Le premier paragraphe de notre confession de foi débute par cette affirmation :
Nous adorons un seul Dieu, qui existe en trois personnes de toute éternité : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Tout en possédant pleinement la même et unique nature divine, les trois personnes demeurent distinctes…
Il s’agit là de ce qui est couramment nommé la doctrine de la Trinité. Selon cette doctrine, il existe un seul Dieu et il y a trois personnes divines : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Le Père est distinct du Fils et du Saint-Esprit. Le Fils est distinct du Père et du Saint-Esprit, il est un autre qu’eux. Le Saint-Esprit est distinct du Père et du Fils, il est un autre qu’eux. Le Père est Dieu ; le Fils est Dieu ; le Saint-Esprit est Dieu. Les trois personnes existent de toute éternité : la distinction entre elles est éternelle. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont un, de sorte qu’il n’y a pas trois Dieux mais un seul. En langage plus technique, on dit qu’il y a une seule essence divine, un seul être divin, qui existe en trois personnes, et que chacune des trois personnes a pleinement part à cette essence. Ainsi, les attributs ou caractéristiques de l’être divin sont possédés par chacune des trois personnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont, chacun, éternels, omnipotents, omniscients, omniprésents, ainsi que sages, justes, et bons au plus haut degré, etc.
Les points ci-dessus ont déjà été développés et étayés par l’Écriture dans un précédent article (Réseau FEF INFOS, n° 129, 2011/4). Nous proposons d’explorer ici la question des relations entre les trois personnes de la Trinité ainsi que celle de leurs rôles particuliers. Avec ce sujet difficile et délicat, nous nous aventurerons pour une fois sur des sentiers peu fréquentés dans nos milieux. Pour autant, il n’y a là quant au fond rien de nouveau : les théologiens du passé ont élaboré sur ces thèmes une riche tradition. La présentation sera peut-être originale, dans le but d’essayer de rendre le sujet accessible au plus grand nombre. Certains trouveront sans doute que la méditation offerte ici est par trop spéculative. Nous nous efforcerons de montrer qu’elle n’est cependant pas sans appuis bibliques.
La suite du paragraphe de notre confession de foi cité ci-dessus a le mérite d’en traiter. Il le fait en ces termes :
Tout en possédant pleinement la même et unique nature divine, les trois personnes demeurent distinctes et des rôles distincts leur sont appropriés. Le Père communique éternellement l’être et la vie au Fils. L’Esprit reçoit éternellement l’être et la vie du Père et du Fils. Le Père conçoit les projets divins et accomplit ses œuvres envers la création par la médiation du Fils. Le Père et le Fils sont présents au monde et y agissent par l’Esprit.
Il convient d’élaborer et de tenter d’éclairer ces points.
Les relations entre les trois personnes au sein de l’être divin
L’engendrement éternel du Fils par le Père
On peut appréhender la relation entre les deux premières personnes de la Trinité en considérant leur nom. La première se révèle à nous dans l’Écriture comme se nommant le Père, la deuxième se nomme le Fils. Ces noms pointent en direction de la manière dont les deux se distinguent au sein de l’être divin. Un être humain est père dans la mesure où il est le géniteur d’un autre être humain. Que Dieu le Père se nomme Père a donc été traditionnellement compris comme signifiant que c’est lui qui communique l’être –l’essence divine– et la vie au Fils. Que Dieu le Fils se nomme Fils signifie alors qu’il reçoit l’être –l’essence divine– et la vie du Père.
Cette déduction a en fait pour appui une parole de Jésus : Comme le Père possède la vie en lui-même, il a donné au Fils d’avoir la vie en lui-même (Jn 5.26). Cette affirmation est fascinante. Seul Dieu a la vie en lui-même, ce qui signifie qu’il ne reçoit la vie de personne d’autre. Aucun autre être n’a la vie en lui-même : tout autre être que Dieu est sa créature et reçoit de Dieu la vie. Le Père est Dieu : il a la vie en lui-même. Le Fils est Dieu : il a lui aussi la vie en luimême. Le Fils ne reçoit vie d’aucun autre être puisqu’il n’y a qu’un seul être divin, un seul Dieu. Mais en même temps, c’est le Père qui donne au Fils d’avoir la vie en lui-même. Le Fils reçoit du Père l’être divin (l’essence divine) qui a la vie en lui-même. Ainsi les pères de l’Église ont affirmé l’engendrement du Fils par le Père, une formulation qui trouve un appui biblique en 1 Jean 5.18.
Lorsqu’un homme engendre un autre homme, le fils engendré est un autre être humain que son père. Il en va différemment au sein de la Trinité. L’être que le Père communique au Fils est l’être même du Père, de sorte qu’il n’y a pas deux êtres divins, mais un seul, un seul Dieu. Le Père communique l’être divin au Fils sans qu’intervienne une division de cet être, sans séparation. Cet acte n’est donc pas une création. Ce n’est pas un acte matériel qui produirait un être matériel. Dieu est esprit (voir RÉSEAU FEF INFOS 2012/2, n° 131). Le Père et le Fils sont esprit. L’engendrement du Fils par le Père est purement spirituel. Qu’un homme ait besoin d’une femme, d’un autre être humain différent de lui-même, pour engendrer un enfant est une autre différence entre l’engendrement humain et l’engendrement divin.
Puisque le Père et le Fils sont l’un et l’autre éternels, cette communication de l’être et de la vie au Fils par le Père est un acte éternel. Et puisque Dieu est immuable, cet acte se déroule éternellement et il est éternellement complet. Les pères de l’Église ont donc affirmé l’engendrement éternel du Fils par le Père1.
La procession éternelle de l’Esprit
Pour ce qui est de l’Esprit, on n’a pas de texte aussi clair que celui de Jean 5.26 pour le Fils. On peut néanmoins adopter la même démarche. Puisque l’Esprit est l’Esprit de Dieu, et d’abord l’Esprit du Père (cf. Mt 10.20), le Père communique l’être et la vie aussi à l’Esprit. Le nom de la troisième personne de la Trinité, aussi bien en hébreu qu’en grec, a dans ses usages courants plusieurs sens : ceux de vent, de souffle respiratoire, et d’esprit (de créatures personnelles). L’image du souffle peut paraître appropriée, dans une certaine mesure, pour évoquer la relation de la troisième personne au sein de la Trinité. Le souffle respiratoire est caractéristique d’êtres vivants ; or Dieu est un être vivant. Le souffle émane de la créature vivante et est expiré par celle-ci. On a discerné là une analogie avec la relation que le Père entretient avec l’Esprit. Mais il y a des différences en ce que le souffle est rejeté par la créature hors d’elle-même, et ne fait d’ailleurs pas partie de son être, tandis que la relation entre le Père et l’Esprit demeure interne à l’être divin. C’est pourquoi on ne dit pas que l’Esprit est expiré par le Père, mais qu’il est spiré par le Père. On entend par là que le Père communique l’être et la vie à la troisième personne de la Trinité. On dit encore que l’Esprit procède du Père, en reprenant le verbe utilisé dans nos traductions de Jean 5.26.
Si l’on en reste là cependant, il n’y a pas de différence entre le Fils et l’Esprit et l’Esprit apparaît alors comme un autre Fils. Que son nom soit différent de celui du Fils indique une différence. Et, de même aussi, le fait que le Père n’est jamais présenté comme le Père de l’Esprit. Les théologiens orientaux de l’Église orthodoxe affirment que l’Esprit procède du Père par le Fils. Les théologiens occidentaux, catholiques puis protestants, tout en acceptant cette manière de formuler les choses, font un pas de plus et affirment que l’Esprit procède du Père et du Fils aussi, c’est-àdire que le Père et le Fils communiquent ensemble l’être et la vie à l’Esprit, que l’Esprit reçoit l’être et la vie du Père et du Fils.
Les occidentaux se fondent ici sur le fait que l’Esprit n’est pas seulement appelé l’Esprit de Dieu, mais aussi l’Esprit du Fils, ou encore l’Esprit de Christ ou l’Esprit de Jésus (Ga 4.6 ; Ac 16.7 ; Rm 8.9 ; Ph 1.19 ; 1 P 1.11). Ils s’appuient aussi sur les relations qu’entretiennent le Père et le Fils avec l’Esprit dans le cadre de son œuvre en considérant qu’elles reflètent les relations éternelles au sein de la Trinité : lorsque Jésus promet l’Esprit à ses disciples, il affirme, non seulement que le Père leur donnera l’Esprit (Jn 14.16), que l’Esprit provient ou procède du Père (Jn 15.26), mais aussi que lui-même Jésus l’enverra de la part du Père (Jn 15.26) ou, tout simplement, que lui-même l’enverra (Jn 16.7). De même, le jour de la Pentecôte, Pierre déclare que Jésus a reçu l’Esprit du Père et qu’il l’a répandu sur les apôtres (Ac 2.33). Jusque dans l’état final éternel, on voit le fleuve d’eau de la vie qui représente l’Esprit (cf. Jn 7.37-39) jaillir du trône où siègent conjointement Dieu le Père et l’Agneau (Ap 22.1). Jésus indique de surcroît que la mission de l’Esprit sera dépendante du Fils et du Père (Jn 16.14-15). La dépendance de l’œuvre de l’Esprit par rapport à celle du Fils est soulignée de diverses manières et à diverses reprises : l’Esprit est, après Jésus, un autre paraklètos ou «défenseur en justice» (Jn 14.16), ce qui revient à dire qu’il prolonge l’œuvre du Fils ; il rappellera aux apôtres ce que Jésus leur a enseigné (14.26) et leur rendra témoignage de Jésus (15.26) ; il apportera la preuve que le monde est dans l’erreur et en tort concernant Jésus (16.7-11) ; il ne parlera pas de lui-même pour enseigner les apôtres, mais reprendra l’enseignement de Jésus et son œuvre aura pour visée de glorifier Jésus (16.12-15). Or l’enseignement de Jésus est aussi celui du Père (16.15), ce qui suggère que l’Esprit dépend, pour son œuvre, du Fils comme il dépend du Père. Tous ces textes parlent du rapport du Père et du Fils avec l’Esprit dans le cadre de l’œuvre de l’Esprit auprès de croyants. Mais il est difficile de penser qu’un tel rapport ne découle pas de la relation qui existe entre l’Esprit et les deux autres personnes au sein de l’être divin. En considérant que le rapport de l’Esprit au Père et au Fils dans le cadre de son œuvre découle de la relation que l’Esprit entretient avec le Père et le Fils au sein de l’être divin et qu’il la reflète, on est conduit à la conclusion que l’Esprit est éternellement inspiré par le Père et le Fils conjointement, qu’il procède du Père et du Fils, c’est-à-dire qu’il reçoit l’être et la vie du Père et du Fils, tout comme le Fils est éternellement engendré par le Père.
La question de l’être de l’Esprit et de ses relations éternelles avec le Père et le Fils n’est d’ailleurs pas totalement étrangère au discours de Jésus rapporté par Jean. Elle est au moins présupposée par le point suivant. Au moment où il va les quitter pour aller au Père, Jésus promet à ses disciples, pour ne pas les laisser orphelins de sa présence, le don de l’Esprit. Lorsque l’Esprit viendra, c’est le Père et le Fils qui viendront établir leur demeure chez les croyants et en eux (Jn 14.1618,23). Selon Paul de même, avoir l’Esprit de Dieu, qui est aussi l’Esprit de Christ, habitant en soi, c’est avoir Christ en soi (Rm 8.9-11). Or l’Esprit ne peut rendre le Père et le Fils présents au croyant que parce qu’il est lui-même Dieu, uni au Père et au Fils en un seul être ou en une seule essence. La pensée de la divinité de l’Esprit et de son union avec le Père et le Fils en un seul être est donc sous-jacente aux propos de Jésus ; cela peut constituer un indice que le discours rapporté en Jean 14-16 a quelque chose à nous apprendre sur l’être divin, et que les relations qu’entretient l’Esprit avec le Père et le Fils dans le cadre de son œuvre, telles que Jésus les présente ici, reflètent les relations éternelles au sein de la Trinité.
La théologie orthodoxe orientale peut d’ailleurs paraître inconséquente dans la mesure où elle s’appuie sur le texte de Jean 5.26 pour confesser que l’Esprit procède du Père, en refusant de tirer du même texte et de celui de Jean 16.7 que l’Esprit procède aussi du Fils. Si, du fait que l’Esprit procède du Père pour équiper les apôtres en vue du témoignage qu’ils rendront à Christ, on tire une conclusion quant à la relation éternelle de l’Esprit avec le Père, ne doit-on pas tirer une conclusion semblable quant à la relation éternelle de l’Esprit avec le Fils du fait que le Fils envoie l’Esprit accomplir son œuvre en ses apôtres ?
La différence vient cependant au moins en partie du fait que les Orientaux parlent grec. Or, en Jean 5.26, le verbe grec que nous rendons par «procède» peut porter une nuance particulière qui n’est pas rendue par notre verbe «procéder» : il peut signaler le Père comme l’origine et la cause première de l’Esprit, ce qui ne s’applique plus au Fils. En effet, c’est du Père que le Fils tient la capacité de participer à la spiration de l’Esprit. Le Père est donc bien la source, la cause première de l’Esprit. S’exprimant en latin, Saint Augustin a ajouté un adverbe au verbe d’où vient notre mot «procéder» pour rendre cette nuance : l’Esprit procède principalement du Père –c’est-à-dire du Père comme son principe, comme sa cause première.
Ainsi, on peut dire avec les Orientaux que l’Esprit procède du Père par le Fils (comme le lac provient de la source par la rivière), mais il est légitime de considérer, avec les Occidentaux, que l’Esprit procède du Père et du Fils, en précisant que le Père est l’origine et la cause première de l’Esprit, que c’est du Père que le Fils tient la capacité de spirer l’Esprit.
Le symbole de Nicée (325) affirmait simplement à l’origine que l’Esprit procède du Père. Lors d’un synode réuni à Tolède (589), les Occidentaux ont ajouté à cette formulation les mots «et du Fils aussi» –filioque en latin. Ce mot filioque, rejeté par les Orientaux, a été l’un des motifs théologiques du schisme entre catholiques et orthodoxes au xie siècle, et les sépare jusqu’à aujourd’hui.
Comme nous venons de le noter, d’après Jésus, lorsque l’Esprit vient habiter en nous, le Père et le Fils habitent en nous, par l’Esprit. Par conséquent, l’être que le Père et le Fils communiquent à l’Esprit est l’être du Père qui est aussi celui du Fils, autrement dit, l’essence divine.
Le Père et le Fils ne sont pas simplement en face à face, mais ils se trouvent unis dans le même acte de spiration par lequel ils communiquent ensemble l’être et la vie à l’Esprit. Ainsi l’Esprit unit-il le Père et le Fils en ce même acte. L’Esprit assure, en quelque sorte, l’unité de la Trinité. Il est certainement significatif que, dans sa formule trinitaire, Paul attribue la communion à l’Esprit (2 Co 13.13). Et s’il revient à l’Esprit de réaliser l’union des croyants avec Christ et entre eux (1 Co 12.13 ; Ép 4.3-4), c’est parce qu’il lui revient d’abord par appropriation d’assurer la communion au sein de la Trinité.
De surcroît, l’Esprit est l’aboutissement de l’acte de communication d’être au sein de la Trinité. Si le Fils seul communiquait la vie à l’Esprit de la même manière que le Père engendre le Fils, alors l’Esprit serait le Fils du Fils et il communiquerait à son tour la vie par un même acte à un quatrième. On aurait alors une chaîne de personnes divines engendrant chacune à son tour son Fils, en nombre indéfini. Mais la procession de l’Esprit diffère de l’engendrement du Fils du fait que l’Esprit est spiré par le Père et le Fils ensemble. Ainsi, le processus de communication d’être au sein de la Trinité se trouve complet avec l’engendrement du Fils et la procession de l’Esprit.
L’être divin et les personnes
Ainsi, chacune des trois personnes possède pleinement l’être divin unique, c’est-à-dire l’essence divine. Elles sont égales en cela. Elles diffèrent simplement par le fait que le Père ne reçoit cet être de personne, et qu’il le communique au Fils, et, avec le Fils, à l’Esprit.
L’ordre au sein de la Trinité2
Puisque le Fils reçoit l’être et la vie du Père, et que l’Esprit les reçoit du Père et du Fils, la Trinité est ordonnée : le Père possède le premier rang, le Fils le deuxième et l’Esprit le troisième. Les pères de l’Église grecs, puis les théologiens orientaux ont particulièrement insisté sur la monarchie du Père. Bien des
théologiens, autant protestants que catholiques et orthodoxes, ont affirmé que le Fils est subordonné au Père, et que l’Esprit est subordonné au Père et au Fils. Le grand théologien réformé évangélique qu’était Warfield rejetait l’idée d’une telle subordination dans le souci de préserver la pleine et entière divinité du Fils et de l’Esprit, ainsi que leur égalité avec le Père. Mais les théologiens qui affirment un rapport de subordination entre les personnes de la Trinité maintiennent la pleine et entière divinité de chacune des trois personnes, ainsi que leur pleine égalité entre elles et jugent que cela est compatible avec un rapport de subordination entre elles.
L’apôtre Paul écrivait que Dieu (le Père) est le chef de Christ (1 Co 11.3). Si cela s’applique aux relations éternelles entre le Père et le Fils, comme cela est possible de le comprendre, alors la subordination du Fils au Père reçoit ici une attestation biblique. Cette subordination ressort encore du fait que le Père a envoyé le Fils dans le monde : c’est par soumission au Père que le Fils éternel s’est incarné pour devenir homme et œuvrer à notre salut. Jésus affirme par exemple que le Fils que l’on doit honorer comme le Père, et qui est donc égal au Père, a été envoyé par le Père (Jn 5.23). Et encore, que celui qui est sorti de Dieu n’est pas venu de lui-même mais a été envoyé par le Père (Jn 8.42). La subordination de l’Esprit au Père et au Fils apparaît par le fait que le Père ou le Fils envoient et donnent l’Esprit.
Affirmer ainsi des rapports de subordination au sein de la Trinité ne signifie pas que le Fils serait inférieur au Père et que l’Esprit le serait aux deux autres personnes. Il y a égalité entre les trois personnes : elles sont également Dieu, chacune est le Dieu unique, chacune est tout l’être divin, chacune a l’être et la vie en elle-même (Jn 5.26 de nouveau). Car l’une n’existe pas sans les deux autres ; et chaque personne contient et habite les deux autres. Jésus a en effet déclaré que le Père est en lui, et que lui-même est dans le Père (Jn 10.38 ; 14.10-11) et Jean affirme que le Fils est dans le sein du Père (Jn 1.8). C’est là ce que l’on appelle la doctrine de la périchorèse (ou encore, de la circumincession).
Conséquences pratiques
Nous ne nous livrons pas seulement ici à un pur exercice intellectuel. Toute théologie a des applications ou des conséquences pratiques.
L’être humain est l’image de Dieu. Il reflète dans son être et sa vie quelque chose de l’être et de la vie de Dieu. Ainsi par exemple, la paternité divine est présentée par Paul comme l’archétype de toute paternité ou parentalité humaine (Ép 3.14-15). Les parents, en procréant et en assumant leur rôle parental, vivent quelque chose qui ressemble à ce qui se passe au sein même de la Trinité.
De même, les sociétés humaines sont appelées à reproduire dans leur structure quelque chose qui ressemble à l’ordre au sein de la Trinité. Parce que le Créateur les a conçues en conformité avec ce qu’il est lui-même, il est dans la nature même des sociétés humaines de devoir refléter dans leur organisation l’ordre trinitaire. L’Écriture enseigne qu’il existe plusieurs types de sphères sociales ayant chacun son organisation et ses lois propres. Mais chaque sphère doit, pour un fonctionnement harmonieux, être structurée selon des relations de subordination par rapport à certains à qui revient l’exercice d’une forme d’autorité. Ainsi, dans le couple, l’homme est le chef de la femme et celle-ci lui doit soumission, comme Dieu le Père est le chef de Christ qui lui est soumis (1 Co 11.3 ; Ép 5.22-33 ; Col 3.18-19 ; 1 Tm 3.4-5 ; Tt 2.4-5 ; 1 P 3.1-7). Dans la famille, les parents exercent une autorité sur leurs enfants et ceux-ci leur doivent obéissance (jusqu’à un certain âge ; Ép 6.1-4 ; Col 3.20-21 ; 1 Tm 3.4-5). Dans le monde du travail, dans la nation, dans l’Église, les serviteurs ou employés, les citoyens et les membres d’Église sont appelés à la soumission envers ceux qui exercent sur eux une autorité : respectivement, maîtres, contremaîtres ou patrons, responsables politiques, responsables d’Église (Rm 13.1-7 ; Ép 6.5-9 ; Col 3.22-25 ; Tt 2.9-10 ; 3.1 ; Hé 13.17 ; 1 P 2.13-18 ; 5.15).
En même temps, nous y reviendrons, il règne entre les trois personnes de la Trinité une communion d’amour. C’est donc dans l’amour que doivent pareillement se vivre l’exercice de l’autorité – qui ne peut alors pas être oppressif – et les rapports de soumission entre humains. Les textes mentionnés ci-dessus le soulignent aussi.
Le Fils, Parole de Dieu
On le sait, l’apôtre Jean nomme la deuxième personne de la Trinité le Logos, la Parole de Dieu (Jn 1.1-18 ; Ap 19.13). Par ce langage, il veut d’abord signifier que le Fils révèle Dieu à ses disciples. En effet, dans le prologue de l’Évangile, le verset 18 reprend le verset 1 et en explicite le sens, formant ainsi inclusion3 : le Fils est appelé la Parole de Dieu parce qu’il fait connaître le Père. Jean souligne cependant que le Fils est la Parole qui est auprès de Dieu (le Père) de toute éternité. Le titre de Parole de Dieu vise donc aussi la relation éternelle entre le Père et le Fils au sein de l’être divin.
Le titre de Logos évoque encore la sagesse divine. Jean dit du Logos que tout a été créé par sa médiation et qu’en lui résidait la vie (Jn 1.3-4). Or le livre des Proverbes affirme la présence de la sagesse au moment de la création (Pr 8.22-31) et la présente comme une source de vie (Pr 3.18 ; 8.35 ; 16.22). Comme le Fils, la sagesse a été enfantée dès le commencement (Pr 8.23-24). L’image de la lumière qui éclaire tout homme pour le Logos (Jn 1.4,9) fait encore penser à la sagesse. Puis, le discours où Jésus se présente comme le Pain de vie et invite à manger son corps e à boire son sang (Jn 6.35, 47-58) peut faire écho au discours de Dame sagesse invitant à manger de son pain et à boire de son vin (Pr 9.5). Ainsi, le Fils Logos est la Parole de Dieu et la Sagesse de Dieu.
Il nous faut explorer ce que cela évoque en rapport avec les relations entres les personnes de la Trinité.
Le lien entre sagesse et parole est étroit. Pour savoir ce que nous pensons, pour élaborer une pensée, et donc une sagesse, nous avons besoin de l’exprimer et nous le faisons par une parole, qui peut être une parole que nous nous adressons à nous-mêmes en notre for intérieur. Ainsi la sagesse s’appréhende et se développe par la parole.
Notre parole nous permet de penser, grâce au sens dont les mots, les phrases sont porteurs. Le sens est une idée, une image mentale ou une représentation mentale des réalités dont on parle. Située dans la pensée saisie par notre esprit, cette image ou représentation n’est pas la réalité dont on parle. Cependant, pour représenter cette réalité, il est nécessaire que le sens corresponde, d’une certaine manière, à celle-ci, de sorte que, par le sens, nous appréhendons cette réalité. La parole permet donc de connaître, de penser une réalité, tout en impliquant une prise de distance par rapport à celle-ci puisque la représentation mentale de la réalité n’est pas la réalité elle-même.
Dieu est esprit. Cela implique, entre autres, qu’il est un être pensant. L’Écriture enseigne qu’il est pleinement sage. Être pensant, il exprime sa pensée par une parole. Cette parole n’est pas constituée d’un support matériel, comme sont nos mots, prononcés ou écrits. Elle est purement spirituelle.
La sagesse de Dieu est d’abord connaissance de lui-même. Comment Dieu se connaît-il ? Pour penser ce qu’il est, Dieu exprime sa pensée par une parole. Quelle est-elle ? Comment s’effectue la distanciation nécessaire de Dieu par rapport à lui-même pour se penser et se connaître ? Comment se présente en Dieu le sens, qui est à la fois distinct de la réalité signifiée, et en même temps en correspondance parfaite avec cette réalité ? Car la connaissance divine est parfaite.
En engendrant le Fils, le Père fait procéder de lui-même une personne qui est distincte de lui-même tout en possédant un être identique au sien, en fait l’être même du Père, l’être divin unique. Ainsi le Fils ressemble parfaitement au Père. Il est l’image parfaite du Père, ou, comme l’affirme l’auteur de l’épître aux Hébreux, l’expression de l’être du Père (Hé 1.3). En engendrant le Fils, le Père exprime ce qu’il est lui-même. Le Fils est la Parole par laquelle le Père exprime ce qu’il est. Le Fils est le sens par lequel le Père se connaît lui-même. Le Fils est la Parole en tant qu’il révèle le Père. Il est une parole spirituelle, puisqu’il est esprit.
En contemplant le Fils, le Père se connaît lui-même puisque le Fils possède l’être même du Père. Et puisque le Père se connaît par lui, le Fils est la sagesse du Père.
On peut encore discerner une analogie entre l’engendrement du Fils et l’acte de penser. Lorsque nous pensons, nous produisons un effet qui nous reste intérieur : notre esprit conçoit une pensée qui surgit et subsiste en lui. De même, l’engendrement par le Père aboutit au Fils qui subsiste en Dieu, avec le même être que le Père.
De cette connaissance que le Père a de lui-même et du Fils, le Fils connaît le Père dont il exprime l’être et se connaît lui-même. Ainsi Jésus a déclaré que le Père connaît le Fils et le Fils connaît le Père (Mt 11.27).
On ne peut s’arrêter là cependant, car du Père et du Fils engendré procède l’Esprit. Comme on l’a dit, l’Esprit unit le Père et le Fils au sein de l’être divin. Parce qu’il est à la fois l’Esprit du Père et l’Esprit du Fils, il assure le lien qui fait que le Père se connaisse en connaissant le Fils, et que le Fils se connaisse de cette connaissance du Père. De même que nous connaissons par notre esprit humain, Dieu se connaît par son Esprit. Paul écrit en effet : «Quel être humain peut savoir ce qui se passe en un autre homme ? Seul l’esprit de cet homme en lui le sait. De même, nul ne peut connaître ce qui est en Dieu, si ce n’est l’Esprit de Dieu». Et : «L’Esprit sonde tout, même les profondeurs de Dieu» (1 Co 2.11,10). En l’Esprit, par l’Esprit, le Père contemple le Fils, connaît le Fils et ainsi se connaît lui-même et, même, le Fils se connaît et connaît le Père. L’Esprit à son tour connaît le Père et le Fils, il les connaît comme ayant le même être qu’ils lui communiquent ensemble, et il se connaît lui-même de leur connaissance et en les connaissant.
Dieu est amour
Dieu est amour : voilà qui n’a aucun sens si Dieu n’a personne à aimer sinon lui-même. Et Dieu n’est pas devenu amour seulement à partir du moment où il a créé des êtres. Il est amour, de toute éternité. Une telle affirmation suppose une pluralité de personnes en Dieu qui s’aiment mutuellement.
Le Père doit donc avoir de toute éternité au moins une personne à aimer. Le Père aime le Fils (Jn 3.35 ; 5.20 ; 17.24). Réciproquement, le Fils aime le Père (Jn 14.31).
Dans sa réflexion trinitaire à partir de la notion d’amour, Richard de Saint Victor (~1110-1173) soulignait que l’amour divin se devait de ne pas en rester à un amour réciproque entre deux personnes. Aimer quelqu’un, c’est aussi désirer un objet d’amour commun, avoir en commun avec cette personne quelqu’un d’autre à aimer, ce qui suppose une troisième personne (l’amour mutuel au sein d’un couple humain grandit et s’accomplit lorsque paraît l’enfant, objet de l’amour du père et de la mère). L’amour mutuel du Père et du Fils atteint sa perfection par l’amour que le Père et le Fils portent en commun à un troisième, à l’Esprit. L’Esprit apparaît ainsi à nouveau comme celui qui unit le Père et le Fils, qui les unit en un même mouvement d’amour porté sur un objet commun.
Au sein de la Trinité, les trois personnes s’aiment mutuellement, puisqu’elles possèdent chacune l’essence divine et que l’amour est une caractéristique de celle-ci. On peut cependant noter des distinctions. Le Père est la source de l’amour pour les deux autres personnes. Ainsi, Jean affirme que «l’amour est [c’est-à-dire provient] de Dieu», où Dieu désigne ici le Père puisqu’il s’agit de celui qui a envoyé son Fils dans le monde (1 Jn 4.7-10). L’amour du Fils pour le Père est amour en retour de l’amour du Père et c’est du Père que le Fils tient l’amour qu’il a pour le Père (puisque c’est le Père qui lui communique la nature divine caractérisée par l’amour). L’amour atteint l’Esprit comme venant du Père et du Fils. Puisque l’Esprit unit le Père et le Fils en un même mouvement d’amour porté sur lui, il est la manifestation de l’amour mutuel du Père et du Fils. C’est ce qui a conduit les théologiens du moyen âge, à la suite de Saint Augustin, à considérer l’Esprit comme l’amour mutuel du Père et du Fils. Nous hésitons cependant à souscrire à une telle formule parce que l’amour est une notion abstraite et que lui assimiler l’Esprit tend à faire de celui-ci une abstraction et à le dépersonnaliser. En outre, c’est à propos du Père que Jean écrit : «Dieu est amour» (1 Jn 4.7-10). En revanche, la présentation de l’Esprit comme la manifestation de l’amour mutuel du Père et du Fils peut trouver appui dans un texte où Paul enseigne que l’amour de Dieu nous atteint par le Saint-Esprit (Rm 5.5). On peut penser qu’au sein même de l’être divin aussi, l’Esprit manifeste l’amour du Père au Fils, et l’amour en retour du Fils au Père. Manifestation de l’amour mutuel du Père et du Fils, l’Esprit aime le Père et le Fils en retour de l’amour qu’il reçoit d’eux, et c’est d’eux qu’il tient l’amour dont il les aime.
Ainsi, la Trinité est une communion d’amour.
L’amour au sens biblique n’est pas d’abord un sentiment, même s’il s’accompagne de sentiments. C’est d’abord un acte de la volonté par lequel on désire le bien de l’être aimé. Aussi les docteurs du moyen âge ont-ils discerné une analogie entre la spiration de l’Esprit par le Père et le Fils et l’acte de volonté. L’acte de volonté est en effet, comme l’acte de pensée, un acte qui produit un effet intérieur à son auteur : celui-ci décide de faire porter son amour sur quelqu’un et cette volonté subsiste en lui. De même, l’acte de spiration aboutit à l’Esprit qui subsiste en Dieu avec le même être que celui du Père et du Fils. En outre, Thomas d’Aquin (1228-1274) remarquait que la pensée précède l’amour et le vouloir : nous ne pouvons aimer ou vouloir que ce que nous connaissons au préalable. Ainsi l’engendrement du Fils assimilé à un acte de pensée du Père qui permet au Père de connaître est nécessaire à la spiration de l’Esprit qui manifeste l’amour du Père. Et l’Esprit procède du Fils aussi comme la manifestation d’amour procède à la fois de la connaissance que l’on a de l’objet aimé et de la volonté d’aimer. Le Saint-Esprit procède du Père et du Fils par amour, du Père qui parle le Fils et connaît par cette Parole.
L’amour est don de soi. L’amour entre les personnes de la Trinité apparaît sous cet aspect comme la forme d’amour la plus haute ou la plus absolue qui soit. Car l’amour du Père pour le Fils va jusqu’au don de son être ou essence qu’il communique au Fils, et l’amour du Père et du Fils pour l’Esprit va jusqu’au don de leur être qu’ils communiquent à l’Esprit. L’amour entre les personnes divines possède donc une tout autre dimension que l’amour de Dieu pour ses créatures.
Les processions, c’est-à-dire l’acte par lequel le Père communique l’être et la vie au Fils, et l’acte par lequel il communique l’être et la vie par le Fils à l’Esprit, s’arrêtent à la troisième personne. Mais on peut discerner dans la création d’êtres autres que Dieu, et dans l’amour que Dieu leur porte, comme un prolongement du mouvement des processions. Un prolongement dans lequel la troisième personne, aboutissement du mouvement des processions, joue un rôle particulier : l’Esprit ouvre Dieu à d’autres que lui-même. C’était par exemple la pensée de Richard de Saint Victor, dont Yves Congar rend compte en ces termes : «De l’Esprit ne procède aucune autre personne, mais c’est par lui que Dieu-Amour est donné au fidèle et prend racine en lui» (tome III, 148). Il est cependant important de préciser aussitôt que les différences sont considérables entre le mouvement des processions et le prolongement considéré. Dieu ne serait pas Dieu s’il n’était pas Père, Fils et Saint-Esprit : de toute éternité, les processions sont, et ne pourraient pas ne pas être. Tandis que Dieu aurait pu rester ce qu’il est sans créer : la création ne relève d’aucune nécessité, mais seulement d’un choix libre et volontaire de Dieu. En outre, l’effet des actes créateurs ne présente aucune commune mesure avec l’effet des processions puisque les êtres créés ne sont pas Dieu.
L’être divin, la vie trinitaire est l’idéal de l’existence personnelle. L’être humain créé en image de Dieu, ressemblant à Dieu, a donc été créé pour vivre en relation avec d’autres personnes, pour recevoir et donner de l’amour.
(À suivre dans le prochain numéro)
SYLVAIN ROMEROWSKI
NOTES
1 L’engendrement éternel du Fils par le Père n’est pas toujours compris comme la communication de l’être et de la vie au Fils par le Père. Calvin semble s’opposer à ce point de vue, mais dans sa critique des disciples de Servet auxquels il reproche surtout de nier que le Fils soit pleinement Dieu comme le Père (I, 13,23). Charles Hodge exprime quelques hésitations à l’égard de la compréhension traditionnelle : le langage de la filiation pourrait être simplement selon lui une manière de dire l’égalité des personnes et le fait qu’elles sont semblables, ou encore l’affection mutuelle entre elles. Il interprète le texte de Jean 5.26 comme se référant à la personne du Fils incarné (Systematic Theology, vol. 1, p. 469-471). En revanche, un autre grand théologien réformé, Herman Bavinck, adopte la compréhension traditionnelle. De même, dans leur commentaire sur Jean 5.26, F.F. Bruce et D. Carson interprètent ce texte comme une référence à l’engendrement éternel et y voient l’affirmation de la communication éternelle par le Père de la vie au Fils de sorte que le Fils ait la vie en lui-même.
2 Sur ce point, voir aussi Henri Blocher, «La Trinité, une communauté an-archique ?», Théologie Évangélique, vol. 1, n° 2, 2002, p. 3-20.
3 Une inclusion est un procédé stylistique qui consiste à reprendre à la fin d’une unité textuelle les mêmes mots qu’au début de cette unité, ou encore le même thème en d’autres termes. Ce procédé sert ainsi à délimiter la section.