David loue Dieu de ce qu’il est «une créature si merveilleuse» (Ps 139.14), objet de toute son attention et de ses bons soins. L’être humain, en image de Dieu, gérant de sa création, est infiniment précieux à ses yeux. Au point que Dieu a envoyé son unique Fils dans ce monde pour le sauver et le restaurer. Mais voilà, s’il faut le restaurer, c’est qu’il y a… un problème !
Le pessimisme concernant l’être humain est un des traits caractéristiques de la doctrine évangélique. Contrairement à l’Émile de Jean-Jacques Rousseau, la confession de foi du Réseau FEF affirme, dans son quatrième article, que les hommes sont, dès leur conception, «enclins au mal, asservis au péché et soumis à la domination de Satan». Rien ne leur sert de retourner à l’état «naturel», loin de la société corruptrice. Mais qu’entendons-nous par péché ? Et le texte de la confession de foi veut-il dire que nous sommes «entièrement» pécheurs, tout le temps et en toutes nos actions ? N’y a-t-il vraiment rien de bon en l’être humain ?
Le discours sur le péché est souvent perçu comme culpabilisant. Identifié parfois à «tout ce qui fait plaisir», le péché empêcherait de profiter pleinement de la vie. Il vaudrait donc mieux ne pas trop en parler ! Pourtant, «le péché est un sujet qu’il est vital de connaître… si vous ne savez rien du péché, vous ne pouvez pas vous comprendre vous-même, ni vos semblables, ni le monde ambiant, ni la foi chrétienne. La Bible elle-même ne sera qu’une incohérence, car elle expose précisément la solution de Dieu au problème du péché de l’homme»1.
LA NATURE DU PÉCHÉ
Dans l’histoire de la pensée chrétienne, on a fait bien des propositions pour comprendre le péché. On l’a parfois identifié à un dérèglement des sens, à la concupiscence, aux désirs non gouvernés par la raison. Cette compréhension est influencée par le platonisme qui oppose la matière à l’esprit. Le problème du péché viendrait de notre matérialité, de notre corps, et des «convoitises» qui l’habitent. Mais le Seigneur est formel, «c’est du cœur que viennent raisonnements mauvais, meurtres, adultères, inconduites sexuelles, vols, faux témoignages, calomnies» (Mt 15.19). Donc pas du corps. D’autres, comme C.S. Lewis2, considèrent que le péché est avant tout l’orgueil, le «moi et rien que moi» de Babylone qui s’oppose orgueilleusement à Dieu (És 47.8, 10). Pour Strong, suivi par Thiessen, c’était plutôt l’égoïsme3. Les réformateurs4 étaient particulièrement sensibles à l’incrédulité, voyant le péché comme un manque de confiance en Dieu (Jn 16.89). On cite parfois l’affirmation de Paul : «Tout ce qui ne relève pas de la foi est péché» (Ro 14.23) comme définition du péché. Remarquons néanmoins que Paul ne définit pas ici le péché en soi, mais il dénonce une attitude particulière comme péché. D’autres présentent le péché comme inhibition de notre conscience de Dieu (F. Schleiermacher), ou encore comme notre démission face aux forces du mal, comme notre irresponsabilité (H. Cox). Toutes ces définitions contiennent une part de vérité… mais elles sont insuffisantes !
Différentes stratégies ont été adoptées pour formuler ces propositions. Parfois on a cherché quel péché est le plus souvent dénoncé dans l’Écriture, parfois on a essayé de comprendre le péché en rapport avec son origine telle que la rapporte le récit de la Genèse. Parfois encore, on l’a considéré par rapport à une loi, ou à un principe fondateur, comme celui de l’amour, par exemple. Dans ce cas, c’est le plus grand des commandements qui devient la référence pour définir le péché (Mt 22.34-40) : son principe est alors le manque d’amour pour Dieu et le prochain.
Il vaut mieux laisser l’Écriture elle-même définir le péché. L’apôtre Jean affirme en effet : «Quiconque pèche transgresse la loi, et le péché est la transgression de la loi» (1 Jn 3.4). Le péché est ainsi défini comme un manque de conformité à la loi de Dieu. St Augustin définissait le péché comme étant «tout ce qui est dit et fait, ou convoité, contre la loi éternelle». Remarquons que cette définition est bien plus englobante que les précédentes.
Le péché peut se situer dans la sphère religieuse, comme l’idolâtrie par exemple (1 R 12.28-30), ou encore, comme souvent, dans la sphère éthique. Ainsi, après avoir commis un adultère avec Bath-Chéba et provoqué la mort de son mari Urie, David finit par reconnaître : «J’ai péché contre le Seigneur» (2 S 12.13). La loi n’existe pas toute seule, de par elle-même ; elle n’est pas juste un principe ou une morale qu’il faudrait satisfaire. C’est la loi du législateur et juge, la loi de Dieu. Qu’elle soit de Dieu revêt la plus haute importance. L’exemple de David est, à cet égard, intéressant. Il reformule sa confession dans le Psaume 51 : «J’ai péché contre toi, contre toi seul» (v. 4). Voulait-il dire que son adultère et son meurtre ne constituaient pas des actes horribles envers Bath-Chéba et Urie ? Non ! Mais il y avait plus grave que cela encore ; il avait porté atteinte à l’honneur de Celui qui a dit : «Tu ne commettras pas de meurtre» et : «Tu ne commettras pas d’adultère» (Ex 19.13-14). Le péché n’est pas seulement la violation d’un principe légal, c’est aussi, et d’abord, l’irrespect envers Celui qui a promulgué la loi, l’opposition à lui (Ja 4.11-12). C’est la dimension interpersonnelle du péché, commis par la créature contre Dieu, qui est première et qui en fait d’abord la gravité. L’être humain et son péché se situent coram deo, «devant Dieu», selon le mot de Luther. Ce principe apparaît à d’autres endroits de l’Écriture. Lorsqu’Ananias ment à Pierre sur le prix du champ qu’il apporte en don à l’Église, c’est à l’Esprit de Dieu qu’il ment. Et Pierre de préciser : «Ce n’est pas à des humains que tu as menti, mais à Dieu» (Ac 5.3-4). Auguste Lecerf résume ce point ainsi : «Le péché est, dit l’Écriture, une anomia à l’égard de la Loi de Dieu, un manque de conformité à la Loi de Dieu (1 Jn 3.4). Il s’ensuit qu’il englobe ce que les philosophes appellent la loi morale, puisqu’en effet c’est sa Loi que Dieu a gravée dans nos cœurs en nous donnant l’instinct éthique et social, mais également qu’il déborde au-delà de cette Loi, puisque Dieu a exprimé dans sa loi des prescriptions et des défenses qui ne sont pas inscrites dans la raison pratique, ni dans le sentiment moral5.» A contrario, ne pas pécher, faire le bien, c’est être en totale harmonie avec Dieu et avec sa volonté. L’Écriture affirme clairement qu’il n’y avait aucun péché en Jésus (1 Jn 3.5). Mais elle affirme aussi, de façon cohérente, la parfaite communion du Fils incarné avec le Père. Jésus pouvait dire, y compris à ses contradicteurs : «Celui qui m’a envoyé est avec moi ; il ne m’a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui est agréable» (Jn 8.29). En ce qui le concerne, il n’y avait aucun écart par rapport à la volonté de Dieu, sa préoccupation était toujours qu’elle soit faite (Mt 26.42). Sa relation avec lui était intacte… contrairement à la nôtre. Nous sommes pécheurs, corrompus, notre relation avec Dieu est coupée.
Le péché, défini comme un écart, un manque, peut aussi être appréhendé par les métaphores employées dans l’Écriture pour le décrire. La vie est parfois comparée à un chemin, ou encore à une marche avec Dieu. Ainsi il est dit que Hénoc et Noé «marchaient avec Dieu» (Gn 5.24, 6.9). Ou encore que Jésus enseignait «le chemin de Dieu en toute vérité» (Mt 22.16). À l’inverse, pécher, c’est «errer» et suivre «sa propre voie» (És 53.6). En d’autres termes, s’écarter du chemin de Dieu et s’égarer (Ja 5.20). Cela conduit à une marche dans les ténèbres (És 59.9-10), sans savoir où l’on va (Jn 12.35, 1 Jn 2.11), par manque, ou par refus, de la lumière (Ac 26.18 ; 1 P 2.9). Le péché est comparé à la maladie, particulièrement chez Jérémie. Le peuple doit être guéri de sa tendance à l’infidélité (Jr 3.22). Le cœur est incirconcis (9.26), mauvais (3.17), obstiné (13.10), tortueux et incurable (17.9), etc. Bref, un défaut majeur de santé ! On peut encore mentionner la notion de souillure (És 64.6), le manque de «pureté», ou l’image de la dette (Mt 6.12, littéralement «remets-nous notre dette»), le défaut de paiement.
On ne peut pas dire que le péché ait une essence propre. Il n’a aucune existence autonome, il n’est ni créateur, ni entité créée. Il est corruption du bon ordre créé par Dieu. Il ne peut pas se définir positivement, mais comme un défaut de bien. Cela ne veut pas dire qu’il n’est que «passif». Il est actif, pervers, possède un pouvoir destructeur, et fait partie du monde des ténèbres en rébellion contre Dieu. Il est une manifestation du mal empêchant de faire le bien qu’on voudrait, poussant au mal qu’on ne voudrait pas, un mal asservissant et donnant la mort (Ro 7.1325).
RESPONSABLES ?
Devant une définition aussi radicale du péché comme non-conformité à la volonté de Dieu, comment pourrions-nous échapper à notre responsabilité ?
Mais je n’ai rien fait !
Justement, c’est notre tort ! Omettre de faire le bien que nous devrions faire est aussi un péché (Ja 4.17). Dans la parabole des talents, il est précisé que le serviteur qui sait que son maître revient, mais ne prépare pas son retour, sera frappé d’un grand nombre de coups (Lc 12.47). Le reproche lors du jugement dernier sera de ne pas avoir donné à manger à l’affamé, de ne pas avoir donné à boire à l’assoiffé, de ne pas avoir recueilli l’étranger, de ne pas avoir vêtu celui qui était nu, et de ne pas avoir visité le malade en prison (Mt 25.42-43). Alors qu’il aurait fallu le faire…
On peut par ailleurs remarquer que la table de la loi exprime essentiellement (mais pas uniquement) des choses qu’il ne faut pas faire : des images taillées de Dieu, le meurtre, l’adultère, la convoitise, etc. (Ex 20.1-17). Par contre, la formulation du «plus grand commandement» par Jésus, est positive : aimer Dieu et son prochain (Mt 22.36-40).
Mais je ne savais pas !
On peut aussi pécher par ignorance. David s’interroge : «Qui connaît ses égarements6 ?» Visiblement, la réponse à cette question est : «Personne !». D’où sa prière : «Pardonne-moi les fautes que j’ignore» (Ps 19.13). Les fautes commises par ignorance rendent aussi le pardon de Dieu nécessaire. C’est en application d’un principe du Lévitique : «Si quelqu’un pèche en commettant, sans le savoir, contre l’un des commandements de l’Éternel, des actes illicites, il se rendra coupable et portera (le poids) de sa faute» (Lv 5.17). L’épisode suivant en fournit une illustration concrète : Abraham, de passage chez Abimélek, le roi de Guérar, fait passer son épouse Sara pour sa sœur, et Abimélek se propose alors de la prendre pour femme. Dieu se révèle à celui-ci en rêve pour l’avertir qu’il est sur le point de commettre un péché contre lui (Gn 20.6). S’il avait mis son projet à exécution, il aurait commis un péché sans le savoir… mais cela l’aurait rendu coupable d’une certaine manière ! L’ignorance en tant que telle n’est pas une excuse recevable. Le principe : «Nul n’est censé ignorer la loi» s’applique aussi dans ce domaine, même si la loi n’est pas explicitement révélée. Paul précise d’ailleurs que la loi de Dieu est aussi écrite dans le cœur de ceux qui n’ont pas accès à sa révélation particulière (Rm 2.14-16).
Que le péché puisse être commis par ignorance montre que notre conscience n’est pas la référence ultime du bien et du mal. C’est la loi de Dieu qui tient ce rôle, même si nous ne la percevons pas, ou si nous ne la percevons qu’imparfaitement. Le fait que nous ne soyons pas conscients de certains péchés et notre aveuglement, sont d’ailleurs des conséquences du péché. Il est donc nécessaire que notre conscience soit éclairée par le Saint-Esprit.
Mais je ne l’ai pas fait exprès !
Lorsqu’il n’y avait aucune volonté délibérée de pécher, de mal faire, que le mal a été commis par inadvertance, qu’il s’agisse d’un accident, en somme, on serait tenté de dire là aussi : «excusable». Il n’en est rien. Les dispositions de Dieu dans le Lévitique et les Nombres prévoient un sacrifice en cas de péché involontaire (Nb 15.22-24). Le commandement de Dieu n’a pas été respecté ! Cela implique qu’une certaine culpabilité est aussi en jeu dans ces cas, même si elle est moindre que si la faute avait été commise volontairement.
Mais ce n’est qu’un seul commandement !
Jacques envisage le cas, bien improbable au demeurant, de quelqu’un qui respecterait tous les commandements, sauf un. Le verdict là aussi est sans appel : «Il devient coupable de tous» (Ja 2.10). La loi est comprise comme un tout organique. Cette culpabilité globale montre bien que le problème n’est pas seulement le commandement qui n’est pas observé, mais l’irrespect envers Celui qui a donné les commandements. On pourrait envisager d’autres cas que l’Écriture ne cite pas explicitement, comme par exemple celui, encore plus improbable, d’une personne qui n’aurait commis qu’un seul péché au cours de sa vie. Le verdict serait le même : coupable ! Il l’a d’ailleurs été pour Adam et Ève, dès leur première désobéissance.
Mais ce n’est qu’un péché mignon !
«Péché» et «mignon» sont des termes absolument incompatibles ! Pourtant, on veut parfois les conjoindre. L’Église a parfois cédé à la tentation d’établir des listes et de classer les péchés par catégories, considérant certains comme véniels, pardonnables, et d’autres comme mortels, impardonnables7. Elle a aussi distingué sept péchés capitaux8. Ceux-ci ont inspiré nombre d’auteurs d’œuvres littéraires et cinématographiques… et nombre de publicitaires ! Rien de tel dans l’Écriture. Le péché n’est ni banalisé, ni magnifié. Le moindre péché nous rend coupables devant Dieu.
Cela pose néanmoins la question des «petits» et des «grands» péchés. Comme l’un et l’autre enfreignent la volonté de Dieu, on serait tenté de dire qu’ils se valent tous. Pourtant, l’Écriture fait bien cette distinction. David s’est déclaré, à un moment de sa vie, «innocent de grands péchés» (Ps 19.14). Jésus lui-même, mentionnant à Pilate la trahison de Judas, dit que ce dernier est «coupable d’un plus grand péché» (Jn 19.11). Le livre des Lamentations affirme que le péché de Jérusalem est plus grand que celui de Sodome (La 4.6). Jésus reprend cette idée en indiquant que Sodome sera traitée moins rigoureusement que ses contemporains lors du jugement (Mt 10.15). Selon la loi, plus le péché est grave, plus le nombre de coups de bâton administrés en guise de châtiment sera élevé (Dt 25.2). Cette gradation quant à la gravité du péché correspond au fait qu’il y a dans la loi des éléments plus importants que d’autres (Mt 23.23, la justice, la compassion… sont bien plus importants que payer la dîme des feuilles de menthe…).
On a parfois opposé à cela le radicalisme du sermon sur la montagne. Ainsi, convoiter une femme, n’est-ce pas déjà avoir commis adultère avec elle (Mt 5.27-28) ? Les deux, en effet, viennent de la même source, sont sur une même ligne et montrent la même orientation du cœur, quoi qu’on en pense. L’un n’est pas plus excusable que l’autre. Le regard concupiscent comme l’adultère doivent être radicalement bannis. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une gradation entre eux. Commettre un «adultère dans son cœur» n’est pas commettre un adultère avec son corps. Et il eut mieux valu que David se contente de convoiter Bath-Chéba plutôt que de passer à l’acte : sa culpabilité aurait été bien moindre ! Dans son propos sur la convoitise, «Jésus vise la continuité qualitative, mais n’exclut pas la différence de degré9».
On peut se poser la question des critères selon lesquels s’opère cette gradation de la gravité des péchés. On peut par exemple penser aux conséquences sociales du péché, ou au degré de révélation (en connaissance de cause ou par ignorance) ; passer à l’acte est plus grave qu’en rester au désir de mal faire ; porter atteinte aux personnes est plus grave que s’en prendre à leurs biens ; on peut encore penser au péché de faiblesse (psychique, spirituelle…) ou de force (engagement de la volonté…), etc.10.
Quoi qu’il en soit, quelle que soit la gravité du péché, la nécessité du pardon de Dieu reste la même. Seul le sacrifice de la croix nous vaut acquittement, jamais la bénignité du péché.
À propos de pardon
Au sujet du pardon se pose une autre question, celle du péché impardonnable. Nous ne l’aborderons que brièvement. Par trois fois dans le Nouveau Testament sont envisagés des cas où le pardon n’est pas possible (1 Jn 5.16 ; Hé 6.48 ; Mt 12.31-32 et parallèles). Dans les évangiles, lorsqu’il est accusé de chasser les démons par Belzébul, le prince des démons (Mt 12.24), Jésus établit une différence entre le péché contre le fils de l’homme, péché pardonnable, et le blasphème contre l’Esprit saint, impardonnable. Le péché pardonnable concerne le fait de ne pas reconnaître qui est Jésus dans son état d’humiliation où sa gloire est voilée. Mais Jésus ne peut chasser les démons que par l’Esprit de Dieu (v. 28), ce qui montre à l’évidence qu’il est un envoyé de Dieu. Persister dans la résistance à cette démonstration et à l’œuvre de l’Esprit qui pousse à la repentance, voilà qui n’est pas pardonnable. Persévérer dans une telle attitude exposait les interlocuteurs de Jésus à commettre le blasphème contre l’Esprit. L’endurcissement invétéré finit par rendre incapable de faire demi-tour et de se repentir. C’est ce qui prive de la possibilité du pardon.
UN PROBLÈME DE CŒUR
Nous n’avons jusqu’ici considéré que des actes coupables, y compris ceux que l’on commet par ignorance, par inadvertance, par accident, ou encore des actes «manqués». Mais nous ne commettons pas seulement des péchés ponctuels ou habituels, nous sommes pécheurs, le péché se loge au plus profond de notre être.
Un mauvais état
Si les fruits sont mauvais, c’est que l’arbre l’est (Mt 7.17) ! Nous l’avons déjà noté, le péché provient du cœur, du tréfonds de la personne (Mt 15.19). Rappelons ici la description pathétique chez Jérémie du cœur humain comme malade, tortueux, corrompu. Il est malheureusement incirconcis, ne portant pas la «marque» de Dieu (Lv 26.41). Les oreilles aussi sont incirconcises, elles n’entendent pas la voix de Dieu… la nuque est raide, elle ne plie pas devant le Seigneur (Ac 7.51)… bref, nous faisons partie d’une humanité rétive (Dt 9.6, 13). L’être humain est perverti, corrompu (Rm 7.17), animé par des tendances mauvaises (Rm 8.7). L’orientation même de son être est répréhensible. Il n’est pas simplement auteur du péché, mais pécheur. L’idée de l’impureté convient pour décrire cet état impropre à la communion avec Dieu.
Un état généralisé
Le cœur étant atteint, toutes les facultés humaines sont atteintes. La rupture avec Dieu a son retentissement dans toutes les facettes de la constitution de l’homme. Ainsi, d’après Ésaïe, les mains, les doigts, les lèvres, la langue, les pieds, les pensées servent d’instruments au péché, et ce qui est conçu, dit et fait est mauvais (És 59.3-4, 6-7). Dans son réquisitoire pour démontrer que tous les humains sont coupables, Paul mentionne pareillement le gosier, la langue, les lèvres, la bouche, les pieds, les yeux… (Rm 3.13-18). Impressionnantes énumérations !
Puisque le péché atteint le cœur, l’être intérieur, il atteint notre intelligence (Ép 4.17) de sorte que nous concevons le mal (Gn 6.5), et il engourdit notre conscience. Les deux sont souillées (Tt 1.15). Le corps par lequel le péché s’exprime peut pour cette raison être nommé «corps du péché» (Rm 6.6). La corruption qui caractérise notre nature humaine déchue nous rend esclaves du péché (Rm 7.25)11. On peut dire sans exagérer que le péché est un parasite mortel, qu’il nous colle à la peau (Jr 13.23). Il infecte notre être entier, jusqu’en ses derniers recoins (Pr 27.22).
D’une manière technique, on dira que notre dépravité est «extensive» : tout dans notre être est atteint, il n’y a rien de sauf !
Un monde pécheur
Nous ne sommes pas seulement pécheurs en tant qu’individus, nous vivons dans un monde pécheur, plus précisément dans une société pécheresse. Le sage Salomon reconnaît dans sa prière : «Il n’y a pas d’homme qui ne pèche jamais» (1 R 8.46, ou encore Ec 7.20). Paul ne dira pas autre chose : «Il n’y a pas de juste» (Rm 3.10). Selon l’apôtre Jean, les chrétiens aussi sont pécheurs (1 Jn 1.8).
Les humains pécheurs interagissent entre eux et développent une dynamique pécheresse à laquelle ils adhérent collectivement. Le péché a ainsi une dimension collective. Nous le constatons lorsque des groupes humains, plus ou moins homogènes, sont interpellés dans la Bible pour leur péché particulier. Parfois c’est une classe sociale, comme les «vaches de Basan» (les femmes de la classe dirigeante), par Amos (Am 4.1-3). Parfois ce sont des villes qui sont apostrophées, comme Chorazin, Bethsaïda (Mt 11.20-21). D’autres fois, c’est un parti religieux, les pharisiens (Mt 23.13, ou une Église, Ga 3.1) qui sont pris à partie, voire tout un peuple (Mt 12.39). Notre individualisme moderne ne nous porte pas à prêter attention à cette dimension du péché. Ceci étant, il est possible de se désolidariser du groupe social auquel on appartient. Nicodème, tout en faisant partie du groupe des pharisiens, a visiblement une attitude bien plus ouverte à l’égard de Jésus (Jn 3.1-21 ; 7.50-51). Le principe de la responsabilité individuelle demeure : «L’âme qui pêche est celle qui mourra» (Éz 18.4).
À ce point de notre réflexion, il nous est difficile de ne pas abonder dans le sens de Bonaventure (1221-1274), théologien italien marquant du moyen-âge surnommé le «docteur séraphique» :
«Hélas ! Notre aveuglement est extraordinaire, notre misère profonde, notre lâcheté haïssable. Nous sommes appelés au repos et nous cherchons le travail. Nous sommes invités à la consolation et nous allons vers la souffrance. La joie nous est promise, et nous désirons la tristesse ! Misérable est notre faiblesse, plus misérable encore notre perversité ! Nous sommes devenus comme insensibles et presque inférieurs aux idoles, puisque nous avons des yeux et nous ne voyons pas, des oreilles et nous n’entendons pas, une raison et nous ne discernons pas, «prenant ce qui est amer pour ce qui est doux et ce qui est doux pour ce qui est amer»12.
L’ŒUVRE DE LA GRÂCE
Toujours pécheur ?
Ce triste tableau doit néanmoins être nuancé. Cela veut-il dire que les humains sont toujours en train de pécher, au maximum de leurs capacités ? Visiblement, et heureusement non ! C’est non seulement un fait d’observation commune, mais l’Écriture l’enseigne aussi. À l’époque du roi Roboam, le Chroniste note : «Il y avait encore de bonnes choses en Juda» (2 Ch 12.12), et de même pour le roi Josaphat (2 Ch 19.3). Jésus fait remarquer que même les pécheurs font du bien à ceux qui leur font du bien (Lc 6.33), et que des gens mauvais donnent de bonnes choses à leurs enfants (Lc 11.13). Paul reconnaît quant à lui que les païens font naturellement ce que prescrit la loi (Rm 2.14). En d’autres termes, si on peut bien parler de «dépravité extensive», pour dire que tout l’être est atteint, en revanche, on ne parlera pas de dépravité intensive : les humains ne commettent pas que du mal et le mal ne s’exprime pas de manière maximale dans leur vie.
Cela ne veut pas dire pour autant que l’on puisse faire valoir ce «bien» relatif pour le salut : il est impossible d’être sauvé par les œuvres (Ro 3.20) !
Ce frein au déploiement du mal, cette relative préservation de la conscience, sont un effet de la grâce commune de Dieu dont bénéficient tous les humains. Ce n’est pas une grâce à salut, mais une grâce de conservation qui permet à la vie humaine de continuer sans être immédiatement anéantie en conséquence du péché. Dieu suspend provisoirement son juste jugement (Gn 9.1-17), dans l’attente de la repentance des humains (2 P 3.9). Il accorde à tous, «justes et injustes» (Mt 5.45), les bienfaits immérités des «pluies et saisons fertiles», nous «comblant de nourriture et de bonheur dans le cœur» (Ac 14.1617). Merci Seigneur !
Né pécheur ?
Pour terminer, il faut encore considérer quand commence le péché en nous. L’Écriture l’affirme, nous sommes pécheurs à notre naissance, et même dès notre conception (Ps 51.7). La perversion commence «dès le sein maternel» (Ps 58.4). Dès leur conception, les humains sont orientés vers le mal.
Sont-ils pour autant pécheurs parce qu’ils sont humains ? Si l’être humain était pécheur de par sa nature humaine, Jésus qui n’a jamais péché, ne serait pas pleinement humain. Or il l’est. Le récit de la création enseigne que l’être humain n’est pas pécheur à son origine. La Genèse situe en effet la création des deux premiers êtres humains avant l’apparition du péché et relate, dans un deuxième temps, la rupture avec Dieu et la corruption qui s’en est ensuivie. La création, qui inclut l’homme et la femme, était très bonne à l’origine (Gn 1.31). C’est une des particularités du récit des origines de disjoindre l’existence de l’être humain de sa corruption. Celui-ci n’est pas corrompu dès l’origine, il n’a pas été créé mauvais, bien au contraire. Puisque le péché, tout en nous imprégnant, n’est pas inhérent à la nature humaine, un formidable espoir subsiste pour nous d’être libérés de ce parasite pour retrouver notre humanité pleine et entière, dans la communion avec Dieu. L’œuvre expiatoire de Christ fait réellement de nous une nouvelle création, en voie de restauration (2 Co 5.17).
Nous conclurons en citant à nouveau Bonaventure avec qui nous pouvons prier :
«Ô Dieu, qui corrigera de tels égarements ? D’où viendra pour nous la satisfaction pour une si grande faute ?… Vous seul pouvez nous corriger, satisfaire pour nos offenses, qui seul savez de quoi nous sommes formés, vous, notre Salut et notre Rédemption, qui n’opérez ce changement qu’en ceux qui, connaissant la profondeur de leur misère, attendent de vous seul d’en être arrachés.
Élevons vers Dieu les yeux de notre âme et considérons en quel abîme nous sommes tombés, car celui qui ignore sa propre chute n’a nul souci de se relever. Du fond de l’abîme, crions avec force vers le Seigneur, afin qu’il nous tende sa main miséricordieuse ; elle ne sera jamais trop courte pour sauver. Je t’en prie, ne perdons pas une confiance qui sera largement récompensée. Approchons-nous donc avec assurance du trône de la grâce, remportons le prix de notre foi, c’est-à-dire le salut de nos âmes13».
ROLAND FRAÜLI
NOTES
1 Packer (J.I.), Les mots en question, Mulhouse, Grâce et Vérité, 1991, p. 69.
2 Voir sa brochure Le plus grand des péchés.
3 Strong avait cependant une compréhension originale de l’égoïsme ; voir à ce propos les remarques de Wayne Grudem dans sa Théologie Systématique (Charols, Excelsis, 2010, p. 537-538).
4 Ainsi Calvin, dans le § 4 «La cause véritable de la chute d’Adam a été son incrédulité», chapitre 1, livre II de son Institution de la Religion Chrétienne.
5 Auguste Lecerf, «La nature du péché», La Revue Réformée 43, 1960, 3, Tome XI, P. 1-10.
6 Traduction incertaine : la Bible à la Colombe traduit par «fautes involontaires».
7 Mais, selon la doctrine catholique, il y a moyen de les faire changer de catégorie…
8 Identifiés par Évagre le Pontique (346-399) comme produisant l’acédie chez les moines.
9 Henri Blocher, «Le péché», Dictionnaire de Théologie Biblique, Cléon d’Andran, Excelsis, 2006, p. 807.
10 Voir aussi la plus grande sévérité de jugement pour ceux qui enseignent en Ja 3.1.
11 Une perspective arminienne admettra qu’une partie du libre arbitre est préservée ou restaurée par la grâce de Dieu.
12 SAINT BONAVENURE (Giovani de Fidanza), Extrait de «La lettre dite des XXV choses mémorables», Œuvres, édition V.-M. Breton (Paris : Aubier, 1943), p. 213.