On entend régulièrement des théologiens évoquer la « Nouvelle Perspective sur Paul », que ce soit lors de l’étude d’un texte de l’apôtre Paul ou d’un enseignement approfondi sur la justification par la foi. Entre l’enthousiasme marqué des uns et les avertissements alarmants des autres, que faut-il en penser ? Dans cet article, nous souhaitons donner quelques éléments pour tenter d’y voir plus clair. L’étendue des contributions sur le sujet exclut toute prétention à faire le tour de la question. Il s’agit plus simplement de discerner les principaux axes de discussion et leur impact sur la (les) théologie(s) évangélique(s). Mais il convient préalablement de dissiper certains malentendus que ce label pourrait susciter :

– Tout d’abord, la Nouvelle Perspective n’est plus vraiment nouvelle, et depuis longtemps ! Elle s’ancre dans des travaux qui datent des années 1970, travaux abondamment commentés, repris, contestés, complétés depuis. Certaines intuitions majeures de la Nouvelle Perspective peuvent d’ailleurs être retracées dans des écrits bien plus anciens.
– Ensuite, parler de la « Nouvelle Perspective sur Paul » au singulier peut aussi être bien trompeur ! Même si l’on peut identifier certains traits communs, l’unité des travaux qui sont rassemblés sous cette appellation est relative et parfois même contestable. Il y a autant de « nouvelles perspectives » que d’auteurs qui adoptent ce type d’approche. Le degré d’attachement à la fiabilité de l’Écriture et à la foi chrétienne historique en modifie considérablement le contenu.
– Enfin, la formule elle-même, ainsi que l’abondance de la littérature (anglophone) sur le sujet pourrait laisser entendre que l’on fait face à une vaste et irrésistible lame de fond. Il faut également nuancer cet aspect-là. Cette appellation, née dans des milieux anglo-saxons, n’a pas suscité de fort engouement en Europe francophone1 où l’on insiste plutôt sur l’éclatement des études pauliniennes provoqué par le recours à des méthodologies et des approches différentes (sociologiques, philosophiques, rhétorique…).


Le lecteur se demandera alors légitimement pourquoi la revue du Réseau-FEF y consacre un article ! Sans avoir consulté les éditeurs, j’y vois une raison majeure : la « Nouvelle Perspective sur Paul » (nous abrègerons désormais en NPP) a eu de nombreux retentissements dans les cercles évangéliques anglosaxons, dont certaines figures de proue ont une influence notable dans les milieux évangéliques du vieux continent. Le but de notre présentation sera de discerner les traits essentiels de cette approche, qui peut nous aider – c’est mon voeu ! – à ne jamais confondre notre compréhension de l’Écriture avec l’Écriture elle-même.

I La Nouvelle Perspective Paulinienne : présentation schématique

1) Origine

L’impulsion principale de la NPP provient d’un ouvrage de 1977, Paul and Palestinian Judaism, écrit par E.P. Sanders2. Cet ouvrage majeur, tout en renvoyant à des thèses plus anciennes, a mis en question la compréhension du judaïsme du second temple3, et donc la manière dont l’apôtre Paul se positionne par rapport à lui. L’approche de Sanders, de type sociologique, cherche à comprendre comment « fonctionne » la religion juive, c’est-à-dire la manière dont on y « entre » et la manière dont on y « reste ». Sanders pense que le judaïsme du premier siècle, dans sa diversité d’expression, peut être ramené à un tronc commun désigné par l’expression nomisme d’alliance (covenantal nomism). Il constitue le socle qui rassemble, avec certaines nuances, les travaux de la Nouvelle Perspective. L’erreur commise par les théologiens du passé serait d’avoir cru que le judaïsme était une religion légaliste pour laquelle le salut pouvait s’acquérir par des oeuvres méritoires. Pas du tout, affirme E.P. Sanders ! Le judaïsme est éminemment conscient de la grâce de l’élection. Tout Juif du premier siècle savait parfaitement que c’était par pure grâce qu’il faisait partie du peuple de Dieu. Le respect de la Loi n’avait alors pas pour but d’acquérir le salut, mais seulement de manifester l’appartenance à l’alliance en réponse à la libre grâce de Dieu. Le désir de porter un regard plus positif sur le judaïsme marque d’ailleurs très souvent les travaux relevant de la NPP.
Si l’on comprend le judaïsme du premier siècle ainsi, on se demande ce qu’il faut comprendre des écrits de Paul. Dans ses épîtres aux Galates ou aux Romains, Paul ne s’insurge-t-il pas contre le légalisme des « judaïsants », ou n’oppose-t-il pas le salut « par la foi » au salut par la pratique des « oeuvres de la Loi » ? Aurait-on mal compris Paul ? Pire encore : Paul lui-même aurait-il défiguré le judaïsme dans une argumentation parfois enflammée mais peu respectueuse d’exactitude ? Pour Sanders, Paul ne reproche pas au judaïsme son légalisme, mais son seul problème serait, aux yeux de l’apôtre, qu’il n’est pas… le christianisme ! Paul a été saisi par la révélation du Ressuscité sur le chemin de Damas et cette révélation serait la lunette à travers laquelle il réinterprète l’ensemble de la religion de ses pères. C’est en particulier dans l’exclusivisme et le nationalisme du judaïsme qu’à la suite de Sanders plusieurs auteurs identifieront les cibles de la critique de Paul, en contraste avec l’universalité de l’offre du salut par la foi en Christ.

2) Les questions ouvertes

Le premier élément de débat porte donc sur la pertinence de cette notion de nomisme d’alliance, c’est-à-dire sur sa capacité à rendre compte du judaïsme de l’époque. La discussion a pris plusieurs directions : Sanders a relancé les études historiques sur le judaïsme du premier siècle qui ont cherché à vérifier, approfondir ou interroger cette hypothèse. D’autre part, les biblistes se sont concentrés sur les épîtres de Paul, analysant à nouveaux frais l’influence de son expérience de conversion et reprenant l’exégèse de ses épîtres, en particulier le rapport – diversement apprécié – entre la justice, la foi et la Loi. Le nomisme d’alliance renvoie parallèlement à l’histoire de la théologie et à la manière dont Luther a compris les écrits de Paul dans son propre contexte : a-t-il projeté les excès qu’il discernait dans l’Église sur le judaïsme du premier siècle ? Sa compréhension de la justification par la « foi seule » (sans aucune oeuvre méritoire) relève-t-elle d’une exégèse biaisée face à une Église jugée décadente, éloignée de l’Écriture ? Enfin, les débats relèvent également de réflexions en théologie biblique et en théologie systématique sur le thème de la justification par la foi. Il s’agit d’évaluer la pertinence biblique et théologique de l’idée d’imputation aux croyants d’une justice « étrangère ».
Le lecteur comprend dès lors tout le potentiel polémique de la NPP qui réinterroge certaines convictions qui sont au coeur de la foi évangélique… Si, comme l’affirme la théologie luthérienne, la justification par la foi est « l’article par lequel l’Église tient et tombe »4, le développement de la NPP est-elle une menace fatale pour la foi issue des Réformes protestantes ? Comme bien souvent en théologie, les contributions ne se ramènent pas à un choix binaire, appelant une appréciation plus nuancée.

3) Une appellation, beaucoup de versions, pas de consensus

Si les travaux de E.P. Sanders ont fait l’effet d’une bombe, leur reprise se fait à partir d’hypothèses parfois contradictoires. Certains auteurs vont jusqu’à penser que Paul n’a pas compris le judaïsme… ou qu’il porte les marques d’un autre judaïsme que celui qui avait cours au pays d’Israël, un judaïsme typique de la diaspora helléniste qui serait celui qu’il vise dans ses épîtres… Pour d’autres, Paul se serait converti à un judéo-christianisme de type « helléniste », celui qu’auraient pratiqué Étienne et Philippe par exemple, moins rigoriste dans l’interprétation de la Loi mosaïque, et ses épîtres combattraient un judéo-christianisme plus « hébraïsant », celui qui se serait développé dans les milieux proches de Jacques, plus stricts dans l’application de la Loi. Paul, le pharisien zélé, aurait non seulement mis sa foi en Jésus le Messie, mais serait passé d’une interprétation rigoriste de la Loi à une approche plus « libérale ». D’autres enfin s’intéressent plus à la réalisation des promesses eschatologiques de l’Ancien Testament en Jésus, dont le caractère universel a fait éclater les frontières du judaïsme. Il faudrait encore mentionner bien d’autres hypothèses5.
Mais il faut souligner que si l’analyse sociologique du judaïsme du premier siècle par Sanders a été accueillie avec intérêt par les biblistes, elle ne fait pas l’unanimité. On a pu reprocher à Sanders de ne pas avoir étudié suffisamment le judaïsme dans sa réelle diversité théologique. L’unité des multiples factions
du judaïsme du premier siècle autour d’un nomisme d’alliance laisse de nombreux auteurs sceptiques, même hors des cercles conservateurs. Ce que Sanders décrit serait au mieux une version idéalisée du judaïsme, telle qu’aurait pu alors la défendre Paul lui-même : une religion consciente de la grâce, du péché et de l’incapacité des oeuvres à sauver l’humain. Les exemples de foi de l’Ancienne Alliance pourraient représenter cet idéal (David, les prophètes, mais aussi Marie ou Siméon dans les Évangiles…). Timo Eskola6 montre par exemple que, dans le contexte de tensions croissantes en Israël vis-à-vis du pouvoir romain, l’expression de l’appartenance au peuple élu faisait l’objet de surenchères de type légaliste, en particulier dans les milieux pharisiens. De plus, l’approche sociologique de Sanders a sous-estimé l’influence de l’apocalyptique dans les théologies des « sectes » juives (esséniennes, une partie du pharisaïsme) qui associaient la participation au salut à venir à la réalisation d’oeuvres méritoires. Eskola estime qu’il faudrait même parler d’un nomisme synergétique, où l’entrée dans l’alliance relève de l’élection et de la grâce, mais où le salut final repose sur l’intensité d’une certaine façon de mettre en oeuvre la Loi.

4) L’influence sur les théologies évangéliques

La NPP a donc émergé dans le contexte d’un grand « coup de balai » au sein des sciences bibliques, où les positions transcendent largement les appartenances confessionnelles. L’impact de l’approche de Sanders, et l’adhésion qu’a suscité sa description du nomisme d’alliance, aboutira à forger l’appellation de Nouvelle Perspective sur Paul au début des années 19807.
Deux auteurs ont été particulièrement influents dans la promotion de la NPP au sein du monde évangélique8. James Dunn est un spécialiste de la théologie paulinienne, auteur (entre autres) d’un commentaire important sur l’épître aux Romains9 et d’un ouvrage de référence sur la théologie de Paul1
0. Dans le cadre de la NPP, on retiendra qu’il a proposé de réviser la compréhension de l’expression « les oeuvres de la loi » à la lumière du nomisme d’alliance. Il ne s’agit pas pour lui des oeuvres méritoires, permettant de gagner son salut – le judaïsme n’étant pas légaliste. Les « oeuvres de la Loi » désigneraient selon lui les « marqueurs », ou « badges » (principalement la circoncision, les prescriptions alimentaires de la Loi mosaïque, etc.), qui identifient une personne comme membre du peuple de Dieu. C’est à cette idée que Paul s’opposerait fermement, puisque l’Évangile fait de la foi seule le marqueur du peuple de Dieu. Ainsi, Paul se battrait non sur le terrain de la sotériologie, c’est-à-dire la réponse à la question « comment est-on sauvé ? », mais sur le terrain de l’ecclésiologie, c’est-à-dire la réponse à la question « comment sait-on qu’on est sauvé ? », c’est-à-dire « comment se manifeste l’appartenance au peuple de Dieu » ?
L’autre grand nom associé à la NPP du côté évangélique est N.T. Wright. Longtemps évêque (anglican) de Durham, cet auteur populaire et prolifique11 a intégré le nomisme d’alliance dans une relecture originale des textes pauliniens qui fait grand place 
au contexte. Il insiste sur l’ancrage de la sotériologie paulinienne dans la trajectoire du judaïsme du second temple, marquée par la conscience collective d’être toujours en exil à cause de la désobéissance du peuple. La bonne nouvelle ou Évangile consiste à annoncer la seigneurie de Christ par qui Dieu a rétabli la justice et remis le monde en ordre, selon les promesses vétéro-testamentaires. On observe dans l’approche de Wright des déplacements notionnels : certaines expressions se voient redéfinies d’une manière que l’auteur pense à la fois plus fidèle au texte en contexte, mais aussi plus englobante que les formulations théologiques traditionnelles : la « justice de Dieu » engloberait la dimension rétributive de la justice (la mort du Messie pour les péchés), mais aussi (et surtout) sa dimension salvifique (le rétablissement). « L’Évangile » déborde largement l’annonce de la repentance et du pardon des péchés pour intégrer l’aspect collectif, cosmique et universel du projet de salut, qui paraît à Wright plus fidèle à la manière dont les Juifs comprenaient le salut. Cet élargissement a peut-être paradoxalement occulté un aspect de l’évolution du judaïsme : l’émergence d’une approche plus personnelle du salut et son impact sur la compréhension « juridique » du salut. Cette évolution trouvera un plein épanouissement à la Réforme, même si la modernité naissante poussera ensuite à négliger la dimension collective et à rétrécir le juridisme biblique.

II La Nouvelle Perspective Paulinienne à la croisée des disciplines théologiques

Nous avons mentionné l’enthousiasme limité pour la thèse de Sanders en contexte francophone. On y reconnaît plus facilement ses excès ou omissions, comme la conviction que les (certaines) oeuvres, étaient nécessaires au salut des croyants. La lecture traditionnelle des écrits de Paul n’est peut-être pas si facilement écartée ! Autrement dit, les apports de la NPP ne requièrent pas de rejeter en bloc l’interprétation héritée de la Réforme. Pour autant, l’intérêt des recherches récentes ne doit pas être ignoré et nous conduit à veiller à avoir une approche plus nuancée de Paul et du contexte dans lequel il évoluait, une approche qui ne superpose pas trop vite les termes des débats du XVIe siècle à ceux du Ier siècle.

1) Les sciences bibliques

L’importance des « marqueurs » ou des « badges » qui manifestent l’appartenance au peuple de Dieu peut être reconnue. On reconnaîtra aisément que le débat de l’épître aux Galates concerne d’abord la communion entre Juifs et non-Juifs au sein du peuple de Dieu. Il n’est pas d’abord question de l’accès des non-Juifs au salut (leur « conversion »), mais bien de la réalité de l’appartenance des croyants non-juifs au peuple de Dieu, au même titre que les croyants juifs, et de son expression concrète. Mais il s’agit pourtant bien du fondement de cette appartenance que constitue la foi commune aux Juifs et aux non-Juifs, et non les oeuvres qui « distinguent » le peuple par des pratiques rituelles. Or, certaines recherches récentes, tout comme la description que Paul lui-même fait de sa pratique et de sa foi pharisienne en Philippiens 3, montrent le lien profond entre ces marqueurs et une pratique « zélée » du judaïsme où le salut est résolument associé à des oeuvres faites. Paul semble considérer ensemble les éléments hérités (hébreu, de la tribu de Benjamin), ses vertus éminentes (irréprochable selon la Loi), et son zèle éprouvé (persécuteur). Si la NPP nous incite à reconnaître l’importance des « marqueurs » (circoncision, lois alimentaires) dans le contexte juif, elle convainc moins quand elle tend à nier la dimension auto-justificatrice des pratiques religieuses du judaïsme du premier siècle… alors que les épîtres montrent que ce dernier avait justement tendance à valoriser le rôle de ces pratiques religieuses dans la justification des pécheurs et à minimiser les conséquences funestes de toute transgression – à savoir la condamnation éternelle – que seul Christ, comme « propitiation » (Rm 3.25), pouvait prendre en charge pour sauver ceux qui croiraient en lui.

2) L’exégèse

La NPP a suscité également de nombreuses questions exégétiques. Les plus frappantes portent sur quelques expressions cruciales des épîtres pauliniennes. Nous avons évoqué plus haut les discussions sur l’expression « les oeuvres de la Loi » dans le contexte du judaïsme. Une discussion plus technique et linguistique porte par exemple sur l’expression rendue dans certaines traductions récentes par « la foi de Jésus-Christ » et dans les autres par « la foi en Jésus-Christ » (Rm 3.22 ; Ga 2.16 ; 3.22). Faut-il comprendre que notre justification est acquise sur la base de la « fidélité de Jésus », le terme grec pouvant signifier tantôt « foi », tantôt « fidélité ») ou, comme Luther, sur la base de la foi (placée) en Jésus ? Les conclusions de Wright et Dunn diffèrent sur cette question, soulignant la diversité au sein même de la NPP. Plus largement, l’influence de la littérature extra-biblique dans l’exégèse du Nouveau Testament a suscité des réactions du côté des évangéliques plus conservateurs. D.A. Carson12 considère qu’il est imprudent de fonder l’exégèse en priorité sur les connaissances fragmentaires et limitées que nous ont laissées les écrits de l’époque. Si l’on a pu parler d’une « ultracontextualisation »13 de l’exégèse paulinienne, il nous semble – sans prétention à juger en spécialiste – qu’il faut prendre garde à ne pas sur-réagir en minimisant l’apport considérable de la recherche néotestamentaire des trente dernières années, avec de possibles amendements sur notre compréhension des écrits de Paul.

3) La Doctrine

Ces discussions montrent en effet l’impact que peut avoir la NPP sur nos affirmations doctrinales. Traditionnellement, la justification par la foi relève du moment où le pécheur perdu s’abandonne entièrement au Christ dont la Parole de salut (l’Évangile) l’arrache à la perdition. Sur la base de cette foi en Jésus, le croyant est alors déclaré juste, non de sa propre justice, mais « couvert » de la justice de Christ (active et passive) qui lui est étrangère. N.T. Wright voit quant à lui la justification comme étant un statut qui suit (logiquement) l’appel efficace de l’Évangile qui transforme le coeur et suscite la foi. L’homme perdu qui entend la Parole du Christ (l’Évangile) y répond et est sauvé par un acte de justice salvatrice. Il est ensuite déclaré juste non par un « transfert » de la justice de Christ sur lui, mais par une déclaration de Dieu dont la justice s’exprime dans l’acte salvifique, qui manifeste sa fidélité à l’alliance faite avec Abraham, visant la bénédiction du monde à travers Israël. Pour Wright, cette déclaration est juste et légitime parce que 1) le péché a été condamné dans la chair du Messie crucifié, Messie auquel le croyant est uni par la foi et 2) la réponse à l’appel (foi) signifie l’accueil dans le peuple de Dieu, conférant au pécheur sauvé ce statut de membre. Wright associe particulièrement cette déclaration (non pas le salut qui la précède) avec l’identification à la mort et à la résurrection de Christ au travers du baptême. Cette justification anticipe alors la justification finale sur la base des oeuvres (2 Co 5.10, par ex.) redéfinies par Paul comme une vie sous la conduite de l’Esprit. L’approche de Wright n’est donc pas toujours aussi éloignée qu’on l’imagine de la pensée issue des Réformes et la recherche paulinienne récente nous invite donc à réfléchir à la terminologie utilisée pour rendre compte de la réalité du salut, en se souvenant que nous sommes justifiés par la foi en Jésus, et non par la foi en une formulation particulière de la justification par la foi. On se gardera d’absolutiser un vocabulaire théologique en confondant le dire et la réalité dite.

4) L’histoire de la théologie

Nous aboutissons donc à des questions qui nous ramènent à la Réforme. La lecture que Luther fait de l’épître aux Romains constitue-t-elle une simple reprise « transparente » du propos de Paul ? N’est-elle pas aussi une appropriation circonstanciée face à ce que ce moine a pu discerner dans l’Église de son temps ? En évitant de confondre le retour à l’Écriture avec un mythique retour à l’Église primitive, on se demandera dans quelle mesure la fidélité à la geste réformatrice implique vraiment de préserver intactes les formulations théologiques élaborées à partir de l’impulsion de Luther. C’est la question que posent les travaux de N.T. Wright, qui s’estime pour sa part fidèle à la méthode des Réformateurs – revenir à l’exégèse pour reformuler les formulations doctrinales de la foi chrétienne. Mais le risque que court la NPP est de perdre le tranchant du message paulinien que les Réformateurs ont su (re-) capter, proclamer et transmettre, par une concentration excessive sur le contexte du premier siècle. S’il convient de réviser ou de renouveler notre langage et notre cadre théologique, c’est pour recouvrer la force du message originel de la justification par la foi (fondée sur l’oeuvre de la croix), sans les oeuvres de la Loi, dans leur aspect rituel ou méritoire.

III La Nouvelle Perspective : quelques éléments à retenir

Ce bref parcours de la NPP invite donc à une évaluation nuancée. La réalité institutionnelle du travail académique et de sa valorisation (les exigences de publication en particulier) stimule régulièrement la formulation de thèses « révolutionnaires » qui attirent l’attention des pairs et suscitent engouement ou rejet. Des travaux ultérieurs permettent bien souvent d’approfondir, de compléter, de nuancer, ou de relativiser les thèses proposées. Nous croyons que tel est le cas, en partie, pour le nomisme d’alliance qui a donné naissance à la NPP. Sa principale vertu a été de relancer la recherche sur le sens et le contexte des écrits pauliniens. Force est de constater qu’elle a obligé à être plus précis et plus rigoureux dans la compréhension des écrits pauliniens et de leur contexte, et nous y voyons un résultat positif.
Nous noterons, ensuite, la grande diversité des réappropriations de ces travaux. Nous avons un peu plus longuement mentionné la contribution de N.T. Wright, qui a rendu populaire la NPP et qui alimente le débat du côté évangélique. S’il rend attentif à la nécessité de relire les épîtres dans leur contexte propre, sans y projeter une théologie ultérieure, sa contribution tendrait à mettre au premier-plan ce qui relève de l’arrière-plan14, et donc à sous-estimer le premier plan, le texte et le tranchant de son message. De même, si son approche nous oblige à nous interroger sur la
formulation de notre foi dans notre propre contexte (dans une perspective de « contextualisation »), en regard avec celui du premier siècle (avant celui de la Réforme !), on peut considérer que Wright sous-estime le légalisme du judaïsme du premier siècle, plus précisément son synergisme qui associait la grâce et des oeuvres comme coopérant au salut.
C’est avec la contribution positive de la NPP à la foi évangélique que j’aimerais conclure. Est-il certain qu’un Juif du premier siècle (ou un catholique du XVIe) aurait assumé explicitement le fait de croire que son salut était garanti « par ses oeuvres » (méritoires) ? Nul besoin que le légalisme soit formalisé pour être puissamment à l’oeuvre, y compris chez ceux qui confessent leur foi en Christ seul… Le salut « par la foi seule » nous renvoie d’abord aux structures religieuses profondes qui habitent le Juif, le chrétien, le catholique, le protestant, des hommes toujours tentés de gagner leur salut par leurs propres moyens, hérités ou fabriqués. La sensibilité théologique et spirituelle qui marque le Réseau- FEF, classée (sociologiquement !) dans la catégorie « piétisteorthodoxe », soucieuse de justesse doctrinale et de cohérence éthique, n’en est pas exempte. Le message de Paul, repris par les Réformateurs, nous invite à nous dégager d’étroitesses qui constituent, à force, des « marqueurs identitaires ». Aurions-nous nous aussi des « badges » plus ou moins conscients qui identifient le « bon chrétien évangélique » moins à la foi en Christ – fondée sur l’Écriture illuminée par l’Esprit – qu’à une façon particulière de la comprendre et de la mettre en pratique, hors de laquelle on pourrait mettre en doute l’appartenance d’une personne au peuple de Dieu ? La NPP offre l’opportunité de nous laisser interpeller à nouveau, pour ne pas laisser le beau message de la justification par la foi être domestiqué par nos élans religieux ! L’Évangile mérite mieux que cela !

JACQUES NUSSBAUMER


NOTES

1 Comme le montre le nombre limité de travaux autour de ce thème. On trouvera quelques éléments, assez critiques d’ailleurs, dans l’ouvrage d’Andreas Dettwiler, Jean-Daniel Kaestli et Daniel Marguerat, Paul, une théologie en construction, Genève, Labor et Fides, 2004.

2 Philadelphie, Fortress Press.

3 C’est-à-dire le judaïsme tel qu’il s’est développé après le retour de l’exil jusqu’à la destruction de Jérusalem en 70.

4 Si l’idée elle-même n’est pas absente chez Luther, à qui on prête la paternité de la formule, la plus ancienne trace remonte d’après Alister E. McGrath (Iustitia Dei: A History of the Christian Doctrine of Justification, Cambridge, Cambridge University Press, juin 2005) à un ouvrage du théologien luthérien J. H. Alsted (1588-1638).

5 Nous mentionnerons deux articles qui recensent les directions prises par les recherches : Stephen Westerholm, « The « New Perspective at Twenty-five », in D.A. Carson, Peter T. O’Brien, Mark A. Seifrid, Justification and Variegated Nomism, vol 2 The Paradoxes of Paul, Tübingen et Grand Rapids, Mohr Siebeck et Baker Academic, 2004, pp.1-38 ; en français, Jean-Noël Aletti, « Où en sont les études sur Saint Paul ? Enjeux et propositions », Recherches de Science Religieuse 2002/3 (Tome 90), p. 329-352.

6 Timo Eskola, « Paul et le judaïsme du second Temple. La sotériologie de Paul avant et après E. P. Sanders », Recherches de Science Religieuse 2002/3 (Tome 90), p. 377-398.

7 On attribue traditionnellement à James Dunn ce « nom de baptême », mais luimême semble avoir repris la formule d’autres auteurs, dont N.T. Wright (évoqué par Wright dans Justification : God’s Plan and Paul’s vision, Downers Grove, IVP Academic, 2009, p. 28.

8 Leur classement au sein des évangéliques ou par rapport aux évangéliques dépend largement de la manière dont on en définit les frontières. Dunn est probablement le plus éloigné du coeur des convictions évangéliques, ses formulations remettant en question la conception traditionnelle de la préexistence de Christ.

9 James D. G. Dunn, Romans, 2 vol., WBC, Dallas, Word Books, 1988.

10 James D. G. Dunn, The Theology of Paul the Apostle, Grand Rapids, Eerdmans, 1998.

11 On ne peut mentionner ici tous ses travaux sur la NPP. Nous mentionnerons son article synthétique « New Perspectives on Paul », in Bruce L. McCormack, ed., Justification in Perspective, Édimbourg et Grand Rapids, Rutherford House et Baker Academic, 2006, p. 243-264 et deux ouvrages : What St Paul really said, Oxford, Lion Book, 1997 et l’ouvrage massif en deux volumes Paul and the Faithfulness of God, Londres, SPCK, 2003.

12 « Summaries and Conclusions », in D.A. Carson, Peter T. O’Brien, Mark A. Seifrid, Justification and Variegated Nomism, Vol 1. : The Complexities of Second Temple Judaism, Tübingen et Grand Rapids, Mohr Siebeck et Baker Academic, pp. 505-548, p.548.

13 L’expression se trouve chez Timothy George, « Modernizing Luther, Domesticating Paul : Another Perspective », in D.A. Carson, Peter T. O’Brien, Mark A. Seifrid, Justification and Variegated Nomism, op.cit., pp. 437-463, p. 462.

14 D.A. Carson, « Mystery and Fulfillment : Toward a More Comprehensive Paradigm of Paul’s understanding of the Old and the New », in D.A. Carson, Peter T. O’Brien, Mark A. Seifrid, Justification and Variegated Nomism, op.cit., pp. 393-436, pp.395-396.