L’article 6 de la confession de foi du Réseau FEF déclare :

« Nous croyons que c’est par grâce que les hommes peuvent être sauvés, par le moyen de la foi. Le salut est pleinement accordé à toute personne qui, à la lumière de l’Évangile et sous l’action du Saint-Esprit, met sa confiance en Dieu, se repent de ses péchés et se réclame de l’oeuvre expiatoire accomplie à la croix. Uni à Christ et ainsi placé au bénéfice de sa mort et de sa résurrection, le pécheur reçoit le pardon de Dieu pour ses fautes, obtient les mêmes droits que s’il avait obéi à la Loi de Dieu, et bénéficie de la faveur divine ; il est baptisé dans l’Esprit : l’Esprit le régénère, lui communique la vie éternelle et l’intègre au peuple de Dieu. Sans atteindre ici-bas la perfection, il s’engage dans une vie de piété, d’obéissance à Dieu, de témoignage rendu à l’Évangile et de service à la gloire de Dieu, manifestant ainsi par ses actes l’authenticité de sa foi et de sa repentance ».

Avec cet article de la confession de foi, on est en présence des grands thèmes de la doctrine chrétienne du salut (ou sotériologie). Même si la confession de foi n’a pas recours au terme technique de « justification », elle énonce néanmoins une théologie de la justification.

En effet, la justification est un sujet important qui a une grande valeur symbolique. Les débats lors de la Réforme se sont cristallisés autour de cette question. On se rappelle que les Réformateurs affirmaient qu’avec cette doctrine l’Église tient ou tombe. La formule vient en fait du théologien réformé François Turrettin (1683), qui l’attribue (à tort) à Martin Luther. Si Luther ne l’a pas prononcée telle quelle1, il a néanmoins affirmé que « tous les articles de la foi y sont contenus : s’il est préservé, tous les autres le sont aussi »2. Calvin estimait que c’était le principal article de la religion chrétienne3.

Cette question continue de susciter l’intérêt des théologiens et elle n’est pas sans conséquences pratiques dans la vie des chrétiens. C’est dire sa pertinence.

Après avoir synthétisé les données de l’Écriture, décrit les contentieux entre catholiques et Réformateurs du 16e siècle, nous présenterons un document (et un événement) important : l’accord signé par l’Église catholique et la Fédération luthérienne mondiale en 1999 sur la justification.

1) Qu’est-ce que la justification ?

       Dans l’Écriture, justifier, c’est déclarer juridiquement qu’une personne est en accord avec les exigences de la loi (Ex 23.7 ; Dt 25.1 ; Pr 17.15 ; Es 5.23 ; 50.8-9). Ce terme est utilisé à propos « du verdict d’un juge dans un procès : c’est le fait de déclarer innocent un accusé, ou de déclarer qu’une partie est dans son droit »4. L’antonyme du verbe justifier est alors « déclarer coupable », « condamner » (Dt 25.1 ; Pr 17.15 ; Mt 12.37 ; Rm 8.33-34).

       La justification est donc, dans l’Écriture, d’abord un concept juridique, légal, « forensique »5. C’est le verdict d’acquittement. Être justifié, c’est être déclaré juste ; être réputé juste. En ce sens, Dieu ou le Christ peuvent être justifiés (Lc 7.29,35 ; Rm 3.4 ; 1 Tm 3.16).

       Si la justification a fondamentalement un caractère juridique, elle implique néanmoins une modification de statut ou de relation avec Dieu. Avant d’être justifié, le pécheur est sous le coup du jugement divin. Une fois justifié en Christ, il entre dans une relation nouvelle avec Dieu. C’est pourquoi Calvin écrivait : « Est justifié devant Dieu celui qui est réputé juste devant le jugement de Dieu et qui est agréable pour sa justice »6. Le justifié est établi dans un statut nouveau, il est reçu dans la présence divine, il est replacé dans une juste relation avec Dieu. La justification n’est pas seulement le pardon des fautes, elle implique l’octroi des avantages de l’homme acquitté : la jouissance de la pleine liberté des enfants de Dieu.

2) La notion d’imputation

       La justice humaine acquitte normalement un accusé lorsque celui-ci a pu prouver son innocence7. Mais qu’en est-il lorsque les protagonistes sont l’homme pécheur et le juge divin ? L’homme peut-il prouver qu’il est innocent devant Dieu ? Peut-il affirmer qu’il met en pratique fidèlement la Loi de Dieu, qu’il ne s’éloigne pas de ses exigences (Ec 7.20 ; Ps 143.2) ? Si l’homme en était capable, il pourrait faire prévaloir sa justice propre (Lv 18.5). Certes, comme le jeune homme riche de l’évangile, certains diront qu’ils ont accompli la plupart des commandements, mais Jacques rappelle que celui qui pèche contre un seul commandement transgresse tous les autres (2.10). Une mouche dans le parfum et tout est perdu (Ec 10.1) ! Paul annonce clairement le principe : « Si la justice s’obtient par la loi, Christ est mort en vain » (Ga 2.21 ; cf. Ac 13.38).

       Comment le pécheur peut-il être justifié devant le juge divin ? La réponse à cette question, c’est l’Évangile ! « Quant à celui qui ne fait pas d’oeuvre, mais qui croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est comptée comme justice » (Rm 4.5). Paul insiste sur le fait qu’il s’agit de la justification de l’impie, du pécheur, du coupable (et non de celui que Dieu a déjà régénéré ou sanctifié au préalable). La justification salutaire s’obtient « sans la loi » (Rm 3.21) ou encore sans « les œuvres de la loi », c’est-à-dire sans que l’obéissance à la loi y soit pour quelque chose (Rm 3.28). Ainsi, ce n’est pas sa justice « propre » que le pécheur peut faire prévaloir devant Dieu (cf. Rm 10.3 ; Ph 3.9), mais celle qui vient de Dieu. Une telle justice est donc « imputée » (mise au compte de ; créditée ; accordée) au pécheur.

3) Le fondement de la justification

       L’Évangile proclame que le pécheur est justifié par la foi en Christ (Rm 3.30 ; Ga 2.16). La foi est le moyen de la justification ; elle n’en est pas la cause. Elle est l’instrument qui saisit le salut que Dieu offre gratuitement et généreusement. Elle est la main vide tendue vers Dieu, prête à tout recevoir de lui. Paul l’établit clairement : « Donc c’est en vertu de la foi, pour qu’il s’agisse d’une grâce » (Rm 4.16). Elle ne doit en aucun cas être considérée comme une œuvre méritoire. La cause de la justification reste le Christ : l’œuvre de salut qu’il a accomplie. Il a pris sur lui le châtiment que nous avions mérité. Le texte de Rm 3.21-26 établit un lien étroit entre la substitution pénale et la justification : Il fallait que Dieu soit juste tout en justifiant celui qui a la foi en Jésus.

Et les œuvres ?

       L’accent sur la justification par la foi conduit à se poser la question d’une possible contradiction entre Paul et Jacques (notamment Jc 2.24 et Rm 3.28 ; Ga 2.16). On sait le désamour que Luther avait pour l’épître de Jacques, qu’il qualifiait d’« épître de paille ».

       Cette tension se résout si l’on admet que Paul et Jacques ne s’adressent pas aux mêmes adversaires. Paul combat surtout les judaïsants (Ac 15.1ss) qui enseignaient la justification par les œuvres de la loi. Jacques, quant à lui, veut avertir ceux qui prenaient un simple assentiment intellectuel pour la vraie foi. Il fait remarquer qu’après tout, même les démons savent qui est Jésus sans lui obéir (2.19). Si les accents de Paul et Jacques diffèrent, leurs réponses ne sont pas pour autant contradictoires. Paul exhorte souvent les croyants à mettre en œuvre leur foi (Rm 12.13 ; 15.26s ; Ga 6.2,10, etc.). Il affirme que l’on est sauvé par la foi « pour de bonnes œuvres » (Ep 2.8ss). La réponse de Paul est donc appropriée au problème du légalisme, celle de Jacques à celui de l’antinomisme. On trouve la même tension dans l’enseignement de Jésus. D’un côté, il met l’accent sur la foi dans la parabole du « publicain » (cf. Lc 18.9-14) mais d’un autre côté, dans le sermon sur la montagne (Mt 7.21-27) ou dans la parabole des brebis et des boucs (Mt 25.31-46), il insiste plutôt sur les œuvres qui accompagnent la vraie foi.

4) Débats du 16e siècle

       Déclaration forensique ou processus de transformation intérieure?

       Le catholicisme du Concile de Trente, en suivant Augustin, comprenait la justification comme englobant l’événement de la justification produit par la grâce opérante, et le processus de la justification produit par la grâce coopérante. Le concile de Trente a défini la justification comme le transfert de l’état de péché à l’état de grâce8. La justification inclut, pour le concile de Trente, la déclaration de la rémission des péchés et le processus de transformation morale du pécheur9.

L’opposition entre catholiques et réformateurs portait donc sur ce point : la justification est-elle une déclaration juridique, forensique, un verdict d’acquittement prononcée par Dieu sur le pécheur qui met sa foi en Christ, ou est-elle aussi le processus de transformation intérieure et morale du croyant ? La divergence venait du fait que les catholiques réunissaient sous la même étiquette « justification », ce que les protestants distinguaient, à savoir la justification (comme déclaration forensique) et la régénération (ou la sanctification) comme processus de transformation du pécheur. Ainsi, lorsque les Réformateurs disaient : « Nous sommes justifiés par la foi seule », ils comprenaient que la vie chrétienne débute par la foi seule ; tandis que les catholiques comprenaient cette même formule des Réformateurs comme voulant dire que la vie chrétienne débute par la foi seule et continue aussi par la foi seule ; ce qui n’est évidemment pas tout à fait exact puisque la sainteté, l’obéissance et les bonnes œuvres ont aussi leur place dans la vie chrétienne. Les catholiques disaient donc plus volontiers : « Nous sommes justifiés par la foi et par la sainteté de vie ». Ce qui voulait dire que la vie chrétienne commence par la foi et continue dans la sainteté de vie10.

Les catholiques du 16e siècle pensaient que les protestants affirmaient que Dieu, en justifiant, ne faisait que déclarer juste, sans (jamais) rendre juste le croyant, ou que la justification n’opérait qu’un changement de statut devant Dieu et laissait le caractère et le comportement inchangés. Ils ne comprenaient pas l’affirmation selon laquelle le chrétien justifié est à la fois juste et pécheur (simul justus et peccator), formule qui, à leurs yeux, signifiait que la justification, telle que comprise par les Réformateurs, était une sorte de fiction juridique, une transaction factice et extérieure au croyant, qui ne renouvelle en rien son être intérieur. Une telle justification purement forensique, était ainsi qualifiée d’ « extrincésiste »11.

La critique catholique (ainsi que la protestation anabaptiste) serait juste si la justification ne s’accompagnait pas de la régénération et de la sanctification. C’est pourquoi les Réformateurs ont tenté de préciser ce point. Pour Luther par exemple, « le mot iustificari signifie que l’homme est considéré comme juste », mais il pouvait aussi dire que « la justification est, à vrai dire, une certaine régénération dans un état nouveau, comme Jean le dit : ceux qui croient en son nom sont aussi nés de Dieu »12. Philipp Melanchthon, collaborateur de Luther, a essayé de présenter différents aspects de la justification dans son « Apologie de la confession d’Augsbourg », en distinguant entre justification comme « régénération » (effective) et comme « déclaration » (forensique) : « Être justifiés veut dire que les injustes sont rendus justes et qu’ils sont régénérés ; il veut dire aussi qu’ils sont déclarés ou réputés justes. L’Écriture, en effet, emploie ce mot dans l’un et l’autre sens »13. Après des débats au sein du luthéranisme, la « Formule de concorde » de 1577 a opté pour une terminologie plus claire : la « justification » désigne l’acceptation devant Dieu, tandis que l’aspect effectif est désigné par les notions de « renouvellement » et de « sanctification »14.

Il est intéressant de remarquer que Calvin traite de la justification après la régénération. Il écrit dans l’introduction de son chapitre sur la justification : « La justification a été moins développée, parce qu’il était nécessaire de comprendre, tout d’abord, que la foi n’est pas passive et sans œuvres bonnes, bien que ce soit par elle que nous obtenions, par la miséricorde de Dieu, une justice gratuite. »15 Il précise que la justification, bien qu’elle ne soit causée par aucune œuvre du justifié, entraîne une profonde transformation intérieure. Il écrit : « …nous pourrons facilement percevoir comment l’homme est justifié par la foi seule et par la simple acceptation du pardon de ses péchés sans que la sainteté réelle de vie, comme on dit, soit séparée de cette imputation gratuite de justice. Autrement dit, il est logique que les œuvres bonnes soient nécessaires, mais nous sommes considérés comme justes sans œuvres bonnes »16.

Justice infusée ou imputée ?

Le catholicisme tridentin affirmait que Dieu justifie sur la base de la justice « infusée » au croyant. Cette justice est elle-même un don de Dieu (don de la grâce coopérante), mais elle n’est pas extérieure à l’homme, elle est une partie de son être (un habitus). En outre la justification est maintenue et elle croît par l’accomplissement de bonnes œuvres avec l’aide de la grâce.

Les Réformateurs quant à eux insistaient sur le fait que la justification est basée entièrement sur la grâce de Dieu qui impute au croyant une justice qui vient de Dieu. Car pour eux, seule une justice parfaite pouvait échapper au verdict de condamnation du Seigneur. Or seul le Christ peut revendiquer une telle justice. La justice de l’homme étant toujours imparfaite, elle ne peut pas être la base de sa justification.

Luther pouvait alors dire que le pécheur est à la fois juste et pécheur : simul iustus et peccator. Cette formule avait pour but de montrer la différence entre « déclarer juste » et « rendre juste ». Luther voulait signifier qu’il s’agissait, conformément à Rm 4.5, de la justification de l’impie. Dieu n’attend pas notre transformation morale pour nous justifier. Notre justification est préalable à toute bonne œuvre de notre part. Le croyant est entièrement juste, car Dieu lui pardonne son péché et lui impute la justice du Christ : cette justice devient sienne par la foi. Mais il demeure pécheur17. Il n’aime pas Dieu d’un amour sans partage. Ce manque d’amour total est véritablement péché, même si le pouvoir aliénant du péché est brisé. Calvin affirme aussi l’imputation de la justice du Christ : « est justifié par la foi celui qui, étant condamné par la justice des oeuvres, saisit par la foi la justice de Jésus-Christ et, l’ayant revêtue, apparaît devant la face de Dieu, non comme pécheur, mais comme juste. Nous disons donc, en résumé, que notre justice devant Dieu est l’acceptation par laquelle il nous reçoit en sa grâce et nous tient pour justes. Par elle, nos péchés nous sont remis et la justice de Jésus-Christ nous est imputée »18.

       Un bilan

       La construction théologique catholique nous amène à nous poser une question sérieuse. Comment Dieu se montre-t-il le plus généreux : en infusant dans le croyant sa justice ou en lui imputant la justice du Christ ? Dieu ne nous fait-il pas une grâce supplémentaire en nous permettant de coopérer avec lui à notre justification plutôt que de nous imputer une justice qui nous demeure étrangère? On pourrait en effet hésiter devant la présentation catholique. Cependant, Paul affirme que c’est l’impie que Dieu justifie (Rm 4.5). Le croyant qui met sa foi en Christ est justifié, dès le départ et non au terme d’un trajet où la grâce lui ferait produire des fruits d’amour. La grâce n’est-elle pas davantage magnifiée dans une telle perspective? En outre, prend-on suffisamment au sérieux l’asservissement au péché dans la perspective catholique (la justice de l’homme est-elle suffisante pour servir de base à sa justification) ? N’est-ce pas un désir de garder ne serait-ce qu’une parcelle de justice propre ?19

La déclaration commune sur la justification entre l’Église catholique romaine et la Fédération luthérienne mondiale

Il était utile de comprendre ces débats du 16e siècle afin de mieux apprécier un élément nouveau autour de la doctrine de la justification. Le 31 octobre 1999 (date symbolique correspondant au début de la Réforme du 16e siècle), l’Église catholique et la Fédération luthérienne mondiale ont signé officiellement à Augsbourg une déclaration commune sur la justification20.

Cette déclaration a suscité de nombreuses réactions : les uns y ont vu un progrès œcuménique majeur, les autres ont dénoncé un faux compromis. Pour mettre un peu d’ordre dans les idées21, il convient de noter qu’il s’agit d’une déclaration commune et non d’une confession de foi commune. On doit aussi signaler que c’est le fruit d’une méthode nouvelle dans les dialogues œcuméniques : le consensus différencié22. Le § 5 stipule : « Cette déclaration ne contient pas tout ce qui est enseigné dans chacune des Églises à propos de la justification ; elle exprime cependant un consensus sur des vérités fondamentales de la doctrine de la justification et montre que des développements qui demeurent différents ne sont plus susceptibles de provoquer des condamnations doctrinales. » Dans ce consensus différencié on ne dit pas que l’on est d’accord sur tout, mais que l’on est parvenu à un consensus autour d’une affirmation fondamentale qui fait que les anathèmes réciproques du 16e siècle ne concernent plus le partenaire de dialogue actuel. Ainsi on affirme que « l’enseignement des Églises luthériennes présenté dans cette déclaration n’est plus concerné par les condamnations du concile de Trente. Les condamnations des confessions de foi luthériennes (écrits symboliques) ne concernent plus l’enseignement de l’Église catholique romaine présenté dans cette déclaration (§ 41). Il ne s’agit pas d’une thèse historique à proprement parler – on ne dit pas qu’on a eu tort de part et d’autres de les prononcer –, mais on dit que les anathèmes ne concernent pas l’enseignement actuel des deux partenaires.

Les deux confessions n’ont pas une présentation identique de la doctrine, il subsiste des différences de langages, d’accentuations théologiques, de « formes théologiques », mais ces différences sont jugées légitimes. Le § 40 résume comme suit : « La compréhension de la doctrine de la justification proposée dans cette déclaration montre qu’il existe entre les luthériens et les catholiques un consensus dans les vérités fondamentales de la doctrine de la justification. Les différences qui subsistent dans le langage, les formes théologiques et les accentuations particulières dans la compréhension de la justification et qui sont décrites dans les § 18 à 39 de cette déclaration, sont portées par ce consensus. Les développements luthériens et catholiques de la foi en la justification sont, dans leurs différences, ouverts les uns aux autres et ne remettent plus en cause le consensus dans les vérités fondamentales. »

Quelle est l’affirmation fondamentale commune ? C’est l’article 15 qui l’expose : « Notre foi commune proclame que la justification est l’œuvre du Dieu trinitaire. Le Père a envoyé son Fils dans le monde en vue du salut du pécheur. L’incarnation, la mort et la résurrection de Christ sont le fondement et le préalable de la justification. Nous confessons ensemble : c’est seulement par la grâce, par le moyen de la foi en l’action salvifique du Christ, et non sur la base de notre mérite, que nous sommes acceptés par Dieu et que nous recevons l’Esprit Saint qui renouvelle nos cœurs, nous habilite et nous appelle à accomplir les œuvres bonnes ».

Prenant appui sur cette affirmation commune, les deux partenaires examinent ensuite les principaux points sur lesquels portait le désaccord au 16e siècle et qui avaient conduit à des anathèmes réciproques. On examine les thèmes suivants : l’incapacité humaine de se justifier soimême ; le pardon des péchés et la transformation de la personne ; la justification par la grâce au moyen de la foi ; l’être pécheur du justifié ; la loi et l’Évangile ; la certitude du salut ; les œuvres bonnes du justifié. Une section présente le consensus atteint, puis les perspectives propres aux catholiques et aux luthériens ; on constate des différences, mais on estime qu’elles demeurent compatibles avec l’affirmation commune.

       On peut noter qu’une meilleure articulation entre justification et sanctification a été trouvée, écartant l’ancien malentendu : « Nous confessons ensemble que, par la grâce, Dieu pardonne son péché à la personne humaine et que simultanément, en sa vie, il la libère du pouvoir asservissant du péché en lui offrant la vie nouvelle en Christ. Lorsque la personne humaine a part au Christ dans la foi, Dieu ne lui impute pas son péché et opère en elle, par l’Esprit Saint, un amour agissant. Ces deux aspects de l’agir salvateur de Dieu ne doivent pas être séparés. Le pardon des péchés et la présence sanctifiante de Dieu sont intrinsèquement liés par le fait que la personne humaine est, dans la foi, unie au Christ qui, dans sa personne, est notre justice (1 Co 1.30) » (§ 22).

L’Église catholique a-t-elle changé quant à sa compréhension de la justification, pour parvenir à un tel consensus23? Il semble que l’on trouve des propositions que le Concile de Trente n’aurait probablement pas validées24. Le § 17 affirme : « Pécheurs, nous ne devons notre vie nouvelle qu’à la miséricorde de Dieu qui nous pardonne et fait toutes choses nouvelles, une miséricorde que nous ne pouvons que nous laisser offrir et recevoir dans la foi et que nous ne pouvons jamais mériter sous quelque forme que ce soit. » Le § 20 stipule : « Lorsque les catholiques affirment que, lors de la préparation en vue de la justification et de son acceptation, la personne humaine ‘coopère’ par son approbation à l’agir justifiant de Dieu, ils considèrent pareille approbation personnelle comme étant un effet de la grâce et non une œuvre résultant des forces propres de l’humain. » Le § 25 énonce : « Tout ce qui dans la personne humaine précède et suit le don libre de la foi, n’est pas la cause de la justification et ne la mérite pas. » § 38 : « Lorsque les catholiques maintiennent le « caractère méritoire » des bonnes œuvres, ils veulent dire que, selon le message biblique, un salaire céleste est promis à ces œuvres. Ils veulent souligner la responsabilité de la personne pour son œuvre. Ils ne contestent pas pour autant que les bonnes œuvres sont un don et encore moins que la justification reste une grâce imméritée ».

Les théologiens catholiques rétorquent que ce genre de déclarations est en accord avec le Concile de Trente. Mais il nous semble difficile de l’admettre. Le concile de Trente s’exprime avec une autre tonalité : « Si quelqu’un dit que l’impie est justifié par la foi seule, en ce sens qu’aucune coopération n’est requise pour obtenir la grâce de la justification, et qu’il ne lui est nullement nécessaire de se préparer et de se disposer par un mouvement de sa volonté, qu’il soit anathème. » (Canon 9). « Si quelqu’un dit que la justice reçue ne se conserve ni même ne s’accroît devant Dieu par les bonnes œuvres, mais que ces œuvres ne sont que les fruits et les signes de la justification obtenue et non pas aussi la cause de son accroissement, qu’il soit anathème » (Canon 24).

Les luthériens ont-ils fait des concessions importantes ?

       Ils ne renoncent pas au simul justus et peccator (cf. § 29-30). Ils maintiennent aussi que la concupiscence est déjà péché, alors que pour les catholiques, le péché est ôté au baptême et la concupiscence comme disposition au péché ne peut pas être qualifiée de péché (§ 2930). Mais on ne trouve pas dans cet accord l’accent sur le sola fide caractéristique des Réformateurs. En outre, curieusement, la déclaration ne propose aucune définition de la justification. On ne trouve pas de traces du débat entre la justification comme déclaration forensique ou comme transformation intérieure effective de la personne. On trouve certes des allusions à la notion d’imputation (§ 10, 22, 12, 23, 29), mais cela reste relativement discret. Les catholiques de leur côté affirment que « la justification du pécheur est pardon des péchés et réalisation de la justice par la grâce justifiante qui fait de nous des enfants de Dieu. » (§ 27).

       En général, les rédacteurs ont préféré le langage du « pardon des péchés » et « du don de la vie », plutôt que le langage forensique ou juridique25. Il faut dire que les luthériens ont eux aussi évolué, ceux qui ont signé le texte ne sont plus des luthériens du 16e ou 17e siècle. Nous avons signalé la correspondance existant entre la justification forensique et le sacrifice substitutif du Christ. Or les signataires de ce texte ne suivent pas une telle logique, d’où l’affaiblissement de la doctrine de la justification.

Le lecteur de conviction baptiste relèvera le rôle que l’on fait jouer au baptême dans la justification. « La justification advient par le don du SaintEsprit dans le baptême en tant qu’incorporation dans l’unique corps » (§ 11) ; « Auditrice de la parole et croyante, la personne humaine est justifiée par son baptême. » (§ 27) ; « Nous confessons ensemble que, dans le baptême, le Saint-Esprit unit la personne humaine à Christ, la justifie et la renouvelle effectivement. » (§28), etc.

La déclaration souffre en outre de certaines limitations qu’elle signale ellemême (§ 43) : « Certaines questions d’importance diverse demeurent et exigent une clarification complémentaire : elles concernent entre autres le rapport entre Parole de Dieu et enseignement de l’Église ainsi que la doctrine de l’Église, de l’autorité en son sein, de son unité, du ministère et des sacrements et enfin le rapport entre justification et éthique sociale ». Reste donc à approfondir notamment les conséquences de cet accord sur la doctrine de l’Église, de sa médiation en particulier26 ; de l’immaculée conception de Marie, etc. Catholiques et luthériens s’accordent pour dire ensemble que la justification est un critère indispensable qui renvoie à l’ensemble de la doctrine chrétienne. Cependant, les luthériens « insistent sur la signification particulière de ce critère » tandis que les catholiques « se savent redevables de plusieurs critères » (cf. § 18). Étant donné que l’on ne s’accorde pas sur la place de ce critère, cela a des conséquences dans les domaines de la théologie et de la vie de l’Église énumérés ci-dessus. Quel sera l’impact de cet accord sur la vie concrète de l’Église catholique et de ses pratiques ? A. Birmelé pouvait écrire : « La véritable difficulté réside dans la contradiction entre la compréhension du salut et l’ensemble de la vie cultuelle, sacramentelle et ministérielle quotidienne. De nombreuses conceptions théologiques, pratiques et habitudes ne sont pas compatibles avec les affirmations de la DCJ »27. Parmi elles, on peut citer la pratique des indulgences encore à l’honneur dans l’Église catholique, le purgatoire, la pénitence, etc.

On peut donc se réjouir de ce rapprochement remarquable. Cependant, il y a encore beaucoup de pain sur la planche non seulement pour éclaircir certaines questions théologiques, mais encore pour faire entrer dans la « chair » de la vie de l’Église catholique les conséquences concrètes de la doctrine confessée. Cependant, chacun doit balayer devant sa porte (y compris les évangéliques), et être attentif aux dérives d’une certaine théologie populaire. À chaque chrétien d’approfondir sa théologie de la justification, de la purifier de tout légalisme ou antinomisme, et de développer une sotériologie intégrale, bibliquement fondée.

ALAIN NISUS, PROFESSEUR DE THÉOLOGIE SYSTÉMATIQUE À LA FACULTÉ DE THÉOLOGIE ÉVANGÉLIQUE DE VAUX-SUR-SEINE


NOTES

 

1 Cf. Birmelé, La communion ecclésiale. Progrès œcuméniques et enjeux méthodologiques, Paris, Cerf, « Cogitatio fidei, 218 », p. 204.

2 Commentaire sur Galates 3,13, dans Martin Luther, Œuvres, Genève, Labor et Fides, t. XV, p. 287.

3 Institution de la Religion Chrétienne I,11,1. La concorde de Leuenberg (1973) a maintenu que le message de la justification est « la norme de toute prédication de l’Église » (12 e).

4 S. Romerowski, « Justification », dans Le Grand Dictionnaire de la Bible, Charols, Excelsis, 2010, p. 900.

5 Le mot « forensique » vient du latin for, qui désigne le tribunal, et sert donc à caractériser ce qui a rapport à un tribunal ou se situe dans le cadre d’un tribunal.

6 Institution de la Religion Chrétienne III,11,2 (Kérygma/Excelsis)

7 Remarquons qu’avec la présomption d’innocence, c’est l’inverse : on est présumé innocent jusqu’à ce que la preuve de la culpabilité ait été apportée.

8 Décret sur la justification du concile de Trente, ch 4, voir Dumeige, La foi catholique, Paris, Orante, 1975, p. 347.

9 Ibid., p. 348 : « Cette disposition ou préparation est suivie de la justification ellemême, qui n’est pas simple rémission des péchés, mais aussi sanctification et rénovation de l’homme intérieur par la réception volontaire de la grâce et des dons » (ch 7).

10 A. McGrath, in « What Shall We Make of Ecumenism? », Roman Catholicism. Evangelical Protestants analyse what divides and unites us, Chicago, Moody Press, 1994, p. 203s.

11 C’est aussi ainsi que les anabaptistes ont globalement compris la doctrine de la justification des Réformateurs.

12 M. Luther, « Die Doktorpromotion von Hieronymus Weller und Nikolaus Medler », thèse 65, WA 39/I, p. 48, cité d’après K. Lehmkühler, «Sanctification et vie dans l’Esprit», Introduction à l’éthique. Penser, croire, agir, J.-D. Cause et D. Müller (eds), Genève, Labor et Fides, 2009, p. 245.

13 Article 108, cité dans A. Birmelé et M. Lienhard (eds), La foi des Églises luthériennes. Confessions et catéchismes, Paris/Genève, Cerf/Labor et Fides, 1991, p. 114.

14 Cf par exemple La Formule de Concorde, « Solida declaratio » III, art. 998 : « De même, il faut maintenir l’ordre qui existe entre la foi et les bonnes œuvres, entre la justification et le renouvellement ou la sanctification. Les bonnes œuvres, en effet, ne précèdent pas la foi, et la sanctification ne précède pas la justification. Mais, dans la conversion, c’est la foi qui s’éveille en nous d’abord, par l’opération du Saint-Esprit, quand nous écoutons l’Évangile. C’est elle qui saisit la grâce de Dieu en Christ, par laquelle la personne humaine est justifiée. Ensuite, après avoir été justifiée, la personne est renouvelée et sanctifiée par le Saint-Esprit. Enfin, de ce renouvellement et de cette sanctification résultent les bonnes oeuvres qui en sont les fruits » (Cité d’après A.Birmelé et M. Lienhard (eds), La foi des Églises luthériennes, p. 477).

15 Institution III, 11, 1.

16 Institution III,3,1. On pourra lire tout le développement de Calvin dans Institution III,16,1ss où il répond aux « calomnies » contre la doctrine de la justification par la foi seule. Il s’attarde en particulier sur la question de l’utilité d’œuvres bonnes dans la vie du justifié : « une foi vide de toute œuvre bonne est impensable comme aussi une justification qui puisse exister sans elles. Le problème central est que bien que nous confessions que la foi et les œuvres bonnes sont nécessairement conjointes, nous situons la justice dans la foi et non pas dans les œuvres […] Christ ne justifie personne sans le sanctifier en même temps. Ces bienfaits sont joints par un lien permanent […] Bien qu’il faille les distinguer [justification et sanctification], elles sont inséparablement liées en Christ […] On voit donc combien cette formulation est vraie : nous ne sommes pas justifiés sans les œuvres, bien que ce ne soit pas par les œuvres… ».

17 Pour les catholiques, le péché originel est effacé par le baptême. La concupiscence qui demeure dans le baptisé n’est pas à proprement parler un péché. C’est une tendance venant du péché et poussant au péché. Mais un élément personnel est requis pour qu’il y ait péché humain et par conséquent l’absence de cet élément ne permet plus d’appeler péché au sens propre la tendance opposée à Dieu.

18 Institution III,11,2

19 Un autre point important de controverse résidait dans la place accordée aux sacrements dans la justification. Les Réformateurs condamnaient la doctrine selon laquelle « la messe efface les péchés des vivants et des morts ex opere operato comme si la justification [résultait] de l’œuvre de la messe et non de la foi » (Confession d’Augsbourg 24). Le concile de Trente a condamné l’affirmation selon laquelle la grâce sacramentelle est communiquée non pas par l’accomplissement des sacrements mais par la seule foi en la promesse : cf canon 8 du concile de Trente : « Si quelqu’un dit que, par les mêmes sacrements de la nouvelle loi, la grâce n’est pas conférée par l’œuvre même accomplie, ex opere operato, mais que seule la foi aux promesses de Dieu suffit pour obtenir la grâce, qu’il soit anathème » (canon 8 du concile de Trente). Par cette formule de condamnation, le concile affirme que les sacrements possèdent en eux-mêmes, de par l’action accomplie, une réelle efficacité et écarte l’idée que le sola fide suffit pour obtenir la grâce de la justification en dehors de tout recours aux actes sacramentels.

20 Elle a été publiée notamment dans Documentation catholique 2168 (94, 1997), p. 875-885. Ou encore en séparé : La doctrine de la justification. Déclaration commune de la Fédération luthérienne mondiale et de l’Église catholique romaine, préf. Mgr J. Doré et M. Lienhard, Paris/Genève, Cerf/Bayard Centrurion/Fleurus-Mame/ Labor et Fides, 1999. Egalement accessible sur Internet (http ://www.vatican.va/roman_curia/ pontifical_councils/chrstuni/documents/rc_pc_chrstuni_doc_31101999_cath-luth-jointdeclaration_fr.html).

21 Signalons quelques travaux utiles pour l’évaluation de ce texte : A. Birmelé, La communion ecclésiale. Progrès œcuméniques et enjeux méthodologiques, Paris/Genève, Cerf/Labor et Fides, 2000 ; Ted Dorman, « The Joint Declaration on the Doctrine of justification : Retrospect and prospects », JETS 44/3, 2001, p. 421-34 ; Anthony Lane, Justification by faith in Catholic-Protestant Dialogue : An Evangelical Assessement, Edinburg T&T Clark, 2002 ; H. Blocher, « The Lutheran-Catholic Declaration on Justification », in Justification in Perspective. Historical Developments and Contemporary Challenges, B. McCormack (ed.), Baker, Grand Rapids, 2006, p. 197-217 ; H. Blocher “La Déclaration commune luthéro-catholique sur la justification. Regard d’un théologien évangélique », Unité des chrétiens 166, avril 2012, p. 6-10.

22 Cf. H. Legrand, « Le consensus différencié sur la doctrine de la Justification (Augsbourg, 1999). Quelques remarques sur la nouveauté d’une méthode », NRT 124, 2002, p. 30-56.

23 H. Blocher dit partager le sentiment du théologien catholique Avery Dulles, lequel discernait dans la déclaration commune « un avantage accordé aux perspectives luthériennes sur plusieurs points névralgiques ». Il écrit : « Sur la pure gratuité du salut – tout est grâce –, sur la concentration christologique – le Christ notre justice –, et sur l’absence de mérites par lesquels nous obligerions Dieu, la DCJ accomplit ce que les protestants n’imaginaient pas possible de la part catholique » (La déclaration commune luthéro-catholique sur la justification », p. 7).

24 Cf. Blocher, « The Lutheran-Catholic Declaration on Justification », p. 200s.

25 Cf. Blocher, “The Lutheran-catholic Declaration”, p. 203.

26 Nous renvoyons sur cette question à notre L’Église comme communion et comme institution. Une lecture de l’ecclésiologie du cardinal Congar à partir de la tradition des Églises de professants, Paris, Cerf, « Cogitatio fidei, p. 282 ».

27 A. Birmelé, « Progrès œcuménique ou faux compromis ? », Le Christianisme au XXe siècle, n°711, 14 Nov 1999, p. 3.