MESSAGE DÉLIVRÉ PAR ÉTIENNE LHERMENAULT,
A été président du CNEF (Conseil National des Évangéliques de France) jusque juin 2019
Alors secrétaire général de la Fédération baptiste, je visite une de nos Églises locales dans le sud de la France. Implantée par un laïc doué dans le sillage du renouveau charismatique, cette communauté, indépendante pendant une quinzaine d’années, a adhéré à notre union d’Églises pour deux raisons : d’abord parce que son pasteur compte beaucoup d’amis parmi les nôtres, ensuite parce que le soupçon de secte qui a pesé sur les Églises évangéliques pendant les années quatre-vingt-dix a convaincu la communauté qu’il valait mieux ne pas rester isolée. Ce que ce collègue n’avait pas bien mesuré, malgré notre procédure d’adhésion explicite, ce sont les implications de cette appartenance : participation d’une délégation de l’Église au congrès annuel de la Fédération, participation du pasteur aux pastorales régionales, exigences de formation continue du pasteur, sollicitations diverses pour faire vivre les comités et commissions et contribution financière à la vie de la Fédération. Ce que l’on pourrait appeler en d’autres termes la discipline fédérative ou encore le devoir de solidarité à l’égard des autres Églises de la Fédération.
Alors que le conseil de cette Église me fait part de sa difficulté à répondre à toutes les sollicitations nationales et que je lui explique le sens de la solidarité collective, le pasteur tente de clore le débat par cette affirmation définitive : « la Fédération nous coûte cher et ne nous rapporte pas grand-chose ».
Sous des apparences de sagesse, cet argument, cent fois entendu dans mes diverses responsabilités locales et nationales, semble faire droit à une logique respectable, celle de la réciprocité. Pourtant, elle cache presque toujours une logique contestable, celle de l’égoïsme… partagé ! Je m’explique. Parce que la vie de nos Églises, le fonctionnement de nos oeuvres et les logiques de nos Unions d’Églises ne sont pas exempts de péché, nous sommes susceptibles – et selon mon expérience peu y échappent – de développer un égocentrisme collectif. J’aimerais vous convaincre que c’est là un poison mortel pour toutes nos « entreprises », à commencer par le CNEF, parce que cette logique de la stricte réciprocité ne fait pas droit à l’esprit de l’Évangile. Je pense ici en particulier à ce que dit Paul lors de ses adieux aux responsables de l’Églises d’Éphèse (Ac 20.35) :
Je vous ai montré partout et toujours qu’il faut travailler ainsi pour aider les pauvres.
Souvenons-nous de ce que le Seigneur Jésus lui-même a dit : « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir. »
1. Résister à une logique empoisonnée
Laissez-moi vous convaincre que la logique de la stricte réciprocité dans nos affaires spirituelles trahit l’esprit de l’Évangile et distille un poison mortel dans nos Églises et dans nos oeuvres.
Il convient d’abord de dire que cette logique n’est qu’apparente. Elle emprunte la voie funeste du raisonnement qui guide le serviteur impitoyable dans la parabole. Souvenez-vous de sa prière orgueilleuse et insensée quand il prend conscience de la dette colossale qu’il a contractée et du verdict qui s’ensuit : « Sois patient envers moi, accorde-moi un délai et je te rembourserai tout. » (Mt 18.26). En fait, son orgueil le rend sourd à la bonté du maître qui lui remet toute sa dette (« Pris de pitié pour lui, son maître le renvoya libre, après lui avoir remis toute sa dette. », Mt 18.27) puisqu’il s’empresse d’exiger de son compagnon le remboursement d’une dette dérisoire sans manifester la moindre miséricorde. Sa logique n’est qu’apparente, il exige comme le maître a exigé de lui, mais il refuse de faire grâce comme le maître lui a fait grâce. Ainsi sommes-nous, plus prompts à exiger ce qui nous est dû qu’à donner à autrui ce qui nous a d’abord été accordé par le Seigneur.
Il convient ensuite de dire que cette logique est tristement mondaine. Nous parons des atours de la sagesse, en l’occurrence le sens du devoir réciproque, ce qui n’est qu’un calcul d’intérêt, une sorte de loi du talion sans le motif de la vengeance ! Pour le dire autrement, nous voulons pour notre « argent » et si possible un peu plus : une Église vivante qui ne nous prenne pas trop de temps, une union d’Églises qui fasse notre fierté sans trop y investir, un CNEF reconnu, innovant et performant pourvu que d’autres assument l’essentiel de la charge. Soyons lucides, nous cédons ici plus à la logique consumériste qui domine notre société et attiédi nos communautés qu’à l’amour du Christ qui nous étreint. C’est cette même logique qui conduit inexorablement notre monde au bord de l’abîme : le désir se mue en droit absolu, droit à l’enfant au mépris des droits et même de la vie de l’enfant, et le devoir en oppression insupportable, l’assistance et le soin prodigués aux plus fragiles et aux plus souffrants en passe de devenir l’assistance au suicide et l’injection létale prodiguées à ceux dont la vie n’est pas digne (mais de quelle dignité parle-t-on).
Il convient de dire enfin que cette logique n’est pas conforme à notre identité de filles et de fils de Dieu.
« Votre Père céleste est parfait. Soyez donc parfaits comme lui. », nous dit le Seigneur dans le Sermon sur la montagne (Mt5.48). Vous souvenez-vous du contexte immédiat de cet impératif ? L’amour des ennemis. Écoutez :
44 Eh bien, moi je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent.
45 Ainsi vous vous comporterez vraiment comme des enfants de votre Père céleste, car lui, il fait luire son soleil sur les méchants aussi bien que sur les bons, et il accorde sa pluie à ceux qui sont justes comme aux injustes.
Or, par un étrange renversement pécheur, nous sommes parfois mieux disposés à l’égard des ennemis de la foi qu’à l’égard des frères en la foi.
Sinon pourquoi tant de préjugés, de suspicions, d’absence de pardon entre enfants du Seigneur.
Comprenez-moi bien, je ne suis pas en train de plaider pour un renoncement au discernement ou à l’interpellation fraternelle, même vive, car pour moi l’un et l’autre font parties intégrantes de l’amour véritable. Non, je m’émeus, au-delà des pardons échangés qui ont marqué le début de notre aventure, de la persistance de certaines méfiances entre nous et plus encore de la complaisance que nous manifestons à l’égard des divisions pécheresses. Car qui osera dire que nos divisions ont toujours été saintes ? qu’il ne s’y est jamais glissé des rivalités mesquines ? et que nous ne les avons jamais entretenues par esprit de querelle ? Pour ma part, je ne le pourrai pas car mes colères ne sont pas sans mélange et le besoin d’avoir raison n’est, chez moi, jamais très loin.
A cet endroit de mon message, j’aimerais saluer la démarche volontaire
et prophétique de deux de nos unions membres qui ont su, avec l’aide de Dieu, emprunter un chemin nouveau, celui de la fusion. Je veux parler de France Mission et de Vision-France qui ont uni leurs forces pour constituer une nouvelle union dénommée « Perspectives, des Églises, une mission » et ont célébré cet événement les 10 et 11 mai dernier. Elles ont ainsi coupé court à cette logique empoisonnée de la stricte réciprocité pour s’ouvrir à une démarche de don mutuel. Que leur exemple en inspire d’autres parmi nous !
2. Imiter Celui qui nous a sauvé
S’il est possible d’aborder négativement notre sujet en montrant les méfaits d’une logique qui s’affranchit du don, il est indispensable de l’aborder positivement en rappelant qu’elle trouve sa source dans l’exemple de Celui qui nous a sauvé. Dans sa deuxième lettre aux Corinthiens, l’apôtre Paul aborde une affaire très terre-à-terre de collecte en faveur des chrétiens de Jérusalem, pour laquelle les Corinthiens s’étaient engagés mais tardaient à passer à l’action. Il s’y emploie en faisant appel à divers arguments dont une affirmation théologique de premier ordre (2 Co 8) :
7 Vous êtes riches dans tous les domaines, qu’il s’agisse de la foi, de la parole ou de la connaissance, du zèle en toutes choses ou de l’amour qui, de nos coeurs, a gagné les vôtres ; cherchez donc aussi à exceller dans cette œuvre de générosité.
8 Ce n’est pas un ordre que je vous donne, mais en mentionnant le zèle que d’autres ont déployé, je cherche à éprouver l’authenticité de votre amour.
9 Car vous savez comment notre Seigneur Jésus-Christ a manifesté sa grâce envers nous : lui qui était riche, il s’est fait pauvre pour vous afin que par sa pauvreté vous soyez enrichis.
Si Paul est inspiré par l’Esprit, alors nous ne pouvons pas ignorer l’exemple de Celui qui nous a sauvé même quand nous abordons les choses les plus ordinaires et les plus terre-à-terre de la foi. Quand nous hésitons à prêter assistance aux chrétiens démunis ici et persécutés làbas parce que nous moyens sont limités, quand nous craignons d’accueillir une nouvelle Église évangélique dans notre ville ou notre quartier par peur de la concurrence, quand nous refusons d’envoyer une équipe soutenir une Église en difficulté parce que les gens qui composent cette équipe vont nous manquer, quand plus subtilement nous nous contentons dans tous ces situations de faire le service minimum pour échapper à tout reproche, alors il nous faut revenir à cette parole et en méditer la profondeur : « vous savez comment notre Seigneur Jésus-Christ a manifesté sa grâce envers nous : lui qui était riche, il s’est fait pauvre pour vous afin que par sa pauvreté vous soyez enrichis. »
Tout le ministère de Jésus parmi les hommes, toute son oeuvre à la croix ont été marqués par le don de soi ce que résume admirablement l’évangéliste Marc (10.44-45) :
44 Car si quelqu’un veut être le premier parmi vous, qu’il soit l’esclave de tous.
45 Car le Fils de l’homme n’est pas venu pour se faire servir, mais pour servir lui-même et donner sa vie en rançon pour beaucoup.
Ce que Paul ajoute par son affirmation aux Corinthiens, c’est que son incarnation même, tout son projet a été celui d’un don à la fois étonnant et parfait. Étonnant parce qu’il a quitté la richesse de son ciel de gloire pour partager la pauvreté de notre condition humaine à l’exception du péché. Parfait parce qu’il est allé jusqu’à la mort sur la croix pour le salut des pécheurs. Tremblons de penser que, si le Seigneur avait adopté la logique d’une stricte réciprocité, nous serions à cette heure tous perdus ! Permettez-moi une question impertinente. Si tel est l’exemple du Seigneur, comment se fait-il alors que ses disciples soient si prompts à se faire servir et si lents à se donner pour servir et pour aimer ? Comment se fait-il qu’au lieu d’ouvrir notre coeur, notre porte et notre porte-monnaie nous calculions tellement et nous donnions si peu ?
3. Prier et oeuvrer pour un changement de mentalité
Je vous entends déjà protester en votre for intérieur : ne suis-je pas déjà assez généreux avec tout ce que je fais pour le Seigneur et pour son oeuvre ? Certainement, mais tout le problème se loge dans le « assez » qui nous introduisons ici. Faisons un petit bilan de la situation. Au titre des dons qui peuvent nous réjouir et susciter l’espoir, je pense :
– aux pardons échangés entre Églises évangéliques dans plusieurs villes comme Nantes, Nice ou Perpignan,
– au partage d’expérience et à l’encouragement mutuel dans les communautés d’apprentissage conduites par le CNEF,
– aux risques pris ensemble pour bouger la France en juillet dernier,
– à la volonté partagée d’implanter de nouvelles Églises partout où le Seigneur conduit nos pas,
– à la jeune génération qui se lève et renonce à beaucoup pour faire avancer le Royaume de Dieu,
– au travail commun CNEF/CPDH/CEPE (commission d’éthique protestante évangélique) pour nourrir la réflexion et produire matériel et communiqué à l’occasion des États généraux de la bioéthique,
– au soutien que plusieurs, oeuvres et personnes, apportent fidèlement au service pastoral auprès des parlementaire (SPP),
– aux avancées honnêtes et courageuses avec nos homologues catholiques qui nous permettent de faire front commun sur certains sujets dans une société qui se perd.
Est-ce néanmoins « assez » ? Je ne le crois pas pour les raisons suivantes :
– Si Nantes, Nice et Perpignan nous réjouissent, d’autres lieux nous attristent par les blocages qui y persistent.
– Si les Communautés d’apprentissage sont un motif de satisfaction, tous ceux qui pensent ne pas avoir besoin de l’expérience des autres ou n’avoir rien à apporter aux autres nous laissent perplexes.
– Et que dire de l’implantation d’Églises, de la difficulté que nous avons à nous arracher à nos pesanteurs institutionnelles, des réticences que nous manifestons à envoyer personnes et ressources pour que ce mouvement encore confidentiel devienne massif et soit à la hauteur de l’urgence et de l’importance du grand commandement laissé par le Seigneur ?
Ce dont je rêve et ce dont nous avons besoin, c’est d’un profond changement de mentalité où :
– la grâce qui nous a été faite par le Seigneur nous conduirait à faire grâce généreusement à ceux qui lui appartiennent comme à ceux qui ont besoin de lui,
– la logique de la stricte réciprocité ferait place à celle du don joyeux et généreux,
– une Église qui grandit se préoccuperait de celle qui peine,
– une union assez grande pour développer des services efficaces serait prête à tendre la main à une union plus petite qui n’a pas ces facilités,
– le souci de la relève nous conduirait à une réflexion partagée sur la question des vocations,
– le désir de voir la collaboration se perpétuer nous donnerait l’audace de réunir tous nos jeunes épisodiquement pour qu’ils n’aient pas à attendre l’âge mûr pour apprendre à donner la main d’association aux soeurs et frères d’autres dénominations.
J’arrête ici mon inventaire à la Prévert pour revenir au changement de mentalité que je crois indispensable et que j’appelle de mes voeux. Trois ingrédients sont nécessaires pour qu’il advienne :
– un profond enracinement dans la grâce de Dieu à laquelle il faut sans cesse revenir par la méditation et l’enseignement des Écritures,
– une dépendance radicale du Seigneur qui seule peut susciter ce
– changement par la prière instante et pourquoi pas le jeûne,
– des dispositions pratiques et volontaires pour que nous ne restions pas au stade des intentions pieuses, mais sans lendemain.
Permettez-moi de terminer sur une note plus personnelle. Cette affirmation du Seigneur, « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » s’est imposée à moi depuis plusieurs semaines pour cette assemblée plénière. Ce bonheur, c’est globalement l’expérience que j’ai de la vie chrétienne, bonheur à donner forces, temps et compétences pour que le Royaume du Seigneur avance. Non pas que tout soit simple : concilier vie de famille et ministère n’est pas une sinécure, préserver un peu d’équilibre entre travail et santé, repos et obligations du service est un défi quasi-quotidien, mais j’ai l’immense privilège d’avoir une vie riche, un ministère passionnant, la satisfaction de travailler pour ce qui dure vraiment. Je le sais, c’est aussi l’expérience de beaucoup d’entre vous dans l’exercice du ministère qui vous a été confié, mais je me demande si vous et moi n’avons pas besoin de nous rappeler plus souvent qu’il y a vraiment plus de bonheur à donner qu’à recevoir quand le doute nous surprend, la fatigue nous étreint ou le découragement nous guette. Et si nous n’avons à nous encourager mutuellement dans cette voie pour persévérer jusqu’à la fin. Il en va de notre salut et de la bonne santé des Églises et des oeuvres dont nous avons la charge. Il en va aussi de la relève car si les aînés ne savent pas discerner le bonheur qu’il y a à donner et à se donner dans le service de Dieu, les plus jeunes auront du mal à le saisir pour eux-mêmes.
ÉTIENNE LHERMENAULT
« Dieu vous aime autant qu’il aime Jésus ! Vous rendez-vous compte ? » Avec les talents de prédicateur et la sagesse pastorale qu’on lui connaît (cf. Prêcher : L’art et la manière, Excelsis, 2009), Bryan Chapell fait dans ce nouveau livre le tour d’une notion biblique dont on ne saurait exagérer l’importance : la grâce infinie de Dieu. Il insiste avec raison sur « l’alchimie du coeur » créée par les vérités de la grâce, « une alchimie qui déplace le centre et les forces de nos objectifs de vie ». Et il fait briller la grâce de Dieu de tous ses feux, même en abordant la question de l’enfer ! À lire et à faire lire ! Grâce infinie : une puissance qui libère du péché et transforme de l’intérieur |