Pour palier le déficit de lisibilité des évangéliques, la FEF a édité ces dernières années trois lexiques. Le but: expliquer succinctement aux journalistes et aux décideurs, mais aussi au grand public, qui sont les évangéliques, ce qu’ils croient et d’où ils viennent.

Pour ceux qui voudraient approfondir la question, nous proposons un extrait du livre de John Stott, édité en 2000 intitulé La vérité évangélique, un défi pour l’unité. Sans constituer l’unique référence pour la FEF en la matière, cette approche nous a paru originale et approfondie. Nous invitons les lecteurs qui souhaiteraient aller encore plus loin à lire le livre entier, ainsi que d’autres traitant de ce sujet (voir en fin d’article). Nous espérons contribuer, à travers ce sujet, à ce que chaque chrétien évangélique, sachant mieux qui il est, soit plus à l’aise pour témoigner de sa foi au Christ de l’Évangile.

Trois dénégations

Premièrement, la foi évangélique n’est pas une innovation récente, une nouvelle branche du christianisme que nous venons d’inventer. Au contraire, nous avons l’audace d’affirmer que le christianisme évangélique est le christianisme original et apostolique du Nouveau Testament. Cette affirmation et son démenti ont résonné déjà au seizième siècle. Les réformateurs étaient souvent accusés d’être des innovateurs par l’Église catholique romaine, mais ils réfutèrent cette accusation. Pour eux, les vrais innovateurs étaient les scolastiques du Moyen âge; quant à eux, ils se définissaient comme les rénovateurs, ceux qui s’efforçaient de revenir aux sources et de remettre à l’honneur l’Évangile original authentique. «Nous n’enseignons pas des choses nouvelles, écrivit Luther, mais nous répétons et réaffirmons les vérités anciennes, celles que les apôtres et les docteurs pieux ont enseignées avant nous6 . » Hugh Latimer, le prédicateur populaire de la Réformation anglaise fit une déclaration similaire: «Vous dites que c’est un nouvel enseignement. Mais je vous affirme que cet enseignement est ancien7 . » John Jewel, évêque de Salisbury à partir de 1560, a rendu un témoignage encore plus éloquent dans son célèbre ouvrage Apology (1562) : «Ce n’est pas notre doctrine que nous vous prêchons ; nous ne l’avons pas écrite, ni découverte, nous n’en sommes pas les inventeurs. Nous ne vous communiquons rien d’autre que ce que les Pères de l’Église, les apôtres et Christ notre Sauveur lui-même ont enseigné avant nous8 . »

À chaque génération, les chrétiens évangéliques ont été accusés d’être des innovateurs, mais ils s’en sont toujours défendus. Ainsi, de son temps, on a souvent reproché à John Wesley d’introduire de nouvelles doctrines dans l’Église d’Angleterre. Il l’a nié très farouchement. «C’est le véritable christianisme d’autrefois que je prêche9 », insistait-il. Au début de sa formidable carrière d’évangéliste, Billy Graham fut accusé non d’innover, mais d’être désespérément démodé en reculant d’un siècle la cause de la religion. Voici ce qu’il répondit: « Je leur répliquai que je voulais dans les faits renvoyer la religion en arrière – pas seulement une centaine d’années – mais dix-neuf siècles, au temps du livre des Actes, lorsque les disciples du premier siècle étaient accusés de révolutionner l’Empire romain10. »

Deuxièmement, la foi évangélique n’est pas une déviation du christianisme orthodoxe. Elle n’est ni un bras mort ni un tourbillon, mais le courant principal du christianisme. Les chrétiens évangéliques n’ont aucune peine à réciter le Symbole des Apôtres et celui de Nicée ex animo, c’est-à-dire sans aucune réserve mentale et sans devoir croiser les doigts.

Le vocable «évangélique», malgré l’hostilité qu’il a soulevée contre lui, est en fait un mot noble qui a un passé long et honorable. Il s’est généralisé seulement au début du dix-huitième siècle en liaison avec le «Réveil évangélique» associé à John Wesley et George Whitefield. Mais au dix-septième siècle, il était appliqué aux Puritains anglais et aux Piétistes allemands. Un siècle plus tôt encore, il désignait les Réformateurs. Eux-mêmes se nommaient evangelici, abrégé de evangelici viri, les «hommes évangéliques », une expression que Luther adopta sous la forme die Evangelischen.

Ce n’était cependant pas le début. Au quinzième siècle, John Wycliffe, quelquefois qualifié d’«étoile du matin de la Réforme» fut appelé doctor evangelicus. Avant lui, nous englobons dans le terme de proto-évangéliques tous ces remarquables chrétiens qui reconnaissaient l’Écriture comme autorité suprême et le Christ crucifié comme seul moyen de salut. Augustin est l’un d’eux; ce célèbre Père de l’Église proclama la grâce divine comme seul remède au péché de l’homme. De lui il n’y a qu’un pas jusqu’au Nouveau Testament, et à son «Évangile» d’où les chrétiens évangéliques tirent leur nom.

C’est cependant dans l’histoire ecclésiastique récente que les mots «évangélique» et «évangélisme» sont devenus courants. Dans la Grande-Bretagne du dix-neuvième siècle plusieurs leaders évangéliques acquirent une notoriété nationale. Charles Simeon, vicaire de Holy Trinity, Cambridge, pendant cinquante-deux ans (1782-1833) exerça une influence considérable sur plusieurs générations d’étudiants par sa prédication systématique. William Wilberforce, qui, avec de fidèles amis, lutta pendant quarante-cinq ans contre la traite des esclaves africains réussit en 1807 à abolir la traite des esclaves et, en 1833, l’esclavage lui-même. Anthony Ashley Cooper, septième comte de Shafestbury (1801- 1885), trouva dans ses convictions évangéliques l’inspiration de ses nombreuses réformes sociales. Et J. C. Ryle, évêque de Liverpool de 1880 à 1900 fut un champion compétent et hors pair de la vérité évangélique contre ce qu’il appelait le « romanisme» et le « scepticisme». Il y eut également de remarquables leaders évangéliques en Amérique du Nord au dix-neuvième siècle. Charles G. Finney (1792-1875), par exemple, fut un ardent défenseur à la fois du mouvement évangélique et des réformes sociales. Il fonda toute une série de « sociétés de bienfaisance» dans tous les domaines de la philanthropie. Theodore Weld, un de ses disciples, consacra toute sa vie à la lutte contre l’esclavage. D. L. Moody (1837- 1899) est bien connu pour ses campagnes d’évangélisation efficaces aussi bien en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis. Mais cet homme était également soucieux d’élever le niveau de l’éducation, et son influence personnelle fut très étendue. Charles Hodge (1797-1878) s’engagea, lui aussi, en faveur d’une meilleure éducation. Professeur au séminaire théologique de Princeton pendant cinquante-six ans, il ne fut pas seulement un ardent défenseur de l’orthodoxie évangélique; il enseigna plus de trois mille étudiants. Mentionnons encore les frères Arthur et Lewis Tappan, des hommes d’affaires prospères qui soutinrent de leurs dons généreux de nombreuses réformes sociales, des missions, l’évangélisation, la distribution de Bibles, l’enseignement chrétien et la lutte contre l’esclavage.

Revenons en Grande-Bretagne. C’est là qu’en 1846 est née l’Alliance évangélique mondiale (World Evangelical Alliance) ; ce nom est mal approprié puisque dès le début ce fut une organisation britannique et non internationale. En 1951 fut fondée l’Association évangélique mondiale (World Evangelical Fellowship), l’année même où l’Alliance évangélique mondiale modifiait son nom en Alliance évangélique britannique, titre plus modeste et plus correct. L’Alliance britannique fut un des membres fondateurs de l’Association évangélique mondiale.

Troisièmement, la foi évangélique n’est pas synonyme de fondamentalisme. Les deux mouvements ont une histoire distincte et une connotation différente.

Le mot « fondamentalisme» est souvent utilisé aujourd’hui pour calomnier des chrétiens. Il a pourtant des origines très respectables. Il s’est imposé à la suite d’une série de douze livres de poche intitulés The Fundamentals, publiés entre 1909 et 1915 par Lyman et Milton Stewart, deux frères de Caroline du Sud. Chaque livre comportait plusieurs articles de différents auteurs. Ces livres furent distribués gratuitement à des millions d’exemplaires. Les « fondements » étaient les vérités bibliques fondamentales comme l’autorité de l’Écriture, la divinité de Jésus-Christ, son incarnation, sa naissance virginale, sa mort expiatoire, sa résurrection corporelle et son retour personnel, le Saint-Esprit, le péché, le salut et le jugement, le culte, la mission mondiale et l’évangélisation. Le terme « fondamentaliste» fut forgé pour désigner quiconque croyait aux affirmations centrales de la doctrine chrétienne. Les auteurs des Fundamentals étaient tous originaires de Grande-Bretagne ou d’Amérique du Nord. Parmi eux, mentionnons R. A. Torrey, B. B. Warfield, A. T. Pierson, James Orr, Campbell Morgan, ainsi que les évêques J. C. Ryle et Handley Moule.

Fondamentalisme et évangélisme

À l’origine, le mot « fondamentalisme» était donc un synonyme acceptable d’«évangélisme». Considérons par exemple le livre de Carl Henry, The Uneasy Conscience of Modern Fundamentalism, publié en 1947. Tout en se plaignant dans cet ouvrage que « le christianisme évangélique ait de plus en plus négligé la dimension sociale de l’Évangile», l’auteur n’établit aucune distinction entre le fondamentalisme et l’évangélisme11. Cependant, peu à peu, dans l’esprit des gens, le fondamentalisme fut associé à certaines attitudes extrêmes et extravagantes, si bien que dans les années 1950, des responsables chrétiens nord-américains comme Carl Henry, Billy Graham et Harold Ockenga créèrent le «néo-évangélisme» pour se démarquer du vieux fondamentalisme qu’ils avaient rejeté.

Les chrétiens évangéliques sont mal jugés à cause de livres comme Fundamentalism, du professeur James Barr, et Rescuing the Bible from Fundamentalism, de l’évêque Jack Spong qui, par ignorance, incompréhension ou méchanceté, continuent d’identifier l’évangélisme actuel au fondamentalisme d’autrefois. Pour eux, c’est comme si l’Église n’avait qu’une seule option: un libéralisme éclairé ou un fondamentalisme obscurantiste12.

Qu’il soit dit clairement d’emblée que l’immense majorité des chrétiens évangéliques (du moins en Europe) rejette l’étiquette « fondamentaliste», car ils sont en désaccord avec les prétendus fondamentalistes sur de nombreux points importants.

Il est difficile de dresser la liste de ces points parce que le fondamentalisme ne s’est jamais clairement positionné par rapport à l’évangélisme et n’a jamais publié une base doctrinale largement acceptée par ses adeptes. En cherchant maintenant à faire le contraire, c’est-à-dire à différencier l’évangélisme du fondamentalisme, je me rends certainement coupable de généralisations et de caricatures. Je demande à mes lecteurs de ne pas perdre de vue que ce que j’essaie de décrire dans la suite, ce ne sont pas des individus ou des groupes identifiables, mais certaines tendances marquées. Je reconnais volontiers que ma description du fondamentalisme correspond à celui que défend l’Américain vieux style, et non à celui de nos contemporains qui conservent l’étiquette tout en rejetant une partie du contenu. De même, le portrait que je brosse de l’évangélisme peut paraître idéalisé, car hélas, certains évangéliques contemporains continuent de revendiquer le nom mais refusent de vivre selon ses idéaux.

Il me semble apercevoir au moins dix tendances qui différencient le fondamentalisme de l’évangélisme.

1. En ce qui concerne la pensée humaine, les fondamentalistes de l’ancienne école donnent l’impression de mépriser l’érudition et de se méfier des disciplines scientifiques ; certains tombent même dans l’anti-intellectualisme et l’obscurantisme. Les vrais évangéliques, eux, reconnaissent que toute vérité vient de Dieu, que notre intelligence est un don de Dieu, qu’elle est un élément vital de l’image de Dieu en nous, que le refus de réfléchir est une injure faite à Dieu et qu’au contraire nous l’honorons chaque fois que par l’étude de la science ou de l’Écriture, «nous retrouvons les pensées de Dieu» (Johann Kepler).

2. En ce qui concerne la nature de la Bible, les fondamentalistes sont présentés par les dictionnaires comme des gens qui croient que «chaque mot est littéralement vrai ». C’est certainement une calomnie, car l’adverbe « littéralement » est une généralisation par trop absolue. Mais il est indéniable que certains fondamentalistes se caractérisent par une littéralité excessive. Bien qu’ils croient que tout ce que la Bible affirme est vrai, les évangéliques ajoutent que certaines affirmations bibliques sont vraies symboliquement ou poétiquement (plutôt que littéralement) et doivent donc être interprétées. Le fondamentaliste le plus convaincu croit-il vraiment que Dieu a des plumes (Psaume 91: 4) ?

3. En ce qui concerne l’inspiration biblique, les fondamentalistes ont tendance à la décrire comme un processus mécanique dans lequel les auteurs humains étaient passifs et ne jouaient aucun rôle actif. La conception fondamentaliste de la Bible, un livre dicté par Dieu, ressemble beaucoup à ce que les musulmans pensent du Coran, un livre dicté en langue arabe par Allah par l’intermédiaire de l’ange Gabriel, Mahomet étant chargé d’écrire les mots de la dictée. Le Coran est ainsi présenté comme la copie exacte d’un original céleste. Pour leur part, les évangéliques insistent sur la double paternité littéraire de l’Écriture. L’auteur divin a parlé à des auteurs humains qui étaient en pleine possession de leurs facultés.

4. En ce qui concerne l’interprétation biblique, les fondamentalistes semblent admettre qu’ils peuvent s’appliquer le texte sacré comme s’il avait été écrit avant tout pour eux. Ils ne tiennent pas compte du gouffre culturel qui sépare le monde de la Bible du monde contemporain. Les évangéliques, du moins en théorie, se débattent avec la question de la transposition culturelle. Ils essaient ainsi d’identifier le message essentiel du texte, de le détacher ensuite de son contexte culturel puis de le « recontextualiser », c’est-à-dire de l’appliquer à notre situation présente.

5. En ce qui concerne le mouvement œcuménique, les fondamentalistes ne se contentent pas d’être suspicieux (ils ont d’amples raisons de l’être), mais ils le rejettent de façon globale et sans exception, avec véhémence. Le Conseil américain d’Églises chrétiennes (American Counsel of Christian Churches), fondé par Carl McIntyre en 1941, est l’expression la plus farouche de cette attitude. Mais de nombreux évangéliques, qui critiquent à juste titre le côté libéral et la méthodologie dénuée de principes du Conseil Œcuménique des Églises (COE), essaient cependant de faire la part des choses en approuvant un œcuménisme qui est bibliquement justifié et en revendiquant la liberté de rejeter ce qui ne l’est pas.

6. En ce qui concerne l’Église, les fondamentalistes ont eu tendance à élaborer une ecclésiologie séparatiste et à s’éloigner de toutes les églises qui n’étaient pas d’accord avec eux sur tous les points de leur position doctrinale. Ils oublient que Luther et Calvin répugnaient à se séparer de l’Église romaine et qu’ils avaient rêvé de réformer le catholicisme. De leur côté, la plupart des évangéliques, tout en croyant à la nécessité de rechercher et de défendre la pureté doctrinale et éthique de l’Église, savent que la pureté absolue ne peut pas être atteinte dans ce monde. Il n’est pas facile de trouver le juste équilibre entre la discipline et la tolérance.

7. En ce qui concerne le monde, les fondamentalistes ont parfois été enclins à s’approprier ses valeurs et ses normes sans examen critique préalable (par exemple dans l’évangile de la prospérité) et à d’autres moments, ils s’en sont éloignés par crainte d’être contaminés. Tous les évangéliques n’échappent certainement pas à l’accusation de mondanité. Cependant, du moins en théorie, ils s’efforcent de respecter le principe biblique de ne pas se conformer au monde, tout en étant désireux d’obéir à l’exhortation de Jésus d’être présents dans le monde comme sel et lumière, afin d’empêcher sa décomposition et d’illuminer ses ténèbres.

8. En ce qui concerne les questions raciales, les fondamentalistes ont eu tendance, surtout aux États-Unis et en Afrique du Sud, à s’accrocher au mythe de la supériorité de la race blanche et à justifier la ségrégation raciale, même au sein de l’Église. Le racisme existe sans aucun doute parmi les évangéliques aussi, mais partout s’observe un sincère désir de s’en repentir. Il faut reconnaître que la plupart des évangéliques défendent et pratiquent l’égalité raciale, compte tenu de la création et surtout à cause de Jésus-Christ qui a renversé les murs des séparations raciale, sociale et sexuelle afin de créer une humanité nouvelle et unie.

9. En ce qui concerne la mission chrétienne, les fondamentalistes ont eu tendance à considérer les mots «mission» et «évangélisation» comme des synonymes. Pour eux, la vocation de l’Église est tout simplement de proclamer l’Évangile. Quant aux évangéliques, tout en continuant à affirmer la priorité absolue de l’évangélisation, ils se sont sentis incapables de la dissocier de la responsabilité sociale. Comme dans le ministère de Jésus, aujourd’hui aussi paroles et actes, proclamation et démonstration, bonne nouvelle et œuvres bonnes se complètent et s’épaulent mutuellement. Leur séparation, écrivit Carl Henry est « le divorce troublant au sein du protestantisme13 ».

10. En ce qui concerne l’espérance chrétienne, les fondamentalistes sont enclins à se montrer dogmatiques quant à l’avenir, même s’ils n’ont évidemment pas le monopole du dogmatisme, loin s’en faut! Mais ils interprètent jusque dans le détail, et parfois le détail forcé, l’accomplissement des prophéties, divisent l’Histoire en dispensations rigides et épousent les conceptions d’un sionisme chrétien qui ignore les graves injustices perpétrées contre les Palestiniens. Les évangéliques, de leur côté, tout en attendant ardemment le retour personnel, visible, glorieux et triomphal du Seigneur Jésus-Christ, préfèrent ne pas se prononcer sur les détails qui divisent des chrétiens foncièrement bibliques

Qui sont les évangéliques et quelles sont leurs croyances ?

En exposant mes trois dénégations, je me suis certainement montré trop négatif. Il est temps que je rectifie et complète. J’ai indiqué ce que la foi évangélique n’est pas. Qu’est-elle alors ? Avant d’essayer de répondre à cette question, il est important de comprendre que parallèlement à son expansion mondiale, le mouvement évangélique s’est également considérablement diversifié.

On a proposé plusieurs classifications des différents courants évangéliques. En avril 1996, l’éditeur du journal Church of England Newspaper a suggéré sur un ton humoristique qu’il existait «57 variétés d’évangéliques », par analogie avec les 57 produits Heinz que l’on trouve dans les épiceries. Rowland Croucher cite un professeur anonyme d’un séminaire californien qui prétendait pouvoir identifier seize sortes d’évangéliques14, alors que de son côté, Clive Calver parle des douze tribus évangéliques15. D’autres observateurs réduisent de moitié ce nombre.

En 1975, un an après le congrès de Lausanne sur l’évangélisation du monde, le professeur Peter Beyerhaus, de Tubingue distinguait six groupements évangéliques différents :

1. Les néo-évangéliques (dont Billy Graham), qui prennent leurs distances avec la phobie scientifique et le conservatisme politique des fondamentalistes, et militent pour une collaboration la plus large possible.

2. Les fondamentalistes stricts qui sont intransigeants dans leur attitude séparatiste.

3. Les évangéliques confessants, qui attachent une grande importance à une confession de foi et au rejet de l’erreur doctrinale contemporaine.

4. Les pentecôtistes et les charismatiques.

5. Les évangéliques radicaux, qui sont favorables à un engagement socio-politique et s’efforcent d’associer témoignage et action sociale.

6. Les évangéliques œcuméniques, qui participent de façon critique au mouvement oecuménique16.

Près de vingt ans plus tard, dans son livre Ecumenical Faith in Evangelical Perspective (Eerdmans, 1993), Gabriel Fackre, du Andover Newton School of Theology, publia une liste semblable des six catégories d’évangéliques :

1. Les fondamentalistes («polémiques et séparatistes »).

2. Les anciens évangéliques (qui insistent sur la conversion personnelle et l’évangélisation de masse).

3. Les néo-évangéliques (qui acceptent la responsabilité sociale et l’apologétique).

4. Les évangéliques favorables à la justice et à la paix (des activistes socio-politiques).

5. Les évangéliques charismatiques (qui insistent sur l’œuvre de l’Esprit dans le parler en langue, la guérison et la louange).

6. Et les évangéliques œcuméniques (soucieux d’unité et de coopération).

Dans cette classification intéressante des tendances, certaines se chevauchent.

Interrogeons-nous maintenant sur les croyances que les chrétiens évangéliques ont en commun. Il est vrai qu’on note à travers les siècles de l’histoire de l’Église une certaine continuité des croyances et pratiques évangéliques, tantôt brillant de tous leurs feux, tantôt comme sous un étouffoir, mais qu’en est-il aujourd’hui ? Ces choses ne sont pas statiques, elles évoluent. Les défis ont changé, les réponses également. Néanmoins, la plupart des observateurs s’accordent à souligner l’existence d’un réel consensus.

Deux savants britanniques, l’un théologien et anglican, l’autre historien et baptiste, ont fait une étude approfondie de l’essence de l’évangélisme. Il s’agit de la monographie intitulée The Evangelical Anglican Identity Problem (1978), de J.-I. Packer, et de l’enquête poussée Evangelicalism in Modern Britain (1989), de D.-W. Bebbington.

Packer a procédé à une anatomie complète de l’évangélisme. Elle comporte quatre déclarations et six articles de foi particuliers. Packer affirme que l’évangélisme est un «christianisme pratique» (un mode de vie de soumission totale au Seigneur Jésus-Christ), un «christianisme pur », voire un «christianisme simple» (puisqu’il est « impossible d’ajouter quoi que ce soit à la doctrine chrétienne sans lui retrancher quelque chose»), un «christianisme unificateur » (cherchant à promouvoir l’unité par un attachement commun à la vérité de l’Évangile), et un «christianisme rationnel » (en réaction à la recherche exagérée de l’expérience).

Après avoir énoncé ces quatre constatations générales, Packer identifie six articles de foi évangéliques. Les titres sont de lui, les ajouts entre parenthèses de moi.

1. La suprématie de l’Écriture Sainte (à cause de son inspiration unique).

2. La majesté de Jésus-Christ (le Dieu-Homme mort en sacrifice pour le péché).

3. La seigneurie du Saint-Esprit (qui exerce une grande variété de ministères vitaux).

4. La nécessité de la conversion (une rencontre personnelle avec Dieu à l’initiative de Dieu lui-même).

5. La priorité de l’évangélisation (le témoignage étant une expression du culte).

6. L’importance de la communion fraternelle (l’église étant une communauté vivante de croyants)17.

Une décennie plus tard est parue l’enquête magistrale de David Bebbington, Evangelicalism in Modern Britain. L’auteur y souligne ce qui lui semble être les quatre principales caractéristiques de l’évangélisme. Ce sont: « le conversionisme, la doctrine de la nécessité du changement de vie; l’activisme, la traduction de l’Évangile dans l’effort; le biblicisme, une conception particulière de la Bible; et le crucicentrisme, l’insistance sur le sacrifice de Christ sur la croix. » David Bebbington conclut: «Ensemble, ils forment le quadrilatère des priorités à la base de l’évangélisme18. » Derek Tidball affirme que le quadrilatère de Bebbington « s’est rapidement imposé comme le consensus le plus proche que nous pouvions espérer recueillir19. »

Peut-être n’apprécions-nous pas particulièrement les termes ésotériques en « isme» qu’a inventés Bebbington, mais nous ne pouvons pas ne pas être frappés par l’importance que l’auteur accorde à la Bible et à la croix, à l’évangélisation et à la conversion, ce que Packer avait déjà mis en exergue.

Cette sélection de mots illustre le jugement de l’auteur, à savoir que bien que « façonné et refaçonné par son environnement20 », l’évangélisme révèle «un noyau commun qui est resté remarquablement constant à travers les siècles21. »

En réfléchissant à ces deux listes des caractéristiques de l’évangélisme, je dois confesser un certain malaise. Est-il juste, me suis-je demandé, qu’une activité comme l’évangélisation, une expérience comme la conversion et une observation comme la nécessité de la communion fraternelle, même avec leurs justificatifs théologiques, soient placées à côté de vérités aussi imposantes que l’autorité des Écritures, la majesté de Jésus-Christ et la seigneurie du Saint-Esprit ? Les premières semblent appartenir à une autre catégorie. Après tout, je ne demande peut-être qu’un nouveau battement des cartes ! Il me semble pourtant important, au moment où nous essayons de préciser notre identité évangélique essentielle, d’établir une claire distinction entre l’activité divine et l’activité humaine, entre ce qui vient en premier et ce qui vient en second, entre ce qui est au centre et ce qui se situe entre le centre et la périphérie.

C’est pourquoi je prends la liberté de suggérer un ajustement. Dans la liste des points essentiels de l’évangélisme proposés par James Packer et Alister McGrath, les trois premiers concernent délibérément les trois personnes de la Trinité, à savoir l’autorité de Dieu dans et à travers l’Écriture, la majesté de Jésus-Christ dans et par la croix, et la seigneurie du Saint-Esprit dans et par ses multiples ministères. Mais les trois caractéristiques suivantes, c’està-dire la conversion, l’évangélisation et la communion fraternelle, sont moins une addition aux trois premières que leur développement. Car c’est Dieu lui-même, le Dieu trinitaire, qui opère la conversion, pousse à l’évangélisation et crée la communion. Il me semble donc que ce serait une clarification très appréciable de limiter les priorités évangéliques à trois : la révélation de l’initiative de Dieu le Père, l’œuvre rédemptrice de Dieu le Fils, et le ministère de transformation de Dieu le Saint-Esprit. Toutes les autres caractéristiques essentielles de la mouvance évangélique trouvent aisément une place dans cette triple classification.

John Stott
In La vérité évangélique, un défi pour l’unité, pages 14 à 26, Éditions Ligue pour la Lecture de la Bible. Reproduit avec l’aimable et fraternelle autorisation de la Ligue pour la Lecture de la Bible


NOTES

6 Martin Luther, A Commentary on St. Paul’s Epistle to the Galatians, James Clarke, 1953, p. 53.

7 Hugh Latimer, Works, Vol I, pp. 30-31.

8 John Jewel, Apology, Vol II, p. 1034.

9 The Character of a Methodist, 1742, p. 10.

10 Tel que je suis : l’autobiographie de Billy Graham, Eternity Publishing House, p. 186.

11 Carl F. H. Henry, The Uneasy Conscience of Modern Fundamentalism, Eerdmans, 1947, p. 26.

12 Voir Fundamentalism, de James Barr (SCM, 1966) et Rescuing the Bible from Fundamentalism, de John S. Spong (Harper, 1991). Harriet A. Harris estime que la critique de James Barr est justifiée et la développe. Elle distingue trois sens du mot « fondamentalisme» : (1) «un mouvement historique des années 1920» (par opposition au «modernisme») ; (2) «une identité que revendiquent les fondamentalistes séparatistes de la vieille école, les néo-fondamentalistes politiques et parfois les évangéliques » ; (3) «un esprit qui a beaucoup influencé le courant principal de l’évangélisme» (Fundamentalism and Evangelicals, OUP, 1998, p. 113). Il est évidemment important de différencier l’histoire, l’identité et la mentalité. L’analyse fouillée de Harriet Harris mérite un examen approfondi. Mais les évangéliques refusent d’être assimilés aux fondamentalistes et d’être accusés d’avoir une tournure d’esprit rationaliste et fondamentaliste.

13 Op. cit., pp. 36-37.

14 Rowland Croucher, Recent Trends among Evangelicals, Albatross-Marc, 1986, p. 7.

15 Clive Calver et Rob Warner, Together We Stand, Hodder & Stoughton, 1996, pp. 128-130.

16 Tiré d’un chapitre intitulé «Lausanne entre Berlin et Genève», dans Reich Gottes oder Weltgemeindschaft, Éd. W. Künneth et P. Beyerhaus, Verlag der Liebenzeller Mission, 1975, pp. 307-308.

17 The Evangelical Anglican Identity Problem: An Analysis, de J. I. Packer, Latimer House, Oxford, 1978, pp. 15-23. Alister McGrath a adopté et détaillé ces six principes « fondamentaux» ou «directeurs » dans son livre Evangelicalism and the Future of Christianity, Hodder & Stoughton, 1994, pp. 49-88.

18 D.-W. Bebbington, Evangelicalism in Modern Britain: A History from the 1930s to the 1980s, Unwin Hyman, 1989, p. 3. Bebbington développe ces quatre caractéristiques et les émaille de nombreux exemples historiques aux pages 3 à 19. Elles ont été largement acceptées, en particulier par Clive Calver et Rob Warner dans leur livre Together We Stand, même si Rob Warner y ajoute deux caractéristiques supplémentaires, à savoir «christocentrique» et «aspiration au réveil spirituel » (voir pp. 94-105). Dans Gospel People ?, SPCK, 1997, pp. 9 et 13, John Martin cite le quadrilatère de Bebbington, même s’il change l’ordre et ajoute « la quête de sainteté».

19 Derek J. Tidball, Who Are the Evangelicals ?, Marshall Pickering, 1994, p. 14.

20 Op. cit., p. 276.

21 Ibid., p. 4.

Pour les lecteurs qui souhaiteraient approfondir la question de l’identité des évangéliques, l’ouvrage dont est extrait l’article est disponible aux Éditions LLB (BP 728 – 26007 Valence Cedex)

Les livres suivants, apportent, chacun un regard sur le monde évangélique:

Qui sont les évangéliques, de Alfred Kuen, Éditions Emmaüs, 1998.

Du ghetto au réseau, le protestantisme évangélique français, de Sébastien Fath, Labor et Fides, 2005.

Faut-il avoir peur des évangéliques ? De Éric Denimal, Éditions First, 2008.

Les évangéliques à la conquête du monde, de Patrice de Plunkett (auteur non évangélique), Perrin, 2009. 