Texte de la conférence de Christophe Paya donnée aux Assises du Réseau FEF à Lyon le 29 janvier 2016.

Introduction

L’Église est une réalité importante pour nous chrétiens. Je pense que nous serons tous d’accord avec ce point de départ ! Nous croyons non seulement qu’on n’est pas chrétien tout seul, mais aussi qu’on n’annonce pas l’Évangile sans l’Église. Nous enracinons ces convictions dans le projet même du Seigneur, dans son projet de salut, avec la création d’un peuple dans l’A.T., avec la création d’une communauté de disciples autour de Jésus, avec la création de petits groupes un peu partout dans le monde méditerranéen du 1er siècle par Paul et ses équipiers. Nous croyons en l’Église, non pas au sens de la foi en Jésus-Christ par le moyen de laquelle nous recevons le salut, nous n’avons pas foi en l’Église dans ce sens-là, mais nous croyons au sens des convictions majeures qui structurent notre foi, et c’est très important pour des responsables chrétiens, pour des pasteurs. « Je crois en l’Église » apparaît sous une forme ou sous une autre dans la plupart des confessions de foi chrétienne.

Mais il faut peut-être commencer par dire que ce n’est pas une évidence du point de vue de l’expérience. Ce qui est sûr d’un point de vue théologique n’est pas aussi sûr du point de vue de l’expérience. Un certain nombre de membres d’Église, mais aussi de responsables et pasteurs, seraient probablement prêts à dire : je crois certaines choses sur l’Église, mais croire en l’Église, au sens de croire qu’elle occupe une place clé dans le plan de Dieu, alors là, c’est trop demander. Ces chrétiens font partie des déçus de l’Église, de tous ceux qui ont fait la triste expérience de l’incapacité de l’Église à croire et à vivre selon le Seigneur et à accomplir la mission qu’il lui confie.

Je comprends cette réaction, qui conduit certains à préférer le monde associatif évangélique, où la dynamique est parfois plus grande, l’action plus efficace et rapide. Je dis aux étudiants qui se forment à la faculté de théologie que lorsqu’on se prépare au service dans un institut ou dans une faculté, entourés de gens qui sont engagés, qui veulent servir, qui veulent travailler pour Dieu, qui veulent communiquer l’Évangile, on est dans une situation privilégiée. Dans l’Église, lorsqu’on se trouve en position de responsabilité, c’est un petit peu plus compliqué, parce qu’il y a dans l’Église des niveaux d’engagements et de motivations très variés, et une grande diversité dans le cheminement des gens.

Beaucoup de nos contemporains, d’ailleurs, à propos de l’Église, votent avec leurs pieds, comme on dit. Dans leur recherche spirituelle tous azimuts, ils se passent souvent de l’Église. On cherche dans diverses directions, mais l’Église n’est repérée ni comme un panneau indicateur fiable ni comme une étape du cheminement.

Malgré tout cela, je dis que j’aime l’Église et que je crois qu’elle occupe une place spéciale dans le projet de Dieu pour notre monde. Mais pour que ce « j’aime l’Église » et ce « je crois en l’Église » soient vrais et réalistes, il est important de revisiter les fondements bibliques de l’Église et de sa mission, dans le contexte qui est le nôtre aujourd’hui.

1. L’Église a une identité

L’identité de l’Église L’Église a une identité. L’Église sait ce qu’elle est.

Nous connaissons bien les problèmes que peut vivre une personne qui ne sait pas qui elle est, qui doute d’elle-même, de son identité, qui passe sa vie à se chercher. Il est donc essentiel que l’Église sache qui elle est, si elle veut pouvoir se tourner vers le monde pour la mission, et le Nouveau Testament n’est pas avare en données qui nous permettent de dessiner l’identité de l’Église. Les Églises qui perdent de vue de ce qu’elles sont se perdent. Leurs membres finissent par se demander pourquoi ils sont là. Puis ils ne viennent plus aux activités. Les Églises qui ne savent pas qui elles sont perdent leur capacité d’agir ; soit elles consacrent leur énergie à des questions internes, à des débats sans fin, soit elles ne savent plus que faire, soit elles s’égarent.

L’Église du Nouveau Testament, parmi les nombreux groupes qui animent la société gréco-romaine du 1er siècle, a une identité claire. Elle côtoie ce qu’on pourrait appeler des « sectes » religieuses de toutes sortes, des cultes ésotériques, des associations en tout genre. Mais elle ne devrait pas avoir à se demander qui elle est, car ses récits fondateurs

– qu’on trouve dans les évangiles
– et les instructions apostoliques qu’elle reçoit lui disent qui elle est. Et l’Ancien Testament lui donne une histoire, un passé, l’A.T. l’enracine dans un projet qui va jusqu’à l’origine de toutes choses. On sait combien il est important pour l’identité de savoir d’où l’on vient.

Et les auteurs du N.T., en effet, insistent sur l’identité de l’Église, pour de bonnes raisons d’ailleurs : parce que l’Église est appelée à faire ce qu’elle est ; son action ne vient pas en parallèle de ce qu’elle est, ou à côté ou en plus, mais son action jaillit de ce qu’elle est. Connaître l’identité de l’Église est donc essentiel.

Les évangiles font de la communauté chrétienne la communauté de Jésus : ceux et celles qui se rassemblent autour de lui, qui répondent à son appel, qui reçoivent sa parole, qui marchent avec lui sur le chemin du service et qui entrent avec lui et sous sa direction sur le terrain de la moisson.

Les épîtres font de l’Église la communauté de ceux qui appartiennent à Dieu, qui lui sont consacrés en Jésus-Christ. Le fait que l’identité de l’Église apparaisse dans les premières lignes de toutes les épîtres nous dit symboliquement combien la question est importante :

– à l’Église de Dieu établie à Corinthe, ceux qui ont été purifiés de leurs péchés dans l’union avec Jésus-Christ et qui sont appelés à appartenir à Dieu, ainsi que tous ceux qui, en quelque lieu que ce soit, font appel à notre Seigneur Jésus-Christ, leur Seigneur aussi bien que le nôtre (1 Co 1.1-2, BS).

– à vous tous qui êtes à Rome les bien-aimés de Dieu, appelés à appartenir à Dieu (Rm 1.7, BS).

– à ceux qui [à Éphèse] appartiennent à Dieu, et qui croient en Jésus-Christ (Ép 1.1, BS).

L’Église est une communauté de foi, foi en Jésus-Christ, Seigneur et Sauveur. L’Église est une communauté d’appartenance, appartenance à Dieu. L’Église est une communauté de la Parole, la Parole de Dieu, l’appel du Christ. L’Église est une communauté de salut, salut en Jésus-Christ qui nous purifie de nos péchés. L’Église n’est pas un groupe parmi d’autres, elle est au cœur du plan de Dieu. Ce n’est pas de la prétention de le dire. Si l’Église devient prétentieuse, alors c’est qu’elle s’éloigne de son identité. Non, ce n’est pas de la prétention, car tant la foi que l’appartenance que la parole que le salut sont des grâces. Ce sont des dons de Dieu, qui n’ont aucune autre justification que l’amour de Dieu et sa volonté de salut.

Une identité riche et souple

L’identité de l’Église, donc, est affirmée. Mais le N.T. ne s’en tient pas là. Il dessine pour l’Église, à partir de ces affirmations, une identité riche et souple, au fil des métaphores qui constituent l’essentiel de ce que le N.T. dit directement sur l’Église. Je dis « souple », mais comprenez bien que cette souplesse n’est pas une faiblesse, dans la mesure où elle entoure une structure claire, solide et affirmée, car elle permet à l’Église de s’adapter aux multiples contextes dans lesquels les chrétiens d’hier et d’aujourd’hui ont agi et témoigné. Lorsque je parle avec des pasteurs aujourd’hui, lorsque j’écoute les récits de stages des étudiants en théologie, lorsque j’observe autour de moi, je constate que les Églises profitent pleinement de cette souplesse biblique pour bâtir des façons d’être l’Église qui soient adaptées à leur environnement. Les images bibliques, donc :

  • Les images du sel et de la lumière (Mt 5.13-16) font de la communauté des disciples un groupe qui vit le message de Jésus : ce que Jésus dit et enseigne prend forme dans l’Église.
  • L’image du peuple de Dieu fait de l’Église l’héritière de l’œuvre de Dieu dans l’histoire, le peuple que Dieu a voulu et créé, le peuple des croyants, de ceux et celles qui croient en Jésus-Christ, et qui ont été greffés sur le reste fidèle d’Israël ; ceux et celles sur qui Dieu a répandu son Esprit. L’Église est donc un peuple nouveau, issu de l’Israël de l’A.T., élargi à des gens de toutes les nations sur la seule base de la foi en Jésus-Christ.
  •  L’image du temple et l’image du corps font de l’Église un peuple actif, qui se construit à partir d’un fondement et d’une pierre angulaire, qui fonctionne de manière coordonnée à partir des ministères que Dieu donne. Dans les deux cas, c’est le Christ et sa parole qui sont la clé de ces images. En tant que temple de Dieu, maison de l’Esprit, l’Église est la demeure du SaintEsprit (1 Co 3.16 ; voir 6.1920 ; 2 Co 6.16 ; Ép 2.21). Elle n’est donc pas un simple rassemblement de personnes unies par une même conviction, mais une communauté dans laquelle habite l’Esprit de Dieu et qu’il sanctifie.

Des Églises qui se cherchent

Le tableau est clair et riche. C’est beau l’Église. La réalité, pourtant, c’est que les Églises se cherchent. L’Église de Corinthe, c’est frappant, à peine Paul parti, et c’est vraiment une question qui interroge les exégètes, se change en autre chose qu’une Église. Notez bien que l’apôtre Paul ne s’adresse pas à elle comme si elle n’était plus une Église, mais il dit quand même, en résumé : quand vous mangez du pain et du vin, ce n’est pas le Repas du Seigneur que vous prenez ; et quand vous vous réunissez, c’est pour devenir pires. Donc, oui, l’Église de Corinthe est toujours une Église, et c’est rassurant pour nous, mais c’est une drôle d’Église !

Malgré tout ce qui vient d’être dit des données du N.T., l’identité de l’Église est fragile. Elle est menacée. Les épîtres de Jean, par exemple, sont à cet égard assez sombres… Jean tire la sonnette d’alarme et ne mâche pas ses mots.

Non, le N.T., ne fait pas semblant. Il est difficile de savoir comment interpréter cette fragilité de l’Église. Il y a là quelque chose d’étonnant. C’est comme la fragilité du chrétien, qui est sauvé, changé, mais qui reste sujet au péché. On pourrait dire que c’est anormal, mais c’est comme ça, nous le savons bien. Peut-être peut-on juste suggérer positivement que cette fragilité est la contrepartie de la souplesse qui permet à l’Église de s’adapter aux siècles et aux cultures. Le contraire serait alors une Église forteresse, solide mais isolée… mais quelle mission ce genre d’Église pourrait-elle avoir dans le monde ? Ceci dit, comprenons-nous bien : ce n’est pas parce qu’il y a fragilité qu’il y a perte d’identité. L’histoire montre que l’Église a parfois perdu son identité, mais ce n’est pas une fatalité. Ce qu’il faut plutôt dire, c’est que l’Église, dans le temps présent, a cette fragilité : elle ne sait pas comment croire correctement, elle ne sait pas comment vivre justement, l’Église ne sait pas comment être Église et elle a toujours besoin de se l’entendre rappeler. La fragilité fait partie de l’identité de l’Église, il faut le savoir. Là où on va vers de sérieux problèmes, en revanche, c’est si l’on cesse de rappeler à l’Église ce qu’elle est ou doit être… Si l’identité de l’Église est nourrie, alors elle demeure et se renforce, malgré la fragilité. Nous y reviendrons. Mais si on oublie de rappeler à l’Église ce qu’elle est ou doit être, alors cette fragilité se change en écroulement…

Une identité relationnelle

Terminons sur cette question de l’identité de l’Église en mettant en avant deux traits particuliers de cette identité. Tout d’abord, l’identité de l’Église est relationnelle ; ensuite elle la distingue du monde.

À la lecture du NT, il est frappant de constater, finalement, et une fois qu’on a dit tout ce que j’ai dit jusque-là, que l’essentiel de données sur l’Église nous vient d’une « mise en scène » relationnelle de l’identité de l’Église. Lorsque nous cherchons à savoir ce qu’est concrètement l’Église, cette communauté de ceux qui appartiennent à Dieu, qui lui sont consacrés en Jésus-Christ, ce peuple, ce temple, ce corps, lorsque nous voulons saisir un peu mieux ce que cela signifie, eh bien une bonne part des données nous vient de ces fenêtres ouvertes qui jalonnent les pages du N.T., fenêtres ouvertes sur la vie des premières Églises. Le Seigneur a voulu que nous apprenions ce qu’est l’Église non seulement par des premièrement, deuxièmement, troisièmement. Mais aussi en regardant par la fenêtre et en observant des tranches de vie d’Église, à Rome, à Corinthe, en Galatie, à Philippes, ou ailleurs. Nous y sommes habitués, mais c’est original : l’identité de l’Église n’est pas seulement affichée, mais elle est aussi mise en scène dans des relations, montrée dans le vécu ordinaire des chrétiens qui se côtoient. Imaginez que vous entriez dans une église évangélique, aujourd’hui, à Lyon par exemple. Vous franchissez la porte et vous vous trouvez dans le hall d’entrée. Là sur tous les murs sont affichées des informations. Un grand titre : ce qu’est l’Église. Vous lisez, vous êtes maintenant informés. Puis vous poussez une autre porte et vous entrez dans la salle de culte. Mais là il n’y a personne. C’est désert ! Pas âme qui vive… Vous savez ce qu’est l’Église, mais vous ne le voyez pas. Dans le N.T., c’est tout le contraire. Non seulement vous apprenez ce qu’est l’Église par les textes qui vous le disent, mais en même temps, vous le découvrez en poussant la porte – ou parfois seulement en regardant par la fenêtre – d’Églises aussi diverses que celle de Jérusalem et de Rome.

Ce que le N.T. nous dit de l’identité de l’Église est mis en œuvre dans les mêmes pages. Et il apparaît très nettement, dans ces pages, que l’identité de l’Église est très fortement relationnelle. L’Église est une communauté de relations, c’est-à-dire un groupe dont les membres sont en communion les uns avec les autres, dans l’union avec Jésus-Christ. Cette constitution de l’Église en communauté de relation n’est pas annexe au plan de Dieu. Elle est au cœur du plan de Dieu, elle fait écho à l’intention originelle du créateur, qui a fait de l’être humain un être de relation, à son image.

La relation est présente dans toutes les images : le peuple, le corps, le temple, elle est présente dans toutes les exhortations à la réciprocité, dans tout ce qu’on pourrait qualifier de sacerdoce universel et qui parle de ce que les chrétiens peuvent être les uns pour les autres et peuvent faire les uns pour les autres. Le lien social, dont on dit que le monde moderne manque cruellement, existe dans l’Église sous une forme qui ne se limite pas à la proximité humaine, ni même à l’entraide, ou à l’amitié, ni même à une expérience commune – même si toutes ces choses y sont présentes – mais qui prend la forme d’une communion à deux dimensions : la participation, par le Saint-Esprit et en Christ, à la relation d’amour qui unit entre elles les personnes de la Trinité divine, et qui s’exprime concrètement par l’amour des croyants les uns pour les autres. Et qui est donc une mise en actes de l’identité de l’Église.

Une Église distincte du monde

Deuxièmement, nous le savons bien, nous évangéliques, l’Église est par identité distincte du monde. Cette distinction du monde est diversement interprétée, car elle n’est pas un positionnement évident. Si l’on est trop distinct, alors comment pourra-t-on parler au monde ? Mais si l’on est trop proche, attention à la confusion. L’Église est distincte du monde à cause de ce qu’elle est, elle n’est pas du monde ; mais cette distinction n’est pas un repli. Les uns cherchent à atténuer la distinction le plus possible pour montrer au monde la crédibilité de l’Église, mais au risque de la confusion ; les autres cherchent à durcir au maximum la distinction, pour préserver la pureté de l’Église, mais au risque de la séparation. Le plus simple est de concevoir cette distinction, « cette différence du monde comme une différence pour le monde1 ».

L’Église ne cherche pas à revêtir une identité différente pour s’éloigner du monde, mais pour que le monde puisse percevoir la réalité du royaume de Dieu. Il n’est pas rare qu’on entende des échos de cette identité distincte de l’Église, bien vécue, dans des témoignages de personnes en recherche, qui disent avoir rencontré dans l’Église ou dans tel groupe chrétien à la fois la différence et la proximité. Différence : « je me suis rendu compte que les chrétiens avaient quelque chose de particulier que je n’avais pas » ; proximité : « ils avaient le même âge que moi » ; « ils se posaient les mêmes questions que moi » ; « ils faisaient face aux mêmes problèmes que moi ». L’Église a une identité, une identité claire, une identité riche et souple, cette identité peut-être dite en langage relationnel et cette identité la distingue du monde, afin qu’elle soit utile pour le monde.

CHRISTOPHE PAYA

 


NOTE

1 B. Stone, Evangelism after Christendom. The Theology and Practice of Christian Witness, Grand Rapids, Brazos, 2007, p. 177.