Julia Sollich, huitième enfant d’une famille autrichienne qui en comptait neuf, naquit à Budapest, en Hongrie, près des rives du Danube. Leur humble et propre maison, était constituée de deux grandes pièces et d’une cuisine.

Elle grandit discrète, et souvent solitaire. Elève brillante, ayant obtenu une bourse, elle put continuer gratuitement ses études à l’école des « Demoiselles Anglaises », établissement dans lequel la religion était prise au sérieux. Chaque élève devait se préparer par écrit à la confession périodique de ses péchés. Julia, embarrassée par ce problème, copiait sur sa voisine, mentionnant le même nombre de péchés qu’elle.

Julia se posa très tôt beaucoup de questions, spécialement au sujet de la signification de la vie. Personne ne lui donna de réponse, Julia était une fine et belle adolescente, mais elle ignorait ce détail Remarquée par un garçon de son âge, issu d’une famille aisée, elle connut un premier chagrin de coeur. Afin de soustraire son fils à l’attrait d’une adolescente d’humble condition, la mère du jeune homme l’envoya à l’autre bout de la Hongrie.

Julia ne put s’attarder trop longtemps sur sa peine, un malheur plus grand terrassa la famille Sollich. Le Père tant aimé mourut d’une pleurésie. Tandis que Maria, sa mère, assistait impuissante à l’évolution du mal, Julia pensa « Si seulement nous étions riches, nous pourrions faire venir des médicaments de l’étranger. C’est comme ça que font les riches. On pourrait sauver mon père, on le guérirait… » Cette injustice la frappait en plein coeur.

C’était en février. En entendant les mottes de terre gelée tomber sur le cercueil, elle se demanda « C’est fini.. Est-ce cela la vie ? N’y a-t-il rien de plus ? Où donc est Dieu dans tout cela ? Et maman, comment va-t-elle survivre ? »

La mort de Karolly Sollich, entraîna pour Julia la fin de ses études. L’inexorable bataille du pain quotidien lui ferma les portes d’un brillant avenir. Elle commença à travailler dans une respectable entreprise artisanale. Le riche patron avait un fils nommé Pista, destiné à hériter de l’entreprise de ses parents.

Tandis que Julia continuait de se poser des questions sur sa destinée éternelle, Pista devint sérieusement amoureux de la jeune fille. Julia, connaissant l’humble condition de sa propre famille, n’encouragea pas le jeune homme à la courtiser. Sur son parcours quotidien, elle passait devant une chapelle franciscaine. Dans sa recherche désespérée, Julia prit l’habitude de s’y arrêter, puis de se confier au prêtre et de prendre la communion. Entre temps, Pista avait tellement plaidé auprès de ses parents en faveur de son amour pour Julia, qu’il obtint leur consentement. Lorsqu’il le lui annonça, malgré ses sentiments, Julia garda le silence.

En compagnie de Marghit, une collègue de travail, son attention fut attirée par une affiche « Dieu t’aime. Son amour signifie la Vie. Ne passe pas à côté de l’offre de la Vie. Venez tous à la grande semaine d’évangélisation. » Pour les jeunes filles, le mot « Evangélisation » n’avait aucune signification. Elles se rendirent à la réunion.

Les cantiques joyeux et faciles à comprendre subjuguèrent Julia. Le prédicateur développa le verset de Jean 3,16 mais ce qui l’intrigua au plus haut point, c’était le livre que l’homme tenait en main. Le prédicateur termina, en invitant chacun à se tourner vers Christ.

Sur le chemin du retour, elle se demanda où trouver une Bible ? Ne serait-ce pas l’idéal de posséder soi-même ce livre ?

Soir après soir, elle se rendit à la réunion, au grand désappointement de Pista. Puis, un soir, elle fit la rencontre de sa vie, celle de Dieu lui-même, en la personne de son fils. Au calvaire, Dieu attendait Julia dans la repentance. Toutes ses questions avaient enfin leur réponse. Elle essaya d’expliquer à Pista la démarche qu’elle avait faite, mais il ne comprit pas. Les parents de Pista donnèrent leur accord au mariage de leur fils. Pour la famille de Julia, ce mariage représentait la fin de leur pauvreté. Mais Julia, dont le coeur était pris par « autre chose », n’avait toujours pas donné de réponse affirmative à Pista. La semaine suivante, une jeune fille de l’Assemblée Evangélique offrit une Bible à Julia, le Livre par excellence. Pendant ce temps, la maman de Pista et celle de Julia se préparaient à organiser les fiançailles des jeunes gens.

Dans sa joie, Julia voulut partager avec le prêtre de la chapelle franciscaine, la merveilleuse et unique découverte de son salut en Jésus-Christ. En colère, l’homme s’écria «Aussi longtemps que tu liras la Bible je ne puis te donner l’absolution ! Ne lis plus la Bible, tu entends ! »

Anéantie, Julia le quitta. Elle savait désormais qu’elle ne pourrait plus renoncer au Livre des livres. De leur côté, Maria, la mère de Julia, ainsi que Pista, donnèrent raison au prêtre. Le combat devenait difficile. Tandis que Julia continuait de se rendre au lieu de culte, Pista continuait de la couvrir de cadeaux et de rêver à des projets d’avenir. Julia réussit à emmener une fois Pista à la réunion évangélique, en espérant qu’il se tournerait à son tour vers le Seigneur.

Cette expérience le contraria fortement, et le fossé d’incompréhension qui les séparait s’agrandit.

Chaque fois qu’elle le pouvait, Julia se retirait dans sa chambre et lisait passionnément sa Bible. Elle eut un entretien avec le responsable de la Communauté Evangélique, Szikszai Béni – appelé oncle Béni – et lui ouvrit son coeur. Il comprit ses combats, l’encouragea, et pour la première fois, la jeune fille pria à haute voix. Mais au retour, sa mère lui annonça, menaçante, qu’elle avait brûlé sa Bible. Atterrée, mais étonnamment calme, Julia pensa « Les hommes peuvent-ils terrasser quelqu’un que l’amour de Christ a envahi ? Au travail. Pista lui conseilla gentiment … « Puisque ta mère t’a bien fait … Renonce a cette folie, Julia. » Elle répliqua « J’espérais que tu serais le seul à me comprendre, même si personne d’autre n’était de mon côté… » Malgré sa profonde souffrance, Julia comprenait que pour son âme, se marier avec Pista était une question de vie ou de mort. Elle sut qu’elle devait faire un choix et rompre. Le lendemain, elle rendit ses cadeaux à Pista qui, incrédule, s’inclina difficilement devant ce choix, et continua d’espérer qu’elle changerait d’avis.

Le plus difficile fut d’affronter sa famille. Avec violence, on la mit dehors « Ne remets plus les pieds ici ! ordonna sa mère. … Tu reviendras à deux conditions que tu rompes avec la Bible et que tu te maries avec Pista ! » Malgré sa profonde détresse, Julia resta sur sa décision.

Avec sa petite valise à la main, Julia se retrouva seule dans la rue. Elle sanglota longuement sur un banc, à l’abri des regards. Puis, elle fit le trajet qui l’amena devant la porte de la « Communauté Chrétienne de Béthanie ». L’oncle Béni la reçut avec beaucoup d’affection. Lorsqu’elle put s’exprimer, à travers ses larmes, elle dit « On m’a obligée à choisir Dieu ou Pista, La Bible ou le mariage. » L’oncle Béni ne la submergea pas de paroles, il lui lut simplement le texte si clair de Matthieu 19:29, et la conduisit vers une chambre sobrement meublée, qu’elle partagerait avec une autre croyante. Il ajouta « Vous allez habiter ici avec nous. Maintenant, c’est ici, votre nouveau foyer ».

Sa vive peine lui arracha encore des larmes, puis, en raison des émotions qui l’avaient brisée, et parce qu’elle avait trouvé un lieu de repos, elle dormit d’un seul trait jusqu’au lendemain matin.

L’oncle Béni, après l’avoir de nouveau réconfortée, lui annonça que si elle le désirait, il lui offrait un emploi à l’intérieur même de l’organisation de Béthanie. Elle pourrait être initiée à un travail de rédaction, à la typographie et aux rouages de l’édition. Béthanie diffusait de la littérature chrétienne sur tout le territoire hongrois.

Ainsi, un lieu de travail et une nouvelle famille lui étaient offerts du jour au lendemain. Malgré son coeur meurtri, à Béthanie, où régnait un véritable amour fraternel, Julia se sentit à sa place. Les premiers temps, la coupure avec Pista et sa famille la tourmentait souvent très fort. Mais l’étude et la méditation de la Bible emplissaient toute sa vie.

L’église protestante en Hongrie, passait à cette époque par un profond réveil spirituel. En dehors de ses activités à l’imprimerie, Julia fut affectée à un travail missionnaire à l’intérieur du pays. A Béthanie, la qualité de sa consécration fut remarquée.

Avec une équipe détachée de Béthanie, on l’envoya à Alcust, une ville située à une soixantaine de kilomètres de Budapest, afin d’animer un groupe de jeunes filles et d’accepter la responsabilité de l’étude biblique. Julia prenait de l’assurance dans le ministère spirituel qui lui était confié.

Deux ans s’étaient écoulés, aucun membre de sa famille n’avait manifesté le désir de la revoir. Julia avait alors vingt et un ans.

Elle était venue à Christ au milieu des hostilités. La deuxième guerre mondiale faisait rage aux portes de Budapest bombardements intensifs, destructions, peur, morts qu’il fallait enterrer hâtivement. L’équipe de Béthanie se dépensa sans compter.

La famine s’installa dans la ville de Budapest. Et pendant plusieurs semaines le pain fut une denrée introuvable, les haricots secs et les pelures de pommes de terre devinrent un luxe. A Béthanie, la souffrance commune d’avoir à endurer la faim créa des liens très forts entre les membres.

Le quartier de Béthanie fut brusquement envahi par les soldats russes qui pillaient les maisons et chargeaient leur butin sur des camions. Le cauchemar de leur apparition, c’était le sort des femmes. Il fallut cacher pendant trois semaines, les huit jeunes filles de Béthanie dans une petite pièce. Elles réagirent d’une manière remarquable, et purent dire avec l’auteur du psaume 39. « Tu m’entoures par derrière et par devant et tu mets ta main sur moi. »

Etant d’origine autrichienne, Julia portait un nom allemand. Les envahisseurs cherchaient les personnes de souche allemande et les déportaient. La plupart de ces malheureuses ne revinrent jamais. A Béthanie, on la cachait précieusement, chaque fois que l’ennemi se montrait.

Parallèlement aux malheurs qui s’abattaient sur le pays, la Hongrle connut un véritable réveil spirituel. On envoya Julia à Mateszalka, à l’est de la Hongrie, afin de mettre sur pied une librairie destinée à devenir un poste d’évangélisation. Entourée d’hommes et de femmes de foi, elle vit de nombreuses vies transformées par le message rédempteur de la Croix.

C’est à cette époque que le jeune pasteur Francisc Visky remarqua Julia, ainsi que son esprit de consécration. Pendant les premiers mois, ils travaillèrent ensemble dans une saine communion fraternelle. Puis, tandis qu’ils partageaient la responsabilité de réunions bibliques, Francisc déclara ses sentiments à la jeune fille.

Elle ne répondit pas tout de suite. Quand Féri renouvela sa demande, avec son honnêteté habituelle, Julia répliqua « Que Jésus ait la première place dans votre vie ! Pas moi ! Si vous aimez Jésus, et si vous l’aimez vraiment, il restera une place pour moi dans votre coeur. Cela me suffira. Il vaut mieux que vous sachiez une chose vous ne serez jamais une idole pour moi ! »

Avant de prendre une décision, fidèle à la grande famille de Béthanie et à l’oncle Béni, elle leur demanda leur autorisation. Trois semaines plus tard, elle reçut un télégramme ainsi libellé « Oui… oui … oui … »

Féri dut retourner précipitamment en Roumanie, son père étant gravement malade. De son côté, Julia fut envoyée à Nyirbator, où une responsabilité missionnaire lui fut à nouveau confiée.

Au risque de sa vie, Francisc franchit plusieurs fois la frontière de la Roumanie – pays durement soumis à la terrible dictature de Ceaucescu – pour revoir sa fiancée. Il lui arriva de passer silencieux comme un chat, à quelques mètres des gardes frontière roumains endormis !…

Le mariage eut lieu dans la joie et la pauvreté. « Mais, nous étions heureux ainsi », affirme Julia.

Pour la jeune fille, se marier signifiait quitter la Hongrie. Avec Féri, Pasteur roumain, elle allait s’attacher à la terre de son bien-aimé, « pour le meilleur et pour le pire ». Dans l’immédiat, le pire était déjà devant elle, puisque traverser la frontière pouvait signifier la mort. Ils partirent avec la bénédiction des croyants qu’ils quittaient.

A la frontière, à gauche, se dressaient les postes d’observation des soldats, surplombant une grande plaine découverte d’où l’on ne pouvait passer inaperçu. Serrant la main de son mari, la jeune épouse dit « Allons-y ! ». C’était en rase campagne. Pas un arbre, pas un buisson, pas un talus pour se cacher. Tout avait été prévu pour que le moindre fugitif n’ait aucune chance de s’en sortir vivant. Cependant, Ô miracle de la protection divine, aucune balle ne les frôla, aucun « chien ne remua la langue« , (Exode 11:7) nul ne les arrêta. Le Père de tout ce qui est lumineux avait délibérément fermé les yeux de leurs ennemis.

Ils arrivèrent à Agris, village natal de Féri, où se trouvait une communauté comptant à peu près huit cents membres.

Francisc Visky annonçait la bonne nouvelle du salut en se conformant aux critères de la Bible. Il ne prêchait pas un Evangile falsifié par les idées du jour, mais l’Evangile d’un Serviteur du Christ.

En période de dictature oppressante, il encourait de graves dangers. Les vrais fidèles s’humilièrent et marchèrent sur les traces de leur pasteur, mais les « faux frères » grincèrent des dents. Les ecclésiastiques influents obtinrent leur mutation.

C’était l’hiver. Il neigeait. Ils voyagèrent dans un wagon de marchandises, exposés à tous les vents. Julia attendait son premier enfant, dont la naissance était proche. Ils arrivèrent à Salonta, une petite ville à cent cinquante kilomètres d’Agris. Immédiatement, Féri annonça l’Evangile à des auditeurs ouverts et attentifs, ayant soif de la Parole. Les nouveaux convertis se mirent à témoigner publiquement de leur foi en Christ. Parmi eux, il y avait même des membres du parti. Devant ce regain de vie spirituelle, l’ennemi montra ses griffes. Des attaques publiques virulentes et des articles calomniateurs contre Féri allèrent en s’amplifiant.

L’évangélisation était jugée contraire au parti. Féri et Julia furent l’objet d’une surveillance constante de la Sécuritate. Certains dénonciateurs faisaient même partie de l’église…

Pendant ces années, Julia mit au monde quatre enfants Franisc, Istvanka et des jumeaux. Palika et Lidia. En outre, Marika, une orpheline adulte, qui avait deux ans de plus que Julia, fut confiée au couple pastoral. Elle devint un véritable soutien pour la jeune maman Julia.

En 1953, Féri fut arrêté pendant quarante-huit heures, par la Sécuritate d’Oradea. Sous la menace d’un revolver, on essaya vainement de lui faire signer de fausses déclarations. A l’issue de cet interrogatoire, on lui interdit d’annoncer la Bible en dehors de l’église. Mais il n’eut pas besoin de sortir, les gens affluèrent à l’église, tant leur soif de la Parole était grande. Afin de couper toute relation entre les Visky et les fidèles de Salonta, les autorités les transférèrent à Nyüved, petit village à seize kilomètres d’Oradea.

Féri et Julia, secondés par Marika, reprirent les études bibliques et les visites chez les paroissiens. Julia donnait des soins aux malades et leur annonçait en même temps la Bonne Nouvelle. Naturellement, Féri et Julia, attirèrent de nouveau l’attention sur eux. Le processus infernal des dénonciations se remit en route. Les inspecteurs de l’Etat vinrent contrôler leurs activités. Toutefois, devant cette menace constante, Julia s’exprimait ainsi « Nous ne pouvions que dire ce que Pierre avait dit devant le sanhédrin « Jugez, s’il est juste devant Dieu, de vous obéir plutôt qu’à Dieu. » (Actes 4:19) Deux autres enfants naquirent pendant qu’ils étaient à Nyuved Maria Magdalena et Peter.

A la suite de directives émanant de l’Etat et de chefs religieux collaborateurs, le Pasteur Visky et sa grande famille, y compris Marika. furent mis dehors, malgré les larmes et les regrets de leur chère communauté.

En 1956, ils furent nommés à Chet, village situé à une cinquantaine de kilomètres d’Oradea. Dans ce village, Roumains et Hongrois se détestaient. Il était interdit aux Roumains de s’aventurer dans la partie hongroise du village, et inversement. Féri et Julia visitèrent méthodiquement les familles, instituèrent des cours bibliques et donnèrent des soins à domicile, aussi bien aux Roumains qu’aux Hongrois. De nouveau, le message du pardon s’implanta dans les coeurs. Les deux plus grands alcooliques de l’endroit se convertirent, ainsi que des tziganes, habitués à semer la terreur par leurs brigandages et leurs rixes. Dans la petite communauté de Chet, deux institutrices se donnèrent à Christ. Leur conversion fut le détonateur qui durcit la position des autorités. En Mai 1958, le dimanche de la Pentecôte, le culte de louanges s’était déroulé dans l’allégresse, malgré les risques encourus. Au crépuscule, tandis que les Visky étaient réunis au nombre de dix, en comptant Andras, le dernier-né, cinq hommes surgirent brutalement dans la maison, se livrant à une perquisition dévastatrice. Ils venaient arrêter Féri. Avant la séparation, les époux prièrent ensemble à haute voix et Féri embrassa ses sept enfants.

Julia et Francisc, pendant ces onze ans de vie commune, n’avaient rien voulu savoir d’autre que « Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié » (1 Cor. 2.2) Qu’allait devenir Julia ? Elle sentit que l’emprisonnement de Féri serait de longue durée.

Il avait été arrêté comme un dangereux malfaiteur. Dans la rue, on changeait de trottoir quand on la rencontrait. Ceux qui osaient rester en relation avec elle s’exposaient à de graves sanctions. Elle était constamment surveillée par la Sécuritate. La question lancinante qui l’obsédait était celle-ci « Est-ce qu’ils torturent Féri ? ». Les enfants, surtout les aînés, qui avaient vu leurs parents vivre leur foi, encouragèrent leur mère par ces mots « Maman, nous allons prier pour papa ». En ces jours, malgré sa peine, Julia vécut dans une communion plus étroite avec Jésus.

Après une semaine, l’Etat imposa un autre pasteur à la solde du gouvernement. L’arrestation de Féri signifiait la suppression du salaire. Le dimanche suivant, les fidèles arrivèrent l’un après l’autre, chargés de nourriture et d’encouragements. Pour deux d’entre eux, cette démarche d’amour se solda par dix-huit ans de prison ! Après trois mois de pressions, pendant lesquels l’amour de Christ avait tout de même maintenu le moral de la famille Visky, Julia se retrouva au tribunal de Timisoara pour assister au procès de son mari. La sentence fut terrible vingt-deux ans de prison ! Deux pensées traversèrent Julia « Vingt-deux ans, c’est la mort ! Je ne reverrai plus jamais mon mari ». Puis : « Le jugement est à Dieu. C’est Lui, le Seigneur du jugement. » Ensuite, ce fut comme si une voix douce lui murmurait « N’aie pas peur. Ne regarde pas les chiffres. Ne me quitte pas des yeux. Le jugement est à l’Eternel. » Elle trouva même la force d’encourager les autres femmes de condamnés qui sanglotaient près d’elle. Julia leur dit « Courage, mes soeurs. Le jugement est à Dieu. Il est le Maitre du temps. C’est Lui qui décide. Laissons tout entre ses mains. » Ce même jour, dans toute la Roumanie, vingt-et-un membres de l’Eglise réformée furent condamnés par trois tribunaux militaires différents. Que de questions angoissantes s’imposèrent à l’esprit de Julia ! Toutefois, lorsque son moral était au plus bas, les croyants défilaient chez elle, jusqu’au moment où une quinzaine d’amis se retrouvaient réunis autour de la Bible et s’encourageaient mutuellement. Julia vivait sachant à peine ce qu’elle mettrait sur la table pour le prochain repas. Mais, comme au temps d’Elie (1 Rois 17:2 à 7) les merveilleux corbeaux ravitailleurs se manifestèrent sous une forme humaine, et personne ne put les arrêter. La jeune mère devenait de plus en plus dépendante du Seigneur.

Les mois passèrent. Le pasteur nommé par l’Etat, fut remplacé par un autre pasteur marié, sans enfants. La maison paroissiale comprenait trois pièces. II fallut lui en céder deux. Il en resta une seule de trois mètres sur quatre, pour loger Julia, sept enfants et Marika.

Et pendant ce temps, aucune nouvelle de la terrible prison de Gherla.

Puis, il leur fallut aussi donner le jardin. Les enfants n’avaient plus d’endroit pour jouer. « Qu’est-ce que le Seigneur veut donc nous apprendre ? », pensa Julia. « Quelles sont ses raisons pour réduire ainsi notre espace ? » Elle chercha désespérément du travail et n’en trouva pas. Il était interdit de rendre officiellement service aux familles de croyants emprisonnés.

Son cher époux était maintenant en prison depuis un an.

Ce matin-là, elle se rendit à l’hôpital, à huit kilomètres de chez elle, avec son fils Francisc. Devant y retourner le lendemain, elle logea chez une amie, aussi pauvre que la veuve de Sarepta. Le soir, avant de s’endormir, Julia prononça cette prière « Seigneur, je suis ton enfant, et tu es à moi. S’il te plaît, couvre-moi de ton sang et pardonne mes inquiétudes. Amen. » Puis, elle bascula dans l’horreur. A trois heures du matin, elle fut brutalement secouée, par deux officiers durs et inhumains qui venaient l’arrêter. Tenant Francisc par la main, on les poussa dans une voiture particulière, hermétiquement fermée. Francisc se serra contre elle. Leur voyage prit fin dans le corridor inhospitalier de la prison d’Oradea. Les yeux de Julia scrutèrent l’obscurité et elle vit quelque chose bouger dans l’ombre. Marika accourut vers elle et se jeta dans ses bras, sanglotant, inconsolable. Elle expliqua « Ils sont venus vers une heure et demie. On nous a pris toutes nos affaires. Oh, ‘petite mère’, j’ai si peur… »

Dans un grand drap noué, Marika avait juste pu prendre des vêtements pour les enfants, du pain et un peu de graisse. « Ecoute, Marika, voici ce que disent les Ecritures : L’Eternel combattra pour vous, et vous, gardez le silence » (Exode 14:14).

Au matin, l’officier trouva Julia et cinq de ses enfants apeurés, serrés contre elle. Il ordonna à Marika de partir puisqu’elle ne portait pas le même nom. Cette dernière refusa et demanda à être emprisonnée avec le reste de la famille. « Mais tu es folle ! s’écria l’officier ahuri. On n’a jamais entendu une chose pareille ! » Deux enfants de Julia manquaient. Ils étaient chez sa belle-soeur. L’officier envoya Marika les chercher. Elle vit là une possibilité magnifique de revoir ceux qu’elle aimait. Julia dit de ces heures tragiques. » J’ai maîtrisé mon chagrin à cause des enfants. Il me semblait qu’ils continueraient à croire en Dieu à travers moi. Notre seule chance de dépasser cette situation était de garder les yeux fixés sur Lui, toujours sur Lui. »

Puis, Julia fut soumise à des interrogatoires. Les enfants avaient faim et soif, mais nul ne s’en inquiéta. Vers dix-sept heures, on les poussa dans une voiture cellulaire. Après avoir été secoués une demi-heure à travers la ville, on les bouscula dans un compartiment de voyageurs, surveillés par deux sentinelles. Les enfants murmuraient doucement. Leur condition aurait brisé le coeur de n’importe quelle mère. Ces arrestations spectaculaires étaient intentionnellement destinées à servir d’exemple. En déversant la peur dans le coeur des chrétiens, l’Etat comptait arrêter la propagation de l’Evangile.

Dans le train, pendant la première nuit, Julia passa les minutes et les heures à se réfugier en Dieu. Le voyage dura trois jours et trois nuits, sans autre nourriture que le morceau de pain et la graisse apportés par Marika. Le troisième matin à cinq heures, ils arrivèrent à l’autre bout de la Roumanie, près de la mer Noire. Puis, un camion les emmena jusqu’à Fetesti, aux abords de la grande plaine du Baragan, région célèbre pour ses camps de concentration. Dans les années 80, ces lieux furent rasés au bulldozer et transformés en zones de vignobles. De ce fait, il n’en reste aucune trace aujourd’hui. Les cinq enfants Visky étaient sales, désorientés et malheureux. Malgré ses questions, Julia continuait d’être reconnaissante pour le pain rassis, le saindoux et l’eau. A Fetesti, ils restèrent tout un jour dans une cour terne et grise. Au crépuscule, un officier vint les chercher, pour les conduire dans l’un des bureaux de la police. Il leur fit comprendre qu’ils pouvaient dormir sur le plancher. Avec ses enfants, Julia lut un passage de la Bible. Personne ne sera étonné de savoir que l’unique prière des enfants fut « Oh, Jésus, ramène-nous à la maison ».

Dans l’après-midi du quatrième jour, on les installa sur un camion, et ils arrivèrent au lieu de leur déportation, Rachitoasa, un village-camp.

Ce village de misère avait été construit avec des méthodes primitives. Les murs des chaumières étaient faits d’une sorte de torchis à base de glaise, surmontés d’un toit de roseaux, provenant des canaux du Bàragan. Pas d’électricité et l’eau se trouvait à un kilomètre. Les miliciens et deux chiens de la Sécuritate exerçaient la surveillance. En arrivant, Julia fut soumise à un autre interrogatoire.

Un regard à l’intérieur de la chaumière, triste et délabrée, fit passer des vagues de désespoir et d’impuissance dans le coeur de Julia. La masure de la nichée Visky comprenait une seule pièce et une petite entrée, que Julia transforma plus tard en cuisine.

Sur le sol poussiéreux et sale elle étendit une couverture et appela les enfants, qui gémissaient doucement dehors, tant la perspective d’entrer dans cet endroit leur inspirait de répulsion.

Le lendemain matin, elle fit chauffer de l’eau sur un vieux poële et émietta le pain rassis dedans. A son grand étonnement, les enfants parurent satisfaits. Le trafic de la poste était un élément important de la survie des déportés. Julia pensa « Personne ne peut m’envoyer de nourriture. Ma famille est si pauvre ». Les enfants étaient très faibles. Les premiers jours, ils semblaient voir un ennemi en chaque personne. Leur univers aimant et équilibré leur avait été volé. Néanmoins, ils ne vécurent pas dans une angoisse permanente. Ils inventèrent des jeux, et les plus petits s’amusèrent gentiment dans le sable. Un vieillard du camp leur donna une grande quantité de paille sèche qui leur fit un « superbe » matelas. Au début, les autres déportés partagèrent leur nourriture avec Julia. Le Seigneur se servit d’eux.

La grande joie de Julia fut l’arrivée de Marika avec les jumeaux, Palika et Lidia. Cette présence volontaire réchauffait le coeur de Julia. De plus, les croyants de Chet lui avaient donné une grande quantité de vivres. Les Corbeaux s’étaient montrés généreux.

Dans toute la Roumanie, le sort de « la-femme-du-Pasteur-déportée-avec-ses-sept-enfants » commençait à être connu. Toutefois, sa déportation causait des inquiétudes aux croyants.

Toute la famille commençait la journée par un moment de prière et la lecture de la Parole, et la terminait de la même façon. Julia devait continuellement apprendre une nouvelle leçon de foi et compter sur Dieu pour le prochain repas. Elle apprit que le Seigneur voulait la nourrir comme Elie au torrent de Kérith. Elle décida, une fois pour toutes, de se soumettre à cette situation.

L’attitude des enfants relevait du miracle. Ils n’étaient ni désagréables, ni mécontents, ni revoltés. Ils avaient confiance en Julia, et surtout, ils acceptaient leur souffrance par amour pour celui qui avait souffert pour eux. Ils en parlaient beaucoup, lors du culte familial. Les plus jeunes essayaient de s’adapter aux circonstances. « Je donnerai l’ordre aux corbeaux de t’apporter de la nourriture » Les Corbeaux, sous des formes inattendues volèrent vers Rachitoasa. Ils étaient connus et inconnus, orthodoxes, protestants, catholiques, Roumains, Hongrois, Allemands, Juifs .. Ils leur envoyaient des denrées essentielles et même des friandises. En période « d’abondance ». Julia partageait avec les autres détenus. Mais lorsque les denrées devenaient rares, elle transformait sa propre faim en un jeûne à la gloire de Dieu.

Les enfants Visky ne parlaient que le hongrois. Ils eurent l’occasion de s’instruire. Ils devaient parcourir huit à neuf kilomètres chaque jour. Une première institutrice haïssant les Hongrois, les persécuta. Les quatre aînés rentraient en larmes. Avec leur maman, ils en firent un sujet de prière. Le Seigneur leur envoya une autre institutrice qui les aimait. En peu de temps ils apprirent le roumain, et à la fin de l’année, chacun était le meilleur dans sa section.

Intriguée par le comportement exceptionnel des enfants Visky, l’institutrice voulut rencontrer Julia, et donna son coeur à Christ. Le chemin de la déportation devint pour elle le chemin de la vie éternelle.

L’hiver fit son apparition brutale, la neige couvrit le toit, bloqua la porte de la chaumière, et le « vol » des fidèles corbeaux s’en trouva perturbé. Julia, n’étant plus en mesure de nourrir sa famille correctement, eut l’idée d’inventer des histoires. Elle y prit elle-même plaisir et assura que cette nouvelle capacité lui avait été donnée par le Seigneur. Un soir, on frappa deux coups à la fenêtre. Par l’entrebâillement, une main se glissa et lui tendit un bon pain tendre. C’était un homme au service de la milice. Dans le froid silence de la nuit, il répéta ce geste une deuxième fois.

Un autre soir, le Corbeau prit la forme d’un officier du camp ennemi. Après avoir reçu le pain, quand Marika entrouvrit la porte, elle n’aperçut qu’un chien policier.

Julia était depuis un an à Rachitoasa, lorsqu’elle reçut brusquement un ordre précis « Préparez vos affaires. Demain matin de très bonne heure, vous devez être prêts pour la route ! ».

Des questions inquiétantes l’assaillirent. Mais après quelques heures de combat, elle put dire « Même si je ne comprends rien à ses plans, mon Dieu sait ce qu’il fait avec moi. »

A quatre heures du matin, avec l’aide de Marika, il fallut réveiller les enfants. Les bagages étaient prêts, ainsi que les provisions envoyées par les Corbeaux. L’expérience dramatique de leur premier voyage l’avait rendue prudente. On leur fit traverser le pays dans l’autre sens, pour atterrir à Jimbolia. Aux yeux des autorités, trop de corbeaux prenaient soin de la femme-du-pasteur-déportée-avec-ses-sept-enfants, il fallait la retirer de ce camp, où elle était devenue trop populaire. Géographiquement, elle se retrouvait à l’Ouest, prés de ses anciens amis. Le pont aérien se remit très vite à fonctionner, les Corbeaux étant plus proches. Les autorités ne tardèrent pas à le constater, et décidèrent de renvoyer la famille Visky, vers le centre d’extermination du Bàragan. Le nouveau village s’appelait Latesti, mais Julia l’appela Misère 2.

Elle ne revit jamais ses amis de Rachitoasa… Nouvelle chaumière, nouvelle provision de paille, nouveaux combats de survie. Là aussi, les corbeaux les retrouvèrent en un temps record.

Julia se fit des amis, parmi ceux qui partageaient avec elle un point de vue clair sur la base des Ecritures. Ils étaient orthodoxes, catholiques grecs et catholiques romains. Elle continuait de considérer comme un miracle d’être toujours en possession de sa Bible. Elle se rendait librement à la chaumière du Père Påtrascu, qui avait transformé sa masure en un lieu de culte. Cet endroit était un rassemblement du corps de Christ, composé de rachetés.

Un jour, le toit de la chaumière de Julia fut emporté par la tempête. Le soir même, les prêtres arrivèrent les bras chargés de roseaux du Baragan, afin de refaire le toit disparu.

Puis, Julia fut terrassée par la maladie. Le médecin de Misère 2, sans médicaments, constata de graves défaillances cardiaques. Souvent elle tombait dans le coma. On la transporta à l’hôpital, à une vingtaine de kilomètres du camp. On la mit dans le service des incurables. Auparavant, Julia avait eu la présence d’esprit de faire légalement adopter ses enfants par Marika, sinon, après sa mort, ils auraient été séparés et placés dans des orphelinats athées.

Marika, qui n’était pas obligée de partager leur déportation, avait le droit de visiter Julia à l’hôpital. Comme cette dernière ne présentait guère de signes de vie, Marika la fit ramener à Misère 2, afin que les enfants puissent embrasser une dernière fois leur bienaimée. Ils se tinrent près d’elle, serrés les uns contre les autres, si touchants et infiniment sages. Lorsqu’elle les vit, Julia trouva la force de les confier au Seigneur, dans une ultime requête. Les enfants se retirèrent sur la pointe des pieds, et s’en allèrent pleurer dehors.

Les heures s’écoulaient. Les précieux amis du camp attendaient sa mort et commencèrent les préparatifs pour son enterrement. Ils envoyèrent même des télégrammes, et les fleurs affluèrent à Misère 2 ! Seulement, le Dieu Souverain n’avait pas dit son dernier mot. Lorsqu’elle sentit la vie revenir en elle, Julia se demanda : « Pourquoi est-ce que le Seigneur ne m’a pas emmenée en sa présence ? » Le Pere Patrascu l’aida à retrouver une paix intérieure que l’ennemi voulait lui voler. Avec discrétion, les déportés de Misère 2, qui assistaient à une sorte de résurrection, venaient prendre des nouvelles de Julia. Lorsqu’une lente guérison s’installa, Julia et les enfants remportèrent la victoire de ne plus réclamer leur départ du camp. Ce fut cela leur véritable libération. Après sa guérison, la vie à Misère 2 se poursuivit encore pendant deux ans et sans nouvelles de Féri… Le ministère des Corbeaux ravitailleurs ne fut jamais interrompu. Les enfants Visky, malgré leur maigreur, grandirent physiquement et spirituellement. Les deux aînés, allaient entamer leur adolescence derrière les barbelés, tandis que pour les trois plus jeunes le mot « liberté » ne signifiait rien.

Enfin, un jour de l’automne 1963, la grande nouvelle fut annoncée à Julia. Elle était libre ! ! ! Quelle était la raison de ce geste inattendu ? La Roumanie avait souhaité des relations économiques avec l’Occident. L’Occident avait répondu « Des relations économiques ? D’accord ! Mais Il vous faudra supprimer les camps de concentration et libérer les détenus. »

Julia s’était mesurée à des êtres aux instincts misérables, mais aussi à des Saints. Elle put dire: « Pour nous, cette terre n’a pas été une terre maudite, car la présence de Dieu l’a bénie ».

A Bucarest, Sabina Wurmbrand, dont le mari était emprisonné avec Francisc Visky dans la terrible prison de Gherla, vint la chercher et l’hébergea.

Puis, Julia partit à SatuMare, village où son propre beau-frère était Pasteur. On lui donna une petite maison. Les croyants, discrètement, lui apportèrent les meubles dont elle avait besoin.

Ils continuèrent à vivre aussi unis qu’au Baragan.

Six mois après son installation, Julia entendit quelqu’un qui fredonnait un chant si bien connu d’elle, inspiré par un passage du livre d’Esaïe. C’etait Féri ! Féri enfin libre, après six ans et quatre mois d’incarcération ! Il avait maigri de vingt kilos. Quelles indescriptibles retrouvailles ! Que de larmes de joie furent versées !

Féri tint à rencontrer ses enfants, chacun en particulier. En le voyant si maigre et si marqué par cet enfer, surtout les aînés qui se souvenaient d’un père jeune et bien portant, ils éprouvèrent envers lui un grand respect, mêlé d’un amour plus profond.

Les enfants firent des études universitaires. Ils sont actuellement tous chrétiens. Lorsqu’ils évoquent séparément leurs années de détention, Féri et Julia assurent que leur coeur est net de toute amertume à l’égard de ceux qui les ont tourmentés Depuis 1983, Féri est à la retraite… Mais au service de Christ, est-on jamais à la retraite ?

Andrée Dufour

(NDLR Condensé du livre « Défi à la violence », 190 pages, que vous pouvez vous procurer à « La Maison de la Bible »)