Lors de la Convention nationale du CNEF, Etienne Lhermenault fut l’orateur de la dernière séance plénière. En raison du caractère prophétique de cette parole adressée à l’auditoire (une parole pertinente pour l’Église ici et maintenant), la rédaction de Réseau FEF Infos a souhaité publier ce texte parce qu’il nous rappelle un élément fondamental pour la proclamation de l’Evangile : la compassion pour le prochain. Nous publions ici la première partie de sa prédication. Le prochain numéro éditera la seconde et dernière partie de cette intervention.
Dimanche, le culte vient de commencer. L’auditoire ressemble à s’y méprendre à celui des semaines précédentes. Mais voilà qu’une petite dizaine de jeunes du quartier entrent en se faisant remarquer. C’est la première fois qu’ils mettent les pieds dans une Église, et même s’ils font l’effort d’être discrets, tous les regards se tournent vers eux. Les uns s’inquiètent, les autres s’interrogent, les membres de la commission d’évangélisation, eux, se demandent si ce n’est pas la réponse à leurs prières. Voilà des mois qu’ils œuvrent pour que l’Évangile atteigne la cité toute proche…
Comme à l’accoutumée, l’atmosphère est chaleureuse, la louange est dynamique et tout cela contribue à mettre nos gaillards à l’aise. Ils se font plus participatifs, c’est-à-dire plus bruyants. Et quand vient le moment de la prédication, ils ponctuent très naturellement les propos du pasteur de leurs sifflets ou de leurs applaudissements. Pour le coup, c’est l’assemblée qui perd ses aises et se demande si la place de ces jeunes agités est bien au milieu d’eux. Ils n’ont pourtant montré qu’une chose, c’est qu’ils se sentaient comme chez eux. N’est-ce pas ainsi qu’ils font habituellement en salle de classe ?
Je vous laisse imaginer les suites controversées de cet événement au sein de la communauté… Il est des exaucements qui nous effraient et font parfois de nous des évangéliques inconséquents. Convaincus que l’Évangile s’adresse à tous, nous prions avec zèle pour le salut des hommes, nous témoignons plus timidement de l’amour du Christ, mais quand les choses se mettent à bouger, c’est nous qui ne sommes pas prêts à changer ! Et il n’y a pas que les membres de nos Églises qui sont frileux.
Avec, en toile de fond, le très beau texte de l’Évangile de Matthieu qui s’affiche sur les écrans, je voudrais affirmer qu’il n’y a pas d’évangélisation digne de ce nom sans compassion 1.
Matthieu 9 v. 36-38
À la vue des foules, il en eut compassion, car elles étaient lassées et abattues comme des brebis qui n’ont pas de bergers.
Alors il dit à ses disciples : La moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers. Priez donc le Seigneur de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson.
I. Faire preuve de clairvoyance
Et la première chose qu’il faut dire, c’est qu’il n’y a pas de compassion véritable sans regard clairvoyant sur nos semblables et sur nous-mêmes. Avant même d’envoyer ses disciples en mission, ce que racontera la suite du texte, Jésus prend le temps de poser les yeux sur les foules qui se pressent à sa suite. Et il y a dans ce regard deux choses étonnantes.
1) Une émotion intense : Matthieu dit littéralement que Jésus est «ému aux entrailles», nous dirions «pris aux tripes», par ce qu’il voit. Ce qui signifie que Jésus n’est pas dupe du succès qu’il rencontre. Si les foules se massent sur son passage, ce n’est pas pour acclamer son ministère, mais pour réclamer son secours ; ce n’est pas la joie du salut qui les transporte,mais le mal et la maladie qui les étreignent.
On s’attendrait presque à ce que Jésus, au lieu de s’arrêter et de prendre le temps d’un regard compatissant, crie sans délai : «Je suis le Messie tant attendu, ne désespérez plus, le Royaume vient et avec lui la délivrance annoncée par les prophètes.» À vrai dire, Jésus n’a pas attendu ce regard ému pour agir. Le texte témoigne d’une activité débordante : il parcourt toute la région, prêche dans les synagogues, guérit toutes les maladies (9 : 35). En d’autres termes, il laboure le terrain sans relâche, mais il sait que son ministère terrestre, aussi puissant soit-il, n’y suffira pas. Sans la croix vers laquelle il marche résolument, son œuvre restera incomplète. C’est pourquoi il n’est pas encore temps de crier sur les toits qu’il est venu. Certes, le peuple attend le Messie, mais il le voudrait militairement puissant, nationalement glorieux, visiblement régnant. Or, le royaume de Jésus n’est pas de ce monde. Il n’est pas venu combattre les autorités de son temps, mais ouvrir l’accès au Père, arracher les hommes des griffes du diable et défaire les puissances et les autorités spirituelles. En envoyant Jésus, voyezvous, Dieu n’a pas choisi la voie des armes et du pouvoir, mais de l’amour et de la foi. Et dans l’attente du jour terrible de la croix, notre Seigneur souffre déjà dans sa chair pour son peuple lassé et abattu.
2) Un diagnostic surprenant : l’expression utilisée – «comme des brebis qui n’ont pas de bergers», présente en divers endroits de l’Ancien Testament – est à mon sens surprenant. Du temps de Jésus, les «chefs religieux» ne manquaient pas : Pharisiens, Sadducéens, Esséniens et autres spécialistes de la loi se bousculent au portillon et prétendent tous conduire le peuple sur la voie de la volonté divine. Est-ce alors l’excès qui déroute les brebis, car chacun sait que trop de chefs nuit ? Certainement, mais pas seulement. Je fais partie de ceux qui pensent que Jésus fait ici une critique à peine voilée de leur ministère. Il voit ce que l’amour seul peut discerner : abreuvées de commandements, enfermées dans des carcans religieux rigides, éreintées par des chefs durs et vaniteux, les brebis ne sont ni soutenues, ni conduites. Si vous ajoutez à cela qu’elles sont poursuivies par l’ennemi de nos âmes et blessées de devoir vivre sous une férule étrangère, alors vous comprenez que Jésus voit clair quand il dit qu’elles sont lassées et abattues comme des brebis qui n’ont pas de berger.
Loin de l’aveugler, la compassion de Jésus pour les foules aiguise sa lucidité et il fait du juste diagnostic de la situation un préalable à l’envoi de ses disciples en mission. Ce qui me conduit à affirmer qu’aucune évangélisation ne devrait s’envisager sans compassion, c’est-à-dire sans d’abord faire preuve de clairvoyance. Mais qu’est-ce que cela peut bien signifier pour nous aujourd’hui ?
• Ouvrir les yeux pour aimer :
très concrètement, avant de joindre les mains pour prier, il faut ouvrir les yeux pour aimer. Or, à baisser nos têtes et à fermer nos yeux pour intercéder, nous oublions parfois de porter un regard lucide sur notre société et notre génération. Et à vouloir évangéliser nos contemporains, nous omettons souvent de comprendre de quoi leur quotidien est fait, non seulement pour apprendre à parler leur langage, mais aussi et surtout pour apprendre à les voir avec le regard du Seigneur. Ne nous arrive-t-il pas, dans notre zèle pour le Seigneur, de juger trop sévèrement notre génération ? Certes, elle fait des choix de vie coupables, tourne résolument le dos à Dieu et se complaît dans la vanité. Mais est-ce tout ce qu’il y a à dire ? Notre compassion est-elle si mesurée qu’elle s’arrête à la porte de nos Églises ? Avons-nous donc un Seigneur si fatigué qu’il ne puisse regarder notre peuple comme il a autrefois regardé le sien ? Permettez-moi d’en douter et de vous proposer un instant de regarder au-delà de ce qui saute aux yeux. La société dans laquelle nous vivons me fait penser à une vaste et superbe salle de spectacle. Les moyens déployés pour éclairer et sonoriser la scène sont impressionnants. Les décors sont souvent géniaux et les acteurs plutôt convaincants. Mais tout cela n’est qu’un jeu, un vaste jeu dans lequel il existe une règle implicite : pour être sous les feux des projecteurs, il faut être jeune, beau et libre, c’est-à-dire sans trop de principes. Pour tous les autres, il reste au mieux les fauteuils de la salle pour assister impuissant à l’intrigue, forte, banale ou sordide selon les cas, au pire les coulisses pour se voiler la face devant la réalité factice ou pour être cachés en raison du triste spectacle que notre indigence ou nos choix représentent. Une chose est sûre, notre génération est «prisonnière» de cette vaine comédie qui, tout en la distrayant, l’aide à masquer ou à oublier ses illusions perdues. Ne voyons-nous donc pas derrière nos multiples écrans et nos nombreux magazines en papier glacé la terrible solitude affective de nos concitoyens ? Jeunes, beaux et «libres» d’agir à leur guise, ils découvrent, passés les temps insouciants de la jeunesse, que tout cela ne suffit pas à bâtir une vie qui a du sens et surtout qu’ils ont sacrifié sur l’autel de l’éphémère les années les plus propices à l’établissement d’une vie affective durable. Que leur reste-t-il à quarante ans ? La fuite en avant d’une existence qui se disperse dans des rencontres fortuites et sans lendemain ou la fréquentation anxieuse de sites de rencontre. Ils ne sont plus tout à fait jeunes, pas toujours beaux et surtout la liberté tant chérie n’alimente plus leur joie de vivre. Ils seraient alors prêts à payer cher pour être moins libres, mais plus aimés. Ce qu’ils mesurent aussi, s’ils veulent bien y réfléchir quelques instants, c’est que notre société permissive n’a pas seulement mis la joie de vivre au rang des paillettes, du faux-semblant du monde des people ou de la téléréalité – ainsi nous nous réjouissons par procuration pour des événements d’une banalité, voire d’une vulgarité affligeante -, elle a aussi entraîné un cortège de maux que nous préférons cacher. Qui osera affirmer que la «libération sexuelle» a fait plus de dégâts affectifs qu’elle n’a épanoui de vies ? Je pense ici à l’accroissement considérable des foyers monoparentaux d’une part et au nombre indécent d’enfants maltraités d’autre part. Ne seraient-ils pas devenus les uns et les autres «la veuve et l’orphelin» de nos sociétés occidentales dont il faudrait prendre la défense ? Qui osera dire que la violence qui explose dans nos banlieues est le fruit de nos égoïsmes coupables qui ont rejeté dans des zones de non droit des populations défavorisées ? Qui ne voit combien le culte du veau d’or ne manque ni d’adeptes, ni de temples, ni de victimes ? Je pense ici aussi bien aux spéculateurs fous, aux temples de la consommation que sont nos galeries marchandes qu’aux quadras et aux quinquas qui, en pleine force de l’âge, sacrifient leur santé et leur famille sur l’autel de la performance professionnelle. Et qui pourra dire les lendemains que nos sociétés occidentales se préparent en cédant à la pression d’un lobby peu nombreux mais puissant pour faire de l’homosexualité et plus largement de la perversion des conduites sexuelles des normes acceptables ? J’arrête ici ma litanie.
Oui, mes chers amis, nous vivons au milieu d’une génération pécheresse mais nous ne sommes pas les premiers si j’en crois l’Écriture, et surtout notre génération n’est pas que cela. Elle est aussi une génération lassée et abattue qui s’est donnée beaucoup de chefs, mais dont aucun ne prend vraiment soin d’elle. Le risque qu’elle court, c’est de céder aux sirènes non du bon berger, mais de chefs plus populistes et plus autoritaires. L’amour que Dieu verse en nos cœurs par l’Esprit ne devrait pas nous permettre de l’oublier.
• Ne pas se tromper de combat :
parce que la situation est tragique et que nous n’avons pas la sainte lucidité du Seigneur, le risque est grand qu’emportés par nos indignations, nous enfourchions le mauvais cheval et nous nous trompions de combat. J’observe que dans sa lutte à mort contre l’adversaire, Jésus a utilisé les armes de l’amour. Venu parmi les hommes par amour, il a souffert au milieu des siens par amour et il a triomphé en mettant l’amour à son comble en donnant sa vie à la croix. Se pourrait-il qu’en fidèles disciples du Christ, nous soyons appelés à agir autrement et donc dispensés de manifester son amour dans nos luttes de chaque jour ?
Pour illustrer mon propos, je voudrais évoquer le sujet de la christianophobie qui a récemment agité le Landerneau médiatique à propos des pièces de théâtre «Golgotha picnic» et «Sur le concept du visage du fils de Dieu». Fallait-il que le CNEF ajoute sa voix à celles de groupes catholiques pour dénoncer une montée de l’intolérance à l’égard du christianisme ? Quelquesuns l’ont fortement suggéré et les journalistes se sont étonnés de notre discrétion. Voici ce que j’ai répondu en substance aux questions qui m’ont été posées :
Autant le CNEF est prêt à risquer une parole sur des sujets éminemment sensibles comme le mélange périlleux entre foi et politique (Côte d’Ivoire), la théorie du genre, la prostitution… parce que cela touche aux fondements du vivre ensemble, autant il lui paraît inutilement moralisateur de vouloir se prononcer sur toutes les «caricatures» que véhicule notre société sur le christianisme. Et puis, il n’est pas dans la vocation du CNEF de se prononcer sur les questions artistiques qui font presque toujours débat et parfois scandale. Et s’il le faisait, pourquoi s’attarder plus sur les pièces en question que sur tel film jugé blasphématoire ou sur les écrits de tel philosophe antichrétien ?
On peut même se demander si ceux qui ont pointé du doigt les deux pièces de théâtre n’ont pas contribué, au moins en partie, à leur succès médiatique. Il est des fois où le silence est d’or… Il me paraît préférable de garder notre capacité d’indignation pour des causes plus importantes. Je pense par exemple à la pauvreté croissante d’une partie de la population dans notre pays riche ou aux scandaleux trafics d’êtres humains qui sévissent au cœur de nos sociétés en Europe.
Cela ne signifie pas pour autant que je crois la liberté d’expression sans limites. Elle a d’abord, pour tous, celles de la loi de notre pays qui vise à empêcher de faire du tort à autrui. Elle a ensuite, pour les croyants, celles de l’amour du prochain qui vise à faire du bien à autrui. Et il me semble dangereux de confondre les unes et les autres.
Au nom de l’amour de mon prochain musulman, je ne me crois pas autorisé à caricaturer sa foi ou à tourner en dérision les symboles de sa religion. Mais je ne m’attends pas à ce que d’autres, musulmans ou adeptes d’une autre religion, athées ou agnostiques, agissent avec la même prévenance. Ils sont libres de critiquer ce que je crois comme je me sens libre de les inviter à se tourner vers le Christ qui seul sauve et permet d’aimer vraiment son prochain.
• Se laisser remettre en question :
reste une application plus délicate à tirer du regard clairvoyant du Seigneur posé sur les foules : se pourrait-il que son diagnostic, «des foules lassées et abattues comme des brebis qui n’ont pas de berger», concerne aussi le peuple que nous formons à sa suite aujourd’hui ? Avant de répondre, je tiens à préciser deux choses :
1) aucune indication dans le texte de Matthieu ne permet d’aller dans ce sens, c’est donc au nom de préoccupations pastorales que je risque ce parallèle ;
2) quand je parle du peuple que nous formons, cela ne revient pas à dire que nous sommes seuls à former son peuple en France – ce serait à la fois faux et présomptueux – mais que c’est la seule partie du peuple de Dieu sur laquelle je risque une parole.
Ceux qui me connaissent ou qui m’ont lu savent l’intérêt que je porte à la question des abandons du ministère. La réalité est si présente, si tragiquement présente dans nos Églises, qu’elle ne peut nous laisser indifférents. Si les bergers «auxiliaires» sont désorientés, que peut-il en être des brebis ? Or, à l’écoute des derniers chiffres sur le protestantisme, j’ai cru trouver l’indice assez net d’une anomalie : estimés à 600 000 personnes, les évangéliques ne comptent que 460 000 pratiquants réguliers. Qui sont donc les 140 000 peu ou pas pratiquants d’un milieu qui se veut quasiment exclusivement professant ?
Même si je suis capable de donner des explications rassurantes, je ne veux pas que nous nous voilions la face : il y a parmi eux, ceux de nos familles qui, sans avoir rejeté nos valeurs, n’ont pourtant pas donné leur vie à Christ ; et il y a aussi tous les déçus de nos Églises, tous ceux qui ont été découragés par nos divisions, tous ceux que nous avons écrasés de fardeaux inutiles, tous ceux que nous avons blessés par des paroles injustes, tous ceux à qui nous avons négligé de prodiguer des soins pastoraux par manque de disponibilité…
Faire preuve de clairvoyance dans l’évangélisation, c’est ainsi à la fois apprendre à connaître ceux que nous approchons et oser nous remettre en question. Proclamer l’Évangile est trop sérieux pour être fait en dilettante. Suite et fin au prochain numéro
ÉTIENNE LHERMENAULT
NOTES
1 Je suis redevable, pour plusieurs remarques exégétiques qui sous-tendent mon propos, au professeur Christophe Paya, Pour une Église en mouvement, lecture du discours d’envoi en mission de Matthieu 9 : 35 – 11 : 1, Charols, Excelsis, 2010, p. 107-138.