organiser et de s’y manifester. Entendons par là, qu’elles ne peuvent réclamer plus que de compter pour une partie de cet espace public pluraliste et qu’elles ont à rester distinctes dans tous les cas.

En tant que chrétien nous pouvons nous aussi dialoguer avec les différents composants de cet espace public. Il me semble que l’usage civil ou la fonction politique (usus politicus ou civilis) de la Loi de Dieu telle qu’elle est définie par les réformateurs Luther et Calvin nous autorise à proposer un civisme chrétien.

UNE ATTENTE DE CRÉDIBILITÉ

La crédibilité d’une structure est liée aux hommes qui composent la communauté, aux réseaux d’échanges qui la pousse à s’ouvrir de façon efficace. Le drame, c’est que les vérités chrétiennes ont perdu aujourd’hui ces « structures de crédibilité » et que les chrétiens évangéliques sont du même coup réduits à être une « minorité cognitive » comme disent les sociologues. La foi chrétienne ne représente qu’une opinion parmi

d’autres. Face à cette analyse sociologique, nous pourrions être tentés de dissocier l’Évangile (le message) de l’Église (le témoin). Mais en réalité, nous nous trompons, parce qu’il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais d’Évangile sans quelqu’un pour le dire, sans une Église pour l’incarner, sans une morale pour en montrer la portée concrète dans des comportements personnels ou institutionnels.

Nous faisons l’hypothèse que les Français attendent des Évangéliques qu’ils comblent ce déficit d’image par une meilleure communication. Nous avons besoin de donner aux Français l’assurance premièrement que nous ne sommes pas une secte, deuxièmement, que notre hétérogénéité culturelle n’est pas un encouragement au communautarisme et troisièmement, que le protestantisme évangélique est un mouvement supranational, solidaire du corps de Christ qui est universel, mais n’est pas sous influence américaine (sans toutefois nous désolidariser trop facilement avec nos frères américains).

UNE NOUVELLE APOLOGÉTIQUE

Comment rendre intelligible notre foi dans un monde pour qui le christianisme ne représente qu’une minorité cognitive ? Nous sommes au défi de découvrir un nouveau langage apologétique, non pas pour dire que nous sommes les meilleurs, mais pour trouver un langage qui soit capable de rendre complet et pertinent ce que nous croyons, ce dont nous vivons. Or la grande tragédie, nous dit JeanFrançois Collange, c’est que nous vivons dans une société soi-disant tolérante où on n’agresse personne, mais où l’opinion publique n’est pas convaincue que ce que nous disons est réellement pertinent. Il relève de notre responsabilité de faire la démonstration que l’Évangile a quelque chose à dire à notre société ultramoderne sécularisée et pluraliste.

Tel a été le combat des pères apologètes qui ont eu l’audace et le courage de relever le défi de montrer que la mort d’un petit juif de Nazareth sur une croix n’en était pas moins rattachée au logos qui structurait le monde. S’ils ne l’avaient pas fait, nous n’en parlerions pas aujourd’hui ! Ils ont témoigné à partir des quatre Évangiles que cette affaire-là ne concernait pas moins que le logos, la structure du monde lui-même. C’est parce qu’ils ont été hardis que l’Évangile s’est répandu, sinon il n’aurait jamais franchi les frontières de la Palestine.

Cette nouvelle apologétique doit être argumentative : nous vivons dans une société moderne, sécularisée et pluraliste dont les membres rejettent toute notion de « vérités absolues ». Elle doit être une invitation proposée et non une obligation imposée : nous ne pouvons plus user d’« arguments d’autorité ». Quand nous discutons de l’idéal de la vie chrétienne nous devons être prêts à répondre à deux questions importantes de la part de nos interlocuteurs : A quelles conditions peut-on réaliser dans la vie humaine un idéal de cet ordre ? Et qu’exige-t-il s’il est correctement compris ?

Qu’est-ce que les Français attendent des Églises protestantes évangéliques dans ce contexte qui admet voire encourage la coexistence de plusieurs religions ? Dans notre volonté « d’évangélisateurs », notre crédibilité dépendra en grande partie de notre tolérance et de notre capacité à respecter le pluralisme religieux et l’individualisme religieux moderne. Toutefois, il ne s’agit pas pour nous de tomber dans le piège du scepticisme moderne qui voit dans toute affirmation d’une conviction religieuse comme celle-ci « Jésus est le chemin, la vérité et la vie » (Jean 14. 6) une forme d’intolérance.

La tolérance dont nous parlons ici n’est pas une tolérance molle sans colonne vertébrale mais la tolérance considérée comme une vertu éthique : elle allie la force des convictions au respect de l’autre, elle engage l’individu à remettre en question ses propres certitudes parce qu’elles sont de bonne foi. C’est l’acceptation de l’authentique différence de l’autre. Pouvons-nous suivre ici les recommandations de Luc Ferry pour notre dialogue apologétique lorsqu’il nous invite à ne pas supposer a priori que l’autre est de mauvaise foi, mais chercher de toutes nos forces à comprendre ce qui peut le séduire et le convaincre dans une vision du monde que nous ne partageons pas ?

En écho à cette analyse, je pense aux paroles de l’apôtre Pierre dans sa première épître, un texte apologétique interpellant : « Reconnaissez, dans votre cœur, le Seigneur c’est-à-dire le Christ comme le Saint ; si l’on vous demande de justifier votre espérance, soyez toujours prêts à la défendre, avec humilité et respect, et veillez à garder votre conscience pure. Ainsi, ceux qui disent du mal de votre bonne conduite, qui découle de votre consécration au Christ, auront à rougir de leurs calomnies » (1 Pierre 3. 15-16).

PAS LA CONFRONTATION MAIS LE CHEMINEMENT

La société dans laquelle nous vivons est sécularisée en ce sens que l’Église n’est pas d’actualité et l’ignorance biblique et religieuse est grande. Toutefois, les sociologues observent qu’il existe une grande ouverture « spirituelle ». Ce contexte de sécularisation et d’ouverture spirituelle exige des Églises Évangéliques non « la confrontation » des personnes en recherche mais le cheminement avec elles, même si cela nécessite la remise en cause de leur vision du monde. Nous devons penser cheminement et non confrontation.

Une société pluraliste et individualiste ne supporte pas le dogmatisme en matière de croyance philosophique et religieuse. Dans la crise des institutions religieuses et la recomposition du paysage religieux en France, ce qui fait référence aujourd’hui, ce n’est pas la question du dogme ou de la doctrine mais la notion de sagesse. Cet élément est une des explications possibles du succès particulier du bouddhisme en France.

Quelle est la différence entre le dogme (ou la doctrine) et la sagesse ? Face à une doctrine, la logique qui s’impose est celle du « tout ou rien » : c’est à prendre ou à laisser. La sagesse au contraire, est une logique du « plus ou moins », quelque chose qui se construit, qui se corrige. On est en chemin vers la sagesse, mais, dans le dogme, on souscrit ou l’on rejette un certain nombre de dogmes ou de vérités.

L’ENGAGEMENT HUMANITAIRE DES CHRÉTIENS

Une des valeurs fondamentales de la culture française, c’est la cause humanitaire. L’attente des Français à l’égard des Églises protestantes évangéliques pourrait donc être aussi la valorisation de l’amour à travers un engagement humanitaire gratuit.

C’est un des héritages de la philosophie des Lumières, comme nous le rappellent les philosophes. Cette culture est anthropocentrique : « Aujourd’hui, nous dit Philippe Lenoir, qu’ils se sentent religieux ou non, la plupart des Occidentaux mettent l’homme au centre de tout : c’est son bonheur, sa liberté, son épanouissement, le respect de ses droits fondamentaux qui constituent les valeurs suprêmes. »

Pour Philippe Lenoir, cet horizon humaniste est la clé d’interprétation de la quête spirituelle contemporaine. C’est aussi dans ce contexte que nous comprenons pourquoi l’amour est autant valorisé par les Français au détriment des autres vertus religieuses, fondamentales, comme l’espérance, la fidélité, la piété, etc. L’éthique de l’amour a ceci de particulier, c’est qu’il est un bien commun aux croyants comme aux incroyants. Autrement dit, l’amour est célébré par tous comme la vertu suprême et les croyants ne sont crédibles que s’ils insistent sur l’importance de l’amour de Dieu ou du prochain dans leur foi. C’est peut-être cela qui explique pourquoi la petite dame de Calcutta, Mère Teresa a été la personnalité suscitant le plus d’admiration à travers la planète ou que l’Abbé Pierre, reste année après année la personnalité préférée des Français.

La visibilité sociale et la crédibilité des Églises protestantes évangéliques passe par l’unité des chrétiens et l’amour des chrétiens pour Dieu et des chrétiens entre eux et pour les autres : c’est le gage d’une authenticité se manifestant par une qualité de vie, un engagement sincère dans le social. Nous devons favoriser la réceptivité du message de l’Évangile en vivant et en manifestant les valeurs chrétiennes.

APPORTER DU SENS DANS UNE SOCIÉTÉ LIVRÉE À UNE CACOPHONIE DE SENS

Nous vivons dans une société où de plus en plus de visions différentes du monde sont en compétition. Par conséquent, les hommes et les femmes sont livrés à une cacophonie de sens, à un enchevêtrement de niveaux de communication sur les questions de sens. Nos contemporains se sont comme empêtrés dans ces questions et celles-ci leur paraissent insolubles par la seule médiation de la rationalité. Ainsi des groupes entiers, privés d’accès au sens ne trouvent comme moyen d’expression que la violence ou le retrait. Le drame, c’est que les sociétés sécularisées, coupées de leurs racines religieuses judéo-chrétiennes, ne savent ni interpréter vraiment ni traiter cette violence de sens. Dès lors, la construction personnelle et communautaire traditionnelle du sens se trouve barrée car coupée de ses horizons moraux. Or ce sont ces « horizons de sens » qui forment notre identité et c’est notre identité qui définit qui nous « sommes » et d’où nous venons. Elle constitue ainsi l’arrière-plan en regard duquel nos goûts et nos désirs, nos valeurs et nos aspirations prennent leur signification.

La rationalité impersonnelle accroît ces difficultés, en noyant les individus dans des pratiques scientifico-bureaucratiques qui confinent parfois à l’absurde. En réaction à ce primat de la raison, la société hypermoderne a développé le culte de l’instantanéité, y compris en religion, où seul compte la réaction immédiate, l’émotion. Mais cette nouvelle esthétique du sentiment religieux a pour effets pervers d’exclure toute forme de transmission longue du sens. Les communications courtes et émotives rendent difficile l’émergence d’un sens religieux construit, qui est toujours le fruit d’une expérience éprouvée et d’une action durable au sein d’une communauté.

La grande question, pour nous aujourd’hui, est de savoir comment nos Églises protestantes évangéliques peuvent répondre à ces besoins d’unité et de sens, de sécurité et d’identité communautaire qui manquent de plus en plus dans l’univers incertain, chaotique, atomisé de l’hypermodernité.

L’un des chantres du postmodernisme, Gilles Lypovetski, nous dit : « De toute façon, la marche de la sécularisation ne conduit pas forcément à un monde entièrement rationalisé dans lequel l’influence sociale de la religion décline continûment. La sécularisation n’est pas l’irréligion, mais elle est aussi ce qui recompose le religieux dans le monde de l’autonomie terrestre, un religieux désinstitutionnalisé, subjectivisé, affectuel. En d’autres termes, les religions retrouvent un statut légitime de source de sens et de doctrine compréhensive.

Alors, pouvons-nous construire un pont entre les besoins de sens, de bonheur, de sécurité des hommes – sans tomber dans les travers d’une évangélisation trop anthropologique – pour leur apporter le message du salut ? Il faudrait partir du « sauvé pour » afin de faire cheminer ensuite les individus vers le « sauvé de », c’est-à-dire le « sauver du péché », en respectant totalement ainsi le message de l’Évangile.

CONCLUSION GÉNÉRALE

Pour nous interroger sur le sens de la mission de l’Église dans le monde, écoutons la mise en garde d’Henri Blocher qui nous dit que si notre mission se limite à celle du piétisme évangélique « Gagner des âmes », elle est trop pauvre et elle court le « risque inévitable de dégénérer en technique de propagande, en mise en œuvre de recettes psychologiques standardisées, et en récitation de trois ou quatre versets, à l’explication des quatre lois spirituelles » à des personnes non préparées préalablement. La seule façon d’éviter cette méprise nous dit-il, est de nous référer à ce que la Bible entend par la mission de l’Église. Nous adhérons à son analyse lorsqu’il affirme que : « La Bible préfère nous référer au Christ et nous appelle au témoignage. Le témoignage est plus vaste, plus difficile et moins rentable à court terme ! Le témoignage ne réclame pas seulement l’accord de la vie et des paroles ; il doit être rendu dans toutes les sphères de l’existence humaine ; il exige une pensée neuve, au courant du langage, des apports et des problèmes de la culture ambiante, capable de l’intéresser à l’Évangile. Un effort de ce genre ne semble pas d’abord le plus efficace pour gagner des âmes. Mais y renoncer, c’est faillir au respect de la Vérité divine ; c’est négliger le témoignage à rendre à toute une catégorie de contemporains ; c’est appauvrir le message lui-même. N’est-ce pas aussi renoncer, à plus longue échéance, aux résultats les plus durables. Les exemples de Paul et de Jean, dans le Nouveau Testament, en tout cas nous suffisent. »

De cette acception du mot témoignage, nous découvrons que la mission du chrétien dans le monde revêt un sens plus engageant et plus dynamique mais aussi plus large et du coup plus contraignant. Elle requiert imagination et créativité. Elle comprend toutes les activités qui servent, en présence du Dieu qui vient, à libérer l’homme de son esclavage, esclavage qui va de la misère économique, jusqu’à l’épreuve de l’abandon de Dieu. (Moltmann).

Nous adoptons donc cette définition d’Henri Blocher : « La mission du chrétien dans le monde, c’est de témoigner en toutes choses de Jésus-Christ, Sauveur des croyants, en vue de gagner des hommes à la foi en Lui. »

Jean-Claude GIRONDIN

Les textes de ce dossier reprennent les interventions des deux orateurs du séminaire RIME 2006 (Rencontres pour l’implantation et la Multiplication d’Églises) organisé par la FEF. L’intégralité des interventions ainsi que leur bibliographie sont disponibles auprès du secrétariat de la FEF