Actes 17: 24-28 : la vision du monde dont l’apôtre trace le modèle donne une place, selon Dieu et selon son dessein, à la «nation» (ethnos); c’est lui qui en fixe les limites dans le temps et l’espace. Il n’est donc pas illégitime que nous nous intéressions à la réalité nationale française, elle qui mûrit depuis quinze siècles par la volonté de Dieu, et que nous le fassions en rapport avec l’Évangile du même Dieu. Quelle extension donnerons-nous à la qualification «contemporaine»? Il y a dix ans je rédigeais, pour les séminaires de formation de Mission Mondiale, une étude sur la proclamation de l’Évangile «dans le contexte français» presque le même sujet1• Mon texte ne me parait pas, je l’avoue, périmé. Je vais donc me contenter d’en rappeler quelques acquis, pour scruter ensuite l’actualité encore plus proche, de la décennie écoulée – et je me servirai pour le faire de quelques formules au retentissement significatif; en rapport avec l’aspect de la réalité nationale qui se dégagera, je hasarderai quelques suggestions pour la communication de l’Évangile dans notre «cher et vieux pays».
A. Les recommandations de 1995
L’étude élaborée naguère (à mes yeux «naguère », mais vous pouvez penser «jadis ») décrivait le façonnement de la physionomie française au long de sa longue histoire et s’interrogeait sur les effets de la vague moderne-post. Elle espérait justifier par la description et l’analyse des conseils pour l’évangélisation.
1. Respecter le passé de chrétienté. L’héritage de «la fille aînée de l’Église» mérite qu’on en tienne compte, en dépit du conflit des deux France, de la virulence de la critique anticléricale – qui rend plus prudent de ne pas s’identifier à l’institution ecclésiastique.
2. Se différencier des sectes. L’une et l’autre France (catholique-et-Français-toujours/ anti-cléricale) rejettent la secte : la secte manipulatrice, mais aussi tout christianisme qui n’est pas «très catholique ».
3. Soigner la forme. La tradition éducative française s’intéresse à la forme plus qu’au fond (promotion d’un universalisme abstrait, unificateur de la diversité concrète), avec un esprit critique acéré : le lourd, le vulgaire, le ridicule tuent, ou du moins blessent le témoignage.
4. Joindre la morale et l’action sociale. Aussi bien l’idée qui reste du christianisme que la méfiance à l’égard des motifs supposés financiers de toute entreprise de persuasion recommandent d’œuvrer de façon visible pour le bien public en accompagnement de l’évangélisation.
5. Mettre l’accent sur la relation personnelle avec Jésus-Christ. Cet accent (malgré ses dangers) a l’avantage de faire tomber les stéréotypes; la surprise crée une ouverture; en même temps il va au-devant du désir moderne-post d’expérience «spirituelle».
B. Le déclin français
La France recule dans le classement des puissances économiques; son influence politique se réduit, en Europe et dans le monde; son prestige culturel se désagrège … Ceux qui déplorent ce déclin incriminent la «société bloquée», qui réplique à toute tentative de réforme par un «mouvement social», c’est-à-dire une immobilisation anti-sociale. Paradoxalement, ceux qui bloquent se plaignent aussi du déclin : de l’érosion du «modèle français», attaqué comme notre art de vivre en général par la globalisation et sa «malbouffe».
1. Les faits allégués ne sont guère niables; le déclin est, cependant, si «logique», si l’on considère la taille de notre pays, que l’étonnant serait plutôt la résistance que la France lui oppose!
2. Les blocages semblent liés au tour critique de l’intelligence française, à sa pente «idéologiste» (refus du principe de réalité), et aux peurs diffuses – les Français champions pour les tranquillisants! Empreinte de la Mère-Église? Et là encore, il y a une autre France, impatiente, et qui aime se dire «celle qui gagne».
3. L’évangéliste se gardera de réveiller ces peurs et ces impatiences. Il parlera du soin que Dieu prend de nous, de la confiance en Lui, et, pour les dynamiques, de l’appel à entrer dans ses glorieuses entreprises. Dieu de l’avenir!
C. L’exception française
Les Français se croient volontiers exceptionnels (ils ne sont pas les seuls!), avec prétention de valeur universelle : d’où l’arrogance que leur attribue l’étranger. Ce sentiment concerne le modèle culturel menacé par l’américanisation, et spécialement la laïcité à la française.
1. Les racines plongent dans l’histoire : unification plus précoce, guerres de religion, tradition de scepticisme, voire d’hostilité à la religion, face à une tradition très religieuse.
2. L’exception, qui demeure sensible malgré l’atténuation, se montre surtout par la protection du jardinet individuel (où doit se cantonner la religion) et la distance critique que le Français s’efforce de prendre; cette distance permet aussi un retour à l’interrogation spirituelle contre le cours de la sécularisation (R. Debray). Tempère ces traits, cependant, une modération empreinte d’humanité (fait-elle partie de l’exception?).
3. L’évangélisation évitera, en conséquence, toute apparence d’«enrégimentation», et ne se contentera pas d’un pur pragmatisme; elle pourra se servir de traits secondaires comme l’attrait des banquets …
D. La dérive communautariste
La tradition française, avant tout républicaine («une et indivisible»), a privilégié l’intégration assimilatrice. La tendance récente œuvre en sens contraire, avec juxtaposition de «communautés» à l’identité persistante, liées entre elles d’un lien beaucoup moins consistant que celui de la Nation enserrant les individus. Deux facteurs ont puissamment joué : la plus grande résistance à l’assimilation des immigrés d’origine musulmane; la montée de la tolérance pluraliste (non sans rapport avec la mauvaise conscience post-coloniale des élites).
1. Les progrès évangéliques dans la France «contemporaine» ont principalement touché des « communautés ,, autres que les «Gaulois», surtout de la classe moyenne. Nos Eglises subissent aussi les effets de la réaction «laïcarde» au communautarisme croissant.
2. Faut-il jouer de cette situation et «cibler» les communautés plus ouvertes à l’Évangile aujourd’hui? On peut interpréter en termes de «porte ouverte» par Le Seigneur (1Cor.16:9; 2Cor.2: 12; Col. 4:3) et saisir l’occasion («racheter le temps») – à condition de ne pas oublier les «Gaulois».
3. La difficulté principale concerne l’accueil dans nos Églises de chrétiens d’origines diverses et la constitution d’Églises dites «ethniques », répondant au principe de l’«unité homogène». A. Pownall appelle avec raison à une réflexion à ce sujet; le grand piège serait de se contenter de bons sentiments et du «politiquement correct».
E. La secte conquérante de 500 millions d’humains
Chacun reconnaît la description qu’un grand magazine a faite des évangéliques dans le monde – la part française a été la part congrue. C’est une donnée nouvelle de la situation contemporaine que la visibilité sans précédent qui nous advient ; le changement tout récent, quant à l’attention des médias a presque un caractère explosif!
1. La présidence de George Walter Bush et sa seconde campagne électorale y ont fortement contribué : l’image des évangéliques soudain promue est d’abord américaine. On peut estimer providentiel que Sébastien Fath soit en position de corriger les erreurs les plus lourdes. Il vaut sans doute mieux différencier, si c’est possible, notre évangélisation du style américain.
2. La présentation médiatique n’est guère favorable, et plusieurs s’en sont émus. Je crois que la publicité, même défavorable, sert plutôt les intérêts de l’évangélisation, mais il est recommandé de traiter avec sagesse les journalistes … Reconnaissons aussi que le mot «secte» vient assez naturellement à l’esprit devant la pratique de certains, étiquetés «évangéliques» …
3. L’usage de ce terme «secte» pose, en France, le problème du rapport avec l’Église catholique. Il requiert, plus que jamais, tout le soin dont nous serons capables. Les analyses et la réflexion stratégique sont indispensables. Rappelons-nous, cependant, que l’évangélisation conforme au modèle apostolique et, je présume, qui portera pour le Royaume les fruits les plus durables, est celle à laquelle «l’amour du Christ nous presse» aimer la France, aimer les Français (qui, souvent, n’ont pas l’air de s’aimer eux-mêmes) est sans doute la condition majeure de la communication de l’Évangile dans la France contemporaine.
Henri BLOCHER
NOTE
1 Proclamer l’Evangile en tenant compte du contexte français, Brochure n° 1 des Séminaires de formation de Mission Mondiale 95 France, 1995, 2-15