L’Église de Jésus-Christ a toujours eu des difficultés à gérer ses relations avec la cité …

Parfois, elle s’est retirée dans l’isolationnisme, craintive d’être souillée par un monde dégénéré. Parfois – souvent? – elle a fait cause commune avec la cité, croyant la transformer en le royaume de Dieu ou la dominer de droit. Souvent encore, elle a été ignorée, méprisée, persécutée par la cité. Dans notre monde pluriel, la relation devient plus compliquée, plus ambiguë. L’Église a droit de cité, ses libertés sont garanties, son pouvoir d’influence positive est souvent reconnu, surtout dans notre petit monde occidental. Pourtant, le clivage n’en est pas moins important. La cité ne peut pas comprendre l’Église. Elle voudrait la limiter à un rôle privé, au service de la cité. Mais l’Église n’est pas d’abord au service de la cité. Elle veut bâtir le royaume de Dieu au sein de la cité. Il y a dans un sens profond compétition, opposition. L’Église ne cherche pas la prospérité de la cité comme un but en soi. Elle voit plutôt un monde en révolte contre Dieu au milieu duquel elle vit en étrangère, à l’image d’Abraham. Là où la cité cherchera souvent à incorporer l’Église à sa mission, l’Église est appelée par son Maître à rester fidèle à sa mission .

Qu’entendons-nous par la cité? La civitas romaine était en même temps la société humaine, l’État, la cité, et la communauté des citoyens. Notre but n’est pas de parler du rôle des Églises dans les cités, ni même du rôle de l’Église dans la ville. Nous nous préoccuperons de la question plus générale de nos relations avec l’État, de notre rapport à la chose publique, à la res publica. Il nous faut aussi vite poser une autre question: Quel est le rapport entre la cité et le monde? La cité, est-ce le monde structuré, organisé? En soi, la cité n’est pas une notion biblique. Mais la Bible parle beaucoup du monde, la comprenant comme une entité ennemie de Dieu, objet de notre mission. Cependant, nous n’envisageons pas pareillement notre rapport à la cité et notre rapport au monde. Avons-nous raison? Peut-on vraiment dissocier les deux? Peut-on s’investir à fond dans la cité et pourtant rester libres quant au monde?

Modèles d’une relation ambiguë

Quelles ont été les relations entre l’Église et la cité à travers l’histoire? En voici un survol très rapide.

1. L’église persécutée.

C’est essentiellement l’époque avant Constantin le Grand (313). La cité, à quelques exceptions près, rejette l’Église, parfois brutalement (les 10 grandes persécutions romaines, de Néron à Dioclétien), souvent plus subtilement. Ce modèle a bien sûr traversé les siècles jusqu’à aujourd’hui. L’attitude de l’Église ancienne se voit assez clairement dans l’anonyme lettre à Diognète au 2è siècle.

Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils partagent tous la même table, mais non la même couche. sus sont dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies et leur manière de vivre l’emporte en perfection sur les lois. Ils aiment tous les hommes et tous les persécutent. On les méconnaît, on les condamne; on les tue et par là ils gagnent la vie. Ils sont pauvres et enrichissent un grand nombre. Ils manquent de tout et ils surabondent en toutes choses. On les méprise et dans ce mépris ils trouvent leur gloire. On les calomnie et ils sont justifiés. On les insulte et ils bénissent. On les outrage et ils honorent. Ne faisant que le bien, ils sont châtiés comme des scélérats. Châtiés, ils sont dans la joie comme s’ils naissaient à la vie … En un mot, ce que l’âme est dans le corps, les Chrétiens le sont dans le monde. L’âme est répandue dans tous les membres du corps comme les Chrétiens dans les cités du monde. L’âme habite dans le corps et pourtant elle n’est pas du corps, comme les Chrétiens habitent dans le monde mais ne sont pas du monde … La chair déteste l’âme et lui fait la guerre, sans en avoir reçu de tort, parce qu’elle l’empêche de jouir des plaisirs: de même le monde déteste les Chrétiens qui ne lui font aucun tort, parce qu’ils s’opposent à ses plaisirs. L’âme aime cette chair qui la déteste, et ses membres, comme les Chrétiens aiment ceux qui les détestent… 

2. L’église appréciée.

Avec la conversion de Constantin et son accession au trône impérial commence une courte époque d’appréciation mutuelle dans un climat de pluralité de religions, cf l’édit de Milan, 313: «Il convient à la tranquillité dont jouit l’Empire que la liberté soit complète pour tous nos sujets d’avoir le Dieu qu’ils ont choisi et qu’aucun culte ne soit privé des honneurs qui lui sont dus. » L’empereur convoque des conciles, exige que les églises s’entendent, favorise les églises (fiscalité, instauration dimanche) et est hautement loué par celles-ci.

Augustin se situe encore à cette période. Suite au sac de Rome en 410, il écrit La Cité de Dieu. Il essaie d’y répondre à ceux qui attribuent l’effondrement de l’Empire à l’incapacité du Dieu des Chrétiens de protéger la cité, surtout que les chrétiens avaient encouragé ce sentiment («suivez la vraie religion et l’Empire sera conservé»). Dans son livre, il développe l’idée que dès la Genèse il y a une opposition entre la Cité des hommes (Caïn, Babylone, Rome) et la Cité de Dieu (Abel, Jérusalem, l’Église). Cette Église est pour lui l’ensemble des chrétiens, l’Église pérégrinante, servant dans l’État la cause de la justice, de la paix, «pendant qu’en leur cœur ils demeurent d’humbles citoyens de la cité céleste.» Augustin présente les deux cités ainsi: «Deux amours ont donc bâti deux cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de la terre; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité de Dieu. » Caïn bâtit une cité, «Abel, pèlerin sur la terre, ne bâtit rien. » Les membres de la cité de Dieu sont exilés jusqu’à l’avènement de son règne.

3. L’église dominatrice.

Dès 380, le Christianisme devient religion d’état et le restera pendant très longtemps. Il suffit de penser à Clovis, au rôle de la papauté, et à l’influence des cardinaux Richelieu et Mazarin pour s’en faire une petite idée. C’est l’époque des persécutions de ceux qui croient autrement. L’État et l’Église fusionnent, et l’État devient le bras armé de l’Église (l’inquisition). Cela durera jusqu’à la Réforme, et souvent bien au-delà.

4. L’église nationale.

La Réforme crée une nouvelle situation là où elle réussit. Tout en ayant une théologie plus biblique, la confusion perdure entre l’Église et la cité (cujus regio, ejus religio – tel prince, telle religion), même jusqu’à la persécution des autres (Anabaptistes … ), tant par les Catholiques que par les Luthériens. L’Église nationale se voit aussi subsidiée par l’État.

5. L’église séparée.

Tantôt une séparation totale de par l’État qui refuse tout lien officiel avec l’Église, tantôt une séparation organisée par un concordat ou une approche semblable. Mais il faut aussi penser aux Églises qui inscrivent la séparation dans leurs principes, comme les Anabaptistes. Alors, on revient souvent au modèle de l’Église persécutée.

6. L’église courtisée et /ou courtisane

Une séparation officielle, mais une interaction parfois étroite pour influencer la politique, ou une reconnaissance du pouvoir de l’Église et une recherche à utiliser celui-ci à des fins politiques (cf les églises chrétiennes et Mussolini, Hitler). Pour cette période de l’entre deux guerres, cf la citation suivante de Bonhoeffer en 1937. Même en cette année tardive, il n’était pas encore très évident dans le monde qui était vraiment Hitler et les paroles de Bonhoeffer semblaient bien alarmistes pour beaucoup, une voix dans le désert!

Les commandements de l’amour du prochain et de l’absence de vengeance apparaîtront, dans le combat de Dieu vers lequel nous allons – et dans lequel nous sommes en partie déjà engagés depuis des années – avec une netteté particulière là où combattront, d’un côté la haine, de l’autre côté l’amour. Il faut que, de toute urgence, chaque chrétien s’adapte sérieusement à ce fait. Le temps approche où quiconque confesse le Dieu vivant sera non seulement un objet de haine et de fureur – nous en sommes presque déjà arrivés là – mais où, uniquement à cause de cette confession, on l’exclura de la «société des hommes », comme on dit, où on le chassera de place en place, où on s’en prendra physiquement à lui, le maltraitant et, éventuellement, le mettant à mort. .. Une persécution universelle de tous les chrétiens approche, et, en fait, c’est là le véritable sens de tous les mouvements et de tous les combats de notre époque.

Soulignons la tentation que l’Église ressent lorsqu’il y a un effort de l’État de la courtiser … pour mieux la contrôler. Là où c’est le cas aujourd’hui, sachons être prudents comme les serpents et simple comme les colombes!

7. L’église nostalgique.

Séparée, parfois minoritaire, et désireuse de reconnaissance, l’Église aspire à une autre relation que l’indifférence manifestée. C’est dans ce contexte qu’il y a parfois une confusion entre AT et NT avec le rappel fréquent d’un texte comme Jér 29. 7: « Cherchez à rendre prospère la ville où le Seigneur vous a fait déporter, et priez-le pour elle, car plus elle sera prospère, plus vous le serez vous-mêmes «  (BFC). Mais nous ne devons pas oublier que cet investissement mal compris par les Juifs a conduit à l’assimilation. À l’appel de sortir de Babylone, on pense que seuls quelque 2,5 % du peuple y donnent suite… L’Église recherche activement des contacts avec les autorités politiques de la cité. Son désir est de devenir une église appréciée. Mais le danger est qu’on devient seulement une Église courtisane, et courtisée …

Une appréciation biblique

Quelle était la relation entre Jésus et les premiers chrétiens d’une part, et la cité d’autre part ? Le ministère de Jésus: Jésus semble parcourir la cité des hommes avec un détachement étonnant. Il nous frappe par son indifférence totale par rapport à la cité. Pourtant, il rencontre beaucoup de chefs: un centenier, des chefs de synagogue, des membres du Sanhédrin, Hérode et Pilate. Son souci «spirituel» pour eux est évident, son agacement avec eux («race de vipères», «Ce renard») tout autant. Son attitude envers les occupants a dû troubler les patriotes («aller le 2e mille» … ), mais dans l’ensemble, il était peu ou pas préoccupé par la cité. Il était venu bâtir la cité de Dieu, cf son entretien avec Pilate en Jn 18. Il était respectueux des lois, mais sans plus (pensez à Pierre et l’impôt du temple … ). Son équipe de disciples était politiquement incorrecte, unissant zélotes, péagers et gens du bas peuple. En fait, son attitude est choquante en ce qu’elle ressemble à l’attitude coupée du monde de certaines églises … Pourtant, une révolution est en cours …

Suite au prochain numéro

Egbert Egebrts