L’anabaptisme historique, racine des évangéliques ?

Dans le cadre de la sortie du dépliant D’où viennent les évangéliques ?, Claude Baecher nous propose une contribution historique plus approfondie. Ce point de vue spécifique pourrait bien sûr être complété par d’autres. Il a l’avantage de bien montrer que les racines historiques du mouvement évangélique plongent jusqu’au temps de la Réforme du xvie siècle, voire avant. Présent sans discontinuer depuis, et ce, malgré de nombreuses oppositions, ce mouvement religieux bénéficie ainsi d’une autorité historique qu’on aurait tort de minimiser.

On s’est beaucoup référé à Calvin et aux huguenots, puis au Réveil pour dire les racines des évangéliques. Beaucoup moins connus, et pourtant tellement plus proches de la majorité des évangéliques de France sur de nombreux sujets, sont les anabaptistes-mennonites nés dans la petite génération entre les réformateurs Luther et Calvin.

Les options religieuses au xvie siècle

Il faudra attendre la Révolution française 1789, donc près de deux siècles après les Réformateurs, pour que les Français aient plus de liberté en matière religieuse. Jusqu’à la Révolution – et encore, ce n’était pas vrai partout – les gens n’avaient le choix qu’entre l’appartenance à la foi catholique romaine, luthérienne ou réformée, juive ou anabaptiste. Parfois aussi, mais souvent au creux de leur cœur, libres-penseurs, agnostiques ou spiritualistes, «nicodémites » (car ils aimaient Jésus de nuit, comme Nicodème) selon Calvin à Genève. C’est vrai que la Réforme était multiforme. L’anabaptisme est une «Église issue de la Réforme». L’ère du dénominationnalisme, en France vers la fin du xixe siècle, a beaucoup diversifié les appartenances avec l’émergence de mouvements nés en Allemagne ou dans le monde anglo-saxon, et plus récemment encore asiatique ou africain. Les hommes ont heureusement jeté des passerelles reposant au fond sur le sentiment d’être un et de servir un même projet.

Au cœur des choses

Lorsque sonne le début de la Réformation, l’anabaptisme naît entre Luther et le jeune Calvin, qu’on ne connaissait pas encore à cette époque. Ce mouvement de la «Réforme radicale» représente une variété particulière de la Réformation, partageant pleinement avec lui les accents du sola scriptura (l’Écriture seule juge la tradition) et du sola fide (le salut par la foi seule en Jésus-Christ sans autre instance médiatrice). Sur ce dernier point, les anabaptistes iront même plus loin dans l’effort réformateur, appliquant le sola fide également à la relation avec le pouvoir du glaive, c’està-dire s’en remettant à Dieu pour leur propre défense. Dans leur conception, la visée est la justice plutôt que la justification, la transformation de la vie, que le pardon. Le pardon et la justification sont vus comme des moyens et non des fins. Le projet divin n’est autre chose qu’une restauration d’un peuple fraternel qui reflète Sa personne sur la terre. Ainsi la communion, le shalom biblique, la vie fraternelle, la réconciliation sont au cœur de ce que Dieu veut et son moyen de conquête, c’est l’amour et la vérité. C’est ainsi que ces « frères et sœurs » lisent la Bible. La grâce, c’est ce qui transforme ce que le péché a tordu. Par l’œuvre de l’Esprit, c’est elle qui permet de vivre une vie fraternelle et une attitude digne du Christ dans ce monde. Cela ne peut pas se faire en dehors de communautés disciplinées et engagées à vivre le projet du Christ dans le tout de la vie. Mais la vie de disciple n’est pas moins qu’une réponse à la grâce et non un préalable.

Des racines au xvie siècle

En 2025, cela fera 500 ans que débuta le mouvement des Églises de professants (appelé «anabaptiste»), dans le grand foisonnement de la Réformation du xvie siècle. Nous sommes en janvier 1525. Retour à la Bible comme autorité pour l’Église: tel était le mot d’ordre pour ne plus marcher dans l’abus du pouvoir religieux et mieux refléter ce qui paraît si clair dans les documents de références apostoliques. Ne plus marcher dans l’abus (« le monde»), c’était pour les anabaptistes revivre les principes de l’Église de l’Écriture, sans la papauté, sans la contrainte religieuse des États, sans les conciles présidés par un pape qui est représentant d’un pouvoir temporaire et qui utilise des méthodes de contraintes. On reviendra donc aux sources scripturaires, à des communautés vraiment apostoliques, par la seule force de la Parole et du témoignage (2 Cor.10,4ss). C’est en 1525 en effet, à Zurich en Suisse, initialement autour du réformateur Ulrich Zwingli, mais sans lui et dans un groupe qui avait l’habitude de se réunir pour étudier la Bible pour y conformer sa vie, que fut pratiqué le premier baptême connu sur profession de la foi.

Une chronique anabaptiste relate ces événements de 1525; voici un extrait: « Il arriva qu’Ulrich Zwingli et Conrad Grebel (qui était de la noblesse), et Félix Mantz, tous trois très expérimentés et très versés en allemand, en latin, en grec et aussi en hébreu, commencèrent à se réunir entre eux pour discuter des choses de la foi et reconnurent que le baptême des enfants est inutile et qu’il ne mérite même pas d’être appelé baptême… “Celui qui croit et qui sera baptisé sera sauvé” (Mc 16,16). Ulrich Zwingli qui redoutait la croix de Christ, l’ignominie et la persécution, ne voulut pas de cela et prétendit que cela susciterait des troubles. Mais les deux autres, Conrad et Félix, dirent que cela n’autorisait pas à mettre de côté l’ordre clair de Dieu et son ordonnance. Entretemps il arriva que se présentât un homme de Coire (canton des Grisons), un curé nommé Georges de la maison de Jacob, que l’on appelait aussi Blaurock, ou “habit bleu”… Et il arriva, tandis qu’ils étaient ensemble, qu’une angoisse commença à s’emparer d’eux et qu’ils furent réellement contraints en leur cœur. Alors ils tombèrent à genoux l’un après l’autre et se courbèrent devant le Dieu très haut dans le ciel, et ils crièrent vers lui qui connaît les cœurs, et ils le prièrent de vouloir bien leur accorder d’accomplir sa divine volonté et de leur montrer sa miséricorde… Après qu’ils eurent prié, Georges de la maison de Jacob se leva et pria Conrad Grebel qu’il voulût bien, sur sa profession de foi, lui administrer, pour l’amour de Dieu, le vrai baptême chrétien. Et comme après avoir exprimé ce désir, il s’agenouillait, Conrad le baptisa parce qu’il n’y avait pas alors de serviteur ordonné pour administrer cette ordonnance. Lorsque ceci fut fait, les autres supplièrent pareillement Georges de les baptiser, ce qu’il fit d’ailleurs à leur demande. Et ils se donnèrent ainsi tous ensemble au Seigneur, dans une grande crainte de Dieu. Ils se confirmèrent réciproquement pour le service de l’Évangile et ils commencèrent à enseigner et à observer la foi. Ainsi commença la séparation d’avec le monde et ses œuvres mauvaises » (trad. Jean Séguy, pp. 308-9).

Calvin était alors encore un enfant, lorsque cet ancien prêtre (George Blaurock) demanda à un laïc humaniste et théologien (Conrad Grebel) de bien vouloir le baptiser sur profession de sa foi dans le Christ. Laissons résonner à nos oreilles un écrit de sept personnes (dont Conrad Grebel) réunies en 1524, donc avant cet événement, une lettre concernant entre autres le baptême et le pacifisme évangélique: «Mais après que nous ayons nous-mêmes aussi pris dans nos mains l’Écriture, et que nous l’ayons interrogée sur tous les points possibles, nous avons été mieux instruits et nous avons découvert les énormes et honteuses erreurs des bergers et de nous-mêmes aussi, à savoir que nous n’avons pas chaque jour crié à Dieu constamment pour qu’il nous arrache à cette destruction de toute piété et à toutes ces abominations humaines, pour accéder (enfin) à la vraie foi et au véritable service de Dieu. Et tout cela vient d’une fausse patience (tolérance), de ce qu’on cache la Parole de Dieu et qu’on la mêle avec des éléments humains. » (trad. Séguy, p. 299).

«Marcher dans la résurrection»

La conversion du monde à Jésus-Christ était indispensable pour vivre « la vraie foi » et « le véritable service de Dieu». En 1527, un synode «anabaptiste» réuni à Schleitheim dans une situation de crise aiguë, due tant aux menaces des catholiques que des zwingliens, travaille la question du baptême et s’accorde sur le texte qui suit: «Le baptême doit être donné à tous ceux qui sont enseignés concernant la repentance et le changement de vie et qui croient en vérité que leurs péchés ont été ôtés par le Christ; à tous ceux qui veulent marcher dans la résurrection de Jésus-Christ et désirent être ensevelis avec Lui dans la mort pour qu’ils puissent ressusciter avec Lui, et à toux ceux qui le désirent et nous le réclament eux-mêmes dans ce sens » (notre trad. in Michaël Sattler…, 2002, p. 57- 58).

Le Messie «accomplit » (rend parfait) la loi et les prophètes

L’interrogation de la Bible vient foncièrement d’une recherche profonde de justice; au début du xvie siècle, c’était une quête massive parmi la population européenne. Toutefois le massacre des paysans insurgés en 1525 allait mettre un coup d’arrêt à cette quête jusqu’alors paisible. Parmi eux effectivement, certains se réclamaient de la Bible lorsqu’ils s’adressaient aux princes pour des revendications on ne peut plus légitimes. Les barrières confessionnelles rigides n’étaient pas encore en place, c’était une époque pleine de vie et de possibilités. Le travail biblique des anabaptistes concernait tant l’Ancien que le Nouveau Testament. Ils cherchaient à découvrir quelle était la nouveauté de la nouvelle alliance introduite par le Christ. C’est ainsi qu’ils constatèrent l’erreur de se fonder sur la loi mosaïque pour imaginer gouverner un État chrétien, et de vouloir comparer le baptême au rite de la circoncision. Le Messie-Roi et Sauveur, Jésus de Nazareth était la lumière dans ce qu’il était, dans ce qu’il disait, dans ce qu’il vivait. C’était le rôle de Son Esprit de faire de l’Église son corps. Ces anabaptistes eurent très tôt à faire face à une autre menace, celle du mouvement illuministe qui cherchait à détacher l’Esprit du Christ, tant sur la question des prophéties que sur celle de la perception de la volonté divine. La lecture de la Bible des communautés anabaptistes est attentive à la progression entre les deux alliances, pour se conformer à la dernière, pour renoncer totalement à tuer quiconque, pour aimer.

Ne pas revenir à ce qu’on a vomi

Avec les premiers baptêmes de professants répertoriés est née cette forme particulière du protestantisme historique duquel tant d’évangéliques aujourd’hui peuvent se réclamer. Dans l’opinion de ces « radicaux» (qui vont à la racine!) de l’Évangile, les réformateurs magistériels (Luther, Zwingli, Calvin et leurs successeurs) s’étaient arrêtés à mi-chemin de l’effort de réformation de l’Église, refusant au fond d’abandonner le principe de la « synthèse constantinienne». Pire, en concédant parfois au bras séculier le pouvoir de réprimer en matière religieuse, ils montraient qu’ils n’avaient pas rompu avec ce qu’ils rejetaient. La synthèse constantinienne consistait à vivre une symbiose ou une grande proximité entre l’Église et un État/le magistrat particulier. Pour le mouvement des « frères et sœurs », cette «chute» était repérable dans l’histoire de la chrétienté dès le ive siècle, et s’écartait du projet de Dieu en Christ qui voulait régner et conquérir les cœurs par la seule Parole de Dieu, sans le glaive. Il fallait arrêter de croire que chaque Européen était chrétien ou chrétienne en vertu de son baptême d’enfant. L’Europe était ainsi terre de mission, où les véritables chrétiens se reconnaissaient par leur attachement au Christ en parole et en vérité, donc par leur vie fraternelle.

Mais ce n’est pas ainsi que l’histoire a raconté l’histoire des anabaptistes. Les historiens officiels tant catholiques que protestants les ont largement présentés comme des assagis de l’insurrection. Ce n’est qu’à la fin du xixe siècle que des chercheurs redécouvrent et rappellent au monde et également aux mennonites (les descendants des anabaptistes) qui commençaient eux-mêmes à en douter, qu’ils ne font pas partie d’un mouvement d’assagis après une phase de révolte initialement violente, mais bel et bien d’un mouvement «évangélique» dès ses débuts et non-violent. Effectivement, on retrouve dès la fin 1524 ce principe annoncé de multiple façon. S’adressant à Thomas Müntzer qui s’était mis à la tête d’une insurrection paysanne, Conrad Grebel écrivit depuis Zurich et dénonçait les rumeurs de soulèvements qu’il aurait cautionnés : «Tu aurais prêché contre les princes et qu’on devrait lever la main contre eux. Si cela est vrai, ou si tu veux défendre la guerre, les tables (de la Loi)… qui ne se trouvent pas clairement dans l’Écriture… alors je t’exhorte par notre commun salut à tous : laisse tout cela et toutes tes idées propres maintenant et pour toujours, et alors tu seras entièrement pur… Le Christ doit encore souffrir en ses membres. Mais il les fortifiera et les gardera fidèles jusqu’à la fin. Dieu te donne et nous donne sa grâce. Car nos pasteurs eux aussi sont tellement irrités et furieux contre nous, qu’ils nous moquent en pleine chaire comme des rustres et nous traitent de “démons convertis en anges de lumière”. Nous aussi devrons voir le moment où la persécution nous tombera dessus par leurs soins. Aussi prie Dieu pour nous. » (cf. Séguy, p. 305-306). C’est ce cercle d’études bibliques qui affirma « Il ne faut pas non plus protéger l’Évangile et ses partisans par l’épée, et eux-mêmes ne doivent pas non plus se défendre ainsi… Les vrais et fidèles chrétiens… ont renoncé totalement à tuer, ce sans quoi nous appartiendrions encore à l’ancienne Loi…» (Trad. Séguy, p. 303)

L’élaboration de la non-violence évangélique dans une confession de foi anabaptiste n’apparaîtra qu’en 1527 (à Schleitheim). Il est vrai que certains anabaptistes des années 1525 ont eu des hésitations sur ce seul recours à la Parole et donc sur le refus d’un usage légitime du glaive. Par ailleurs, un réorganisateur de l’anabaptisme dans les Pays-Bas du nom de Menno Simons affirme que «Les régénérés ont un roi spirituel qui les gouverne par le sceptre intact de Sa bouche, qui est Son Saint-Esprit et Sa Parole… Son nom est Jésus-Christ. Ils sont les enfants de paix qui ont forgé des socs à partir de leurs épées et des serpes à partir de leurs lances. Ils ne s’engagent plus dans la guerre… Notre forteresse est le Christ, notre défense est la patience, notre épée est la Parole de Dieu et notre victoire est une foi courageuse, solide et non feinte en Jésus-Christ ».

 

Ce qui se cache derrière le nom «anabaptiste»

On les affubla du nom «anabaptistes ». Si de nos jours «anabaptiste» désigne une théologie particulière à côté par exemple de celle «calviniste/réformée» ou « luthérienne», il faut savoir que ce mot était redouté au travers des siècles. Il ne s’agissait alors pas simplement d’un nom descriptif (car il signifie « re-baptiste»), mais d’un nom tiré de l’arsenal juridique des premiers siècles (contre les donatistes en Afrique du Nord) et qui rappelait le sort, la menace de mort, réservé à quiconque rebaptiserait. En effet, dans le droit romain – aucun juriste du xvie siècle ne pouvait l’ignorer – plus précisément dans le code justinien (530 ap. J-C, reprenant les édits de 318 et 330), les « rebaptiseurs » étaient passibles de la peine de mort. Au xvie siècle, la manière traditionnelle de raconter l’histoire disait que Luther était le père de toutes ces dissidences, ce que celui-ci a fortement nié. Mais les luthériens se démarquèrent des anabaptistes dans la Confession d’Augsbourg de 1530, de la même façon que le fera Calvin un peu plus tard, en amalgamant divers autres courants pour les condamner en bloc. Cela ne facilitera pas les discussions et les échanges ultérieurs. Les Réformés quant à eux, s’en prendront violemment aux anabaptistes sur les terres de leurs juridictions et ce, dès 1527. (Cela n’est peut-être pas assez dit en France, où on les considère plutôt uniquement comme des victimes des dragonnades !).

On trouve encore aujourd’hui des personnes pour répéter que les anabaptistes sont ceux qui sont descendus de la ville d’abord luthérienne, puis anabaptiste de Münster en Westphalie (1534- 1535), assiégée par les troupes conjointes protestantes et du prince évêque.

Être anabaptiste de nos jours, c’est décider de se joindre à un mouvement qui certes n’aura pas évité divers écueils, nous y reviendrons, mais qui très longtemps n’a pas eu de sang innocent sur les mains. Ils devraient être les premiers à s’élever contre les diabolisations, les accusations fausses et faites à distance.

Ainsi la désignation «anabaptiste» était alors pernicieuse, car elle permettait d’inclure tous les indésirables : les enthousiastes, les révolutionnaires, les spiritualistes, les rationalistes, même s’ils n’ont jamais été rebaptiseurs (comme Thomas Müntzer par exemple)… Que faire lorsqu’un mouvement de foi communautaire n’a pas d’autorité humaine pour prendre sa défense par le glaive? Comme les Vaudois du Moyen-Âge, ils ont

choisi d’exister dans la clandestinité. Le miracle est que le mouvement ait perduré au travers des siècles, au travers des vicissitudes des guerres, et jusqu’à nos jours. Certes l’exercice demandera de relativiser son appartenance nationale à divers moments et exigera à certaines occasions de déménager. Tous les descendants ne s’y prêteront pas…

Comme la Réforme elle-même, l’anabaptisme est multiforme au xvie siècle. Toutefois, il est intéressant de relever que seuls les anabaptistes communautaires et non-violents ont perduré à travers les siècles, malgré leur apparente vulnérabilité ils ont été préservés. Les autres s’appuyant sur le bras séculier n’ont pu refaire l’expérience de Mulhouse, de Strasbourg, de Berne ou de Genève que dans un cours laps de temps (par exemple Balthasar Hubmaier à Waldshut ou Bernhard Rothmann à Münster en Westphalie). D’autres enfin, illuministes ou imaginant une révolte ultérieure dans un scénario eschatologique particulier, n’ont pas non plus franchi le cap des années 1550.

Ainsi des communautés anabaptistes sont nées et se sont multipliées dans deux grandes régions d’Europe avec des influences proches, mais pas identiques : les «mennonites » dans une région allant des Pays-Bas à l’Allemagne du Nord, plus tard, la Prusse et la Russie, et les «Frères Suisses » pour les territoires allant de Metz à la Moravie et de Neuchâtel à Cologne. De nos jours, le nom «mennonite» est largement accepté par les communautés de ces deux mouvements. Leurs représentants se rencontraient par intermittence pour se parler lors de « réunions d’ordonnances » ou à l’occasion de consultations et confrontations avec des autorités civiles et religieuses plus ou moins tolérantes. Le mouvement des «Fermes fraternelles » ou houttériens, constituera avec son accent sur la communauté totale des biens de productions, le troisième grand mouvement anabaptiste ecclésial, se trouvant au xvie siècle essentiellement en Moravie et pratiquant un envoi phénoménal de missionnaires dans toute l’Europe. En fait, et on ne le dit pas assez, avant l’avènement de la mission dite «moderne», ces communautés étaient les seules qui étaient vraiment missionnaires, car leur théologie du baptême les poussait à annoncer l’Évangile et la conversion. Ils se rendaient ainsi partout où leur langue leur permettait de communiquer et où il était possible de vivre des communautés fraternelles ; sinon ils invitaient les nouveaux chrétiens à les rejoindre.

«Mennonites » de France, « chrétiens sans défense»

Le mot «mennonite», à la différence du mot «anabaptiste», est un mot de protection. En effet, c’est une princesse de Frise qui, dans les années 1540, a voulu distinguer pour les protéger, les personnes liées à la doctrine évangélique (pacifique) qui caractérisait un ancien prêtre de Frise, dans le nord des Pays-Bas, du nom de Menno Simons (1496-1561), devenu lui aussi anabaptiste. Ainsi en divers lieux et régions d’Europe, des mouvements se reconnaissent dans une sorte de fraternité, « internationale de l’Esprit du Christ » et de la Parole de Dieu. Ils se rencontrent, se concertent dans des sortes de synodes ad hoc; ce sera leur manière de concevoir la catholicité.

Au xvie siècle il y avait une communauté florissante à Strasbourg, dans toute l’Alsace, dans la principauté de Montbéliard et aussi dans les Flandres : toutes seront détruites par les persécutions. Quelques familles alsaciennes ont fait la jonction entre le xviie siècle, par-delà les terribles guerres de religions qui marqueront l’Europe et le xviiie siècle. Puis sont arrivés des immigrants essentiellement de cantons suisses (cantons de Zurich, puis de Berne, de Soleure, etc.). La place manque ici pour évoquer la naissance des amish (du nom d’un jeune ancien Jacob Amman) – qui sont leurs cousins. Nous retenons simplement que leur berceau a été Sainte-Marie-aux-Mines (Haut-Rhin) et que l’édit d’expulsion édicté par le roi de France en 1712 à l’encontre des anabaptistes a constitué une grave affaire d’accaparement de leurs biens par un haut dignitaire de la cour. Certains anabaptistes sont revenus sur leurs propres fermes comme métayers et leur réussite professionnelle était manifeste.

De nombreuses familles ont quitté les terres du roi de France pour se rendre sur des terres plus hospitalières (Montbéliard, etc.). Généralement elles ont pris le pli de vivre discrètement et en marge du «monde», se contentant d’ouvertures sporadiques et charitables vers la population environnante. Ils étaient connus pour leur hospitalité, leur labeur, leur franchise également. Mais il a fallu qu’ils se renouvellent aussi et à nouveau redécouvrent cet aspect essentiel de la fidélité au Christ qui est l’ouverture à un monde que Dieu aime, pour lui apporter la libération dont il a besoin.

Longtemps en France, on les appelait les « frères » ou « frères et sœurs » ou encore «chrétiens sans défense», comme le montre une confession de foi traduite en langue française en 1771, sans doute utilisée pour accompagner leurs nombreuses revendications pour demander l’exemption du service militaire armé.

Une lettre envoyée en 1790 à l’assemblée constituante à Paris, stipulait: «Que nous nous soumettons à toutes les lois de la Constitution… comme pour tout citoyen actif, à proportion des possibilités de chacun, cela, selon notre fidélité et bonne conscience si nous obtenons, avec votre accord, la grâce de ne pas porter le glaive ou les autres armes contre notre prochain, de quelque religion ou croyance qu’il soit, et de ne pas faire de serment avec les doigts levés ou autrement ce qui est expressément contraire à notre croyance» (Trad. Robert Baecher, Souvenance anabaptiste, AFHAM, 2007).

C’est dire que la Révolution française de 1789 était perçue, du moins à ses débuts en France, comme une grande libération, car les anabaptistes étaient enfin pleinement reconnus comme citoyens à part entière… Mais c’est la conscription obligatoire qui allait poser problème, jusqu’à l’adoption d’un statut pour les objecteurs de conscience en 1963. De très nombreuses délégations ont été envoyées à travers les siècles vers Paris pour tâcher d’obtenir gain de cause et de proposer des services alternatifs. Mais les communautés anabaptistes pacifistes évangéliques ont survécu et ont passé les siècles, non sans cicatrices, il est vrai. Leur héritage théologique au fond est volatil. Et s’il n’y avait pas la grâce de Dieu, ce mouvement aurait, à maintes reprises, périclité au cours des générations. Nous devons au sociologue Jean Séguy de nous avoir raconté leur histoire dans sa monumentale thèse d’État publiée en 1977,

Les Assemblées Anabaptistes-Mennonites de France (Mouton, ParisLa Haye, 1977). Voyez également pour l’histoire, le bulletin de l’Association française d’histoire anabaptiste-mennonite (AFHAM) et pour la théologie, les Dossiers de Christ seul des Éditions mennonites à Montbéliard et la série Perspectives anabaptistes, publiée par Excelsis.

Le sourire de Dieu

Lorsque les règles extérieures sont devenues plus importantes que la grâce qui pardonne et transforme, l’humour de Dieu a fait que c’est la rencontre avec un nouvel élan issu de l’intérieur même du luthéranisme, c’est-à-dire du piétisme, qu’est venu le renouveau des communautés anabaptistes à la fin du xviie siècle et au xviiie siècle. Sur certains points, ce mouvement nouveau était proche des convictions anabaptistes : l’honneur à la Bible dans les foyers, l’accent sur l’œuvre du Saint-Esprit, la place importante laissée à la décision et la conversion personnelles, l’accent sur la sanctification… Mais ses accents placés sur l’éthique individuelle et l’intériorité influenceront également les communautés anabaptistes.

Un peu plus tard, il faut s’imaginer les communautés anabaptistes françaises anémiées par le départ de tant de prédicateurs et des plus hardis de leurs jeunes cherchant à échapper aux conscriptions obligatoires… Si au milieu du xixe siècle il y avait plus de 5000 mennonites en France, il n’y a guère plus que 2050 membres adultes en 2007, répartis en 32 assemblées. Le taux de participation hebdomadaire au culte, jeunes et moins jeune, est très proche de 100 %. Leur chiffre est stable et légèrement en progression depuis une vingtaine d’années.

Le renouveau était indispensable. En effet, le simple conformisme au groupe existe et chaque génération doit se déterminer pour elle-même. De plus, ceux qui sont restés en France ont généralement fini par avoir une très mauvaise image d’eux-mêmes : n’étaient-ils pas restés au prix de leur compromis par rapport à la non-violence enseignée par le Christ et ne s’étaient-ils pas un peu embourgeoisés, ne sachant plus trop «à quel saint se vouer » ? Pourtant des témoins valeureux et notoires ont existé parmi eux. Les communautés en voie de disparition ont été touchées par le Réveil vers le tournant du xxe siècle (Valentin Pelsy, Pierre Sommer, Joseph Muller, etc.), bénéficiant des vagues tardives du mouvement de sainteté (mouvement dont on ne parle généralement pas beaucoup et qui a eu son terme avec les controverses liées à l’avènement du Pentecôtisme). Je vois pourtant, avec ces réveils, le sourire bienveillant de Dieu. Un mouvement de retour aux sources anabaptistes historiques et théologiques constituera en même temps un véritable bain de jouvence et simultanément une source d’agacement pour certains que gênait l’accent sur la non-violence (entre les années 1918 et 1955). À partir de 1918, les communautés étaient donc à nouveau confrontées à leur propre histoire et à leur théologie, dont ils n’avaient plus guère entendu parler entre les années 1850 et 1918, tant elles s’étaient focalisées sur le réveil et la conversion individuelle ou sur le maintien d’une tradition. Cette redécouverte de l’histoire anabaptiste a été appelée la «vision anabaptiste». Et cette fois-ci le mot «anabaptiste» n’avait plus la charge émotionnelle qu’il avait lorsque les chrétientés s’appuyaient sur le bras séculier.

De nos jours

Les assemblées actuelles se situent essentiellement dans le Nord-Est de la France et la Région parisienne. Il n’y a pas de volonté particulière, toutefois sans refuser de le faire, de fonder des Églises locales qui portent le nom «mennonite», mais de la joie chaque fois qu’ici ou là, à la lecture de la Bible, d’autres chrétiens voient la pertinence qui mène à une vie sérieuse et collective de disciple du Christ dans le tout de la vie.

Il y a moins de mennonites, mais ceux qui le sont ne le sont plus par tradition seulement; ils vivent le salut par grâce, par la foi dans le Christ et s’efforcent de vivre l’esprit de service du Seigneur parmi les humains. L’une des caractéristiques des mennonites français, dès la deuxième moitié du xxe siècle est leur engagement dans une floraison d’institutions sociales, maisons d’enfants et de retraite, instituts pour enfants handicapés profonds, centre d’aide par le travail pour handicapés mentaux adultes, etc.

Les assemblées sont dirigées par les «anciens » (leurs pasteurs), et les «prédicateurs » ou «diacres », élus et consacrés pour chaque assemblée. Ici et là, essentiellement dans les milieux plus urbains (soit un tiers d’entre elles), un pasteur rémunéré se joint au collège d’anciens. Dans le monde, les mennonites sont groupés en organisations régionales appelées «conférences ». Tous les six ans ont lieu des rassemblements de la Conférence mennonite mondiale et des Congrès mennonites européens. La référence à Jésus-Christ, l’amour de la Parole de Dieu et le souci du pauvre et de la réconciliation restent quatre axes importants de leur vie de foi, tant sur le plan national qu’international.

Autrefois isolés, peu à peu, les mennonites ont retrouvé leur droit de cité, les complexes en moins, parmi les Églises et ont de nombreux dialogues qui clarifient les choses. Généralement les mennonites sont caractérisés par un souci d’indépendance, une crainte d’être mis dans des carcans et se refusent de cultiver l’esprit de jugement. Car pour eux, la vie parle généralement plus fort que les mots. Autrement dit, ils voudront davantage voir l’obéissance aux ordres du Christ que la défense en termes abstraits de l’inerrance de l’Écriture. L’un n’empêchant bien sûr pas l’autre, mais l’obéissance au Christ dans la vie quotidienne parle plus fort et convainc mieux. Les mennonites ont un Centre européen de formation au Bienenberg (le CeFoR), près de Bâle, avec un département francophone et germanophone et en Région parisienne, à Saint-Maurice, le Centre mennonite de Paris. Il y a parmi eux plusieurs théologiens formés qui formulent leur compréhension spécifique de la révélation faite en Jésus-Christ.

Les liens avec les évangéliques actuels

Ils sont évidents et cela s’entend même dans leur appellation: «Églises évangéliques mennonites » en France. C’est une manière de dire leur dette envers Dieu et divers mouvements de réveils, incarnés selon leur temps par l’École biblique St-Chrischona (CH), l’Armée du salut, plus tard par l’Institut biblique de Nogent (F), la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, qui est pour eux un outil précieux et puissant pour la formation théologique et pastorale. (Les mennonites ont également contribué à la fonder.) Les contacts se sont faits tout naturellement, dès les débuts, et bien avant le Centre évangélique d’information et d’action. De divers mouvements évangéliques, les mennonites apprécient le dynamisme et la volonté d’être présents dans les villes par un témoignage simple et fort à Jésus-Christ, d’implanter de nouvelles communautés, parfois même la volonté d’être crédibles sur le plan social, face à la misère et à la détresse du monde moderne et post-chrétienté. Il arrive même que des évangéliques savent mieux apprécier l’héritage anabaptiste que les fils et filles de Menno… Il est bon de considérer les héritages dénominationnels spécifiques et d’en retirer le meilleur. Encore faut-il mieux les connaître… Il est intéressant de voir que sur le plan mondial, parmi les mennonites, ce sont les communautés aux accents évangéliques les mieux marqués qui croissent le plus vite et que ce sont les évangéliques aux accents anabaptistes les plus marqués qui croissent le plus longtemps, par-delà les barrières ethniques, raciales et économiques. Personne n’a le monopole d’une vie fidèle de disciple, personne n’a le monopole du mot «évangélique» non plus.

Les convictions communes avec les évangéliques en général sont nombreuses… mais des accents particuliers, malgré le grand nivellement des couleurs spécifiques dû à la modernité et à la mobilité actuelle des membres, demeure et constitue une sorte «d’esprit de famille». Mais ils ne sont de loin plus les seuls à les partager. Sur les cinq continents, on compte près d’un million et demi de mennonites recensés par la Conférence mennonite mondiale, mais cent fois plus de chrétiens peuvent aujourd’hui se réclamer de tel ou tel point de leur héritage spécifique, souvent sans le savoir.

Si aujourd’hui l’ensemble des Églises évangéliques n’adhère pas à cette conception particulière du baptême, toutes adhèrent à l’idée de la nécessité d’une conversion personnelle à Jésus-Christ déterminante pour le salut.

Claude Baecher
_Directeur du département francophone et du Centre de Formation et de Rencontre Bienenberg

– Littérature des Mennonites sur de très nombreux sujets auprès des Éditions Mennonites : www.christ-seul.fr

– Une bibliographie essentiellement française sur l’histoire et la théologie anabaptiste-mennonite: www.biblioanab.fr (aussi des confessions de foi sous «documents »)

– Des formations en cours d’emploi en français, près de Bâle (CeFoR Bienenberg) : www.bienenberg.ch

– Le Centre mennonite de Paris : www.centre-mennonite.fr (avec sa bibliothèque).

– Nous poursuivons les efforts de nos prédécesseurs pour rendre plus accessibles à un public francophone les sources anabaptistes du xvie siècle ainsi que des explications théologiques permettant de montrer la lecture spécifique de textes bibliques