Écho de RIMÉ 2008
Les organisateurs de RIMÉ 2008 ont souhaité fournir quelques outils aux pionniers confrontés à la question fréquente mais rarement abordée: «Quelles relations mettre en place avec les autres cultes présents dans ma commune? ». Pensant qu’il y a un chemin entre ignorance totale et collaboration systématique, ils ont demandé à Neal Blough, professeur d’histoire de l’Église à la Faculté Libre de Théologie de Vaux-sur-Seine, d’apporter un éclairage historique. Les évangéliques, même si certains font comme si, ne sont pas arrivés sur une terre vierge de toute présence chrétienne. La connaissance historique permet au moins de mieux comprendre le présent mais aussi de mieux écouter l’autre et de comprendre sa vision du monde. L’article qui suit reprend une grande partie de la première intervention de l’orateur. Il conserve le style parlé du discours.
L’une des faiblesses de notre milieu évangélique est le manque de sens historique et de continuité avec l’Église qui nous précède. Or, quand nous entrons en relation avec les autres chrétiens, nous découvrons souvent un plus grand sens de continuité et une compréhension de l’Église plus large. Pour expliquer en partie d’où viennent ces notions, nous allons évoquer l’origine et le développement du terme «catholique». Cette notion, souvent ignorée ou mal comprise à notre époque, ne peut pas être rejetée d’emblée. La signification actuelle d’un terme ne correspond pas toujours à son premier sens et il ne faut pas mépriser un concept important simplement parce que d’autres le comprennent différemment.
Faisons abstraction du Nouveau Testament (NT dans la suite) où nous voyons à l’évidence que des liens existaient entre les Églises. Quand les uns (à Jérusalem) ont faim, les autres cherchent des réponses de solidarité. Les lettres de Paul à des Églises particulières ont été lues dans toutes les communautés.
Au 2e siècle, de nouveaux mouvements se manifestent au sein du christianisme naissant: le gnosticisme (où la vérité dépend des secrets révélés à des « spécialistes »), le montanisme (mouvement millénariste dirigé par des prophètes inspirés par des visions), le marcionisme (refus l’Ancien Testament, considérant qu’il y avait deux dieux, celui de l’AT et du NT). Les Églises de l’époque devaient donc trouver des réponses à ces mises en question. On constate donc, au 2e siècle, un début d’uniformisation des structures des Églises. C’est alors qu’Ignace, évêque d’Antioche, utilise le terme «catholique», pour signifier une Église universelle (sens géographique) et possédant la saine doctrine (sens théologique). Il y a aussi à cette époque le renforcement du rôle des évêques, et ce, pour des raisons théologiquement importantes. La génération des témoins oculaires disparaît et il n’y a pas encore le corpus totalement défini que nous appelons «Nouveau Testament », même s’il est là dans ses plus grandes lignes. Face surtout aux gnostiques qui disent que Dieu leur a révélé des choses cachées, il est nécessaire d’affirmer que l’évangile n’est pas un secret, mais fondé sur des événements historiques publics. Dieu s’est révélé dans l’histoire et ce que nous croyons se base sur des témoignages sûrs. L’un des rôles importants des évêques – qui à cette époque ont souvent été enseignés par des personnes qui ont elles-mêmes connu les apôtres – est de transmettre le fondement historique de l’évangile. C’est dans ce sens que les évêques « succèdent » aux apôtres, avec une mission essentielle d’enseignement qui accompagne la direction des communautés chrétiennes. À l’époque, se trouve de plus en plus, dans chaque église, un évêque, entouré de presbuteroi et de diakonoi. La direction des communautés est donc collégiale, présidée par un évêque, qui, lui, est garant de la saine doctrine. C’est la raison pour laquelle le rôle des évêques est mis en avant. Il y a un vrai souci historique de faire remonter les liens aux apôtres (témoins oculaires du Christ) dans le but d’être sûr que ce qui est enseigné correspond au message premier.
Il fallait aussi faire face à une autre question: en cas de conflits entre communautés, comment arriver à des solutions ? Comment maintenir l’unité dans cette «grande Église» ? Ce sera en grande partie via des rencontres appelés «conciles ». L’exemple primordial était celui d’Actes 15. Au 2e siècle, ceux qui lisaient ce texte remarquaient que c’était à Jérusalem – la première et plus ancienne Église – que le «concile» a eu lieu et que les apôtres avaient joué un rôle capital. De même, lors des conciles d’évêques régionaux des premiers siècles, les évêques (successeurs des apôtres) dirigeaient les débats et on faisait parfois appel aux Églises les plus anciennes pour régler les questions.
Nous voyons naître donc aux 2e et 3e siècles, une Église catholique: universelle dans le sens géographique et orthodoxe sur le plan doctrinal. Les Églises locales faisant partie de l’Église catholique sont dirigées par des collèges dont l’évêque était le président. L’évêque est pasteur et enseignant, et son rôle était de vérifier l’authenticité «apostolique» du message annoncé.
Avec le temps, d’autres courants, divisions et Églises apparaissent.
Au 3e siècle, à côté de l’Église catholique, il y a des églises marcionites, novatiennes, montanistes et autres. Pour la «grande Église», le schisme est considéré comme une affaire grave et on commence donc à renforcer le discours sur la catholicité et l’unité de l’Église. Par exemple, vers 250, Cyprien de Carthage rédige un traité intitulé De l’unité de l’Église catholique où il fustige le poison de l’hérésie. L’Église est une, un tronc, une source, et le peuple chrétien est uni par le baptême et la cène: rompre l’unité fait partie des plus grands péchés puisqu’il y a un seul corps (Éph.4). L’unité de l’Église universelle, centrée autour de l’enseignant qui est l’évêque, est fondamentale. C’est d’ailleurs à Cyprien qu’on attribue l’expression «hors de l’Église, pas de salut ».
Notons que cette Église une et catholique n’est pas (encore) romaine. À cette époque, le même Cyprien écrit une lettre très célèbre à l’évêque de Rome sur la question des « re-baptêmes » des chrétiens de Carthage. l’Église d’Afrique du Nord « rebaptisait » les hérétiques. Rome n’en voulait pas. Cyprien répond que chaque évêque est responsable de son Église. Unité oui, primauté de l’évêque de Rome, non.
Allons un pas plus loin. Au 4e siècle, Arius pose une question christologique fondamentale: le Fils est-il autant Dieu que le Père? Le débat déchire le monde chrétien. Nous sommes à la fin des persécutions généralisées ; Constantin vient de se convertir et se montre compréhensif envers les chrétiens. En plus, pour des raisons politiques, il souhaite l’unité de l’Église. En 325, le concile de Nicée est organisé. Il s’agit du premier concile «œcuménique» puisque les Églises de « toute la terre» y sont présentes. Comme déjà remarqué, les Églises fonctionnaient déjà en concile. Mais ici, il s’agit d’un concile de toute l’Église, de toutes les régions, de l’empire et hors de l’empire (de Perse par exemple), d’où le qualificatif d’œcuménique. Au concile, on débat, on décide, on rédige et on arrive à un symbole de la foi, qui a été complété en 381 à Constantinople (d’où le symbole appelé de Nicée – Constantinople). Le symbole est organisé autour de la structure trinitaire de Dieu. Attachée au troisième article (sur le Saint-Esprit) comme déjà dans le symbole des apôtres, se trouve une définition de l’Église comme article de foi. Celle-ci est une, sainte, catholique, et apostolique. C’est un article de foi très important, non seulement pour les catholiques et les orthodoxes mais aussi pour les réformateurs qui n’en ont rien renié. Les réformateurs du 16e siècle ont toujours accepté les quatre premiers conciles œcuméniques comme conformes à l’Écriture. Ainsi, si nous nous réclamons de la Réforme, qu’elle soit luthérienne, calvinienne, même radicale et anabaptiste, nous ne pouvons pas renier la catholicité de l’Église ni la notion d’une Église «catholique».
Nous insistons souvent sur le contenu théologique de ces conciles, ce qui est juste. Mais il est intéressant de remarquer également la manière dont les conciles fonctionnent: ce sont des évêques, des pasteurs, enseignants et théologiens, enracinés dans la vie de leurs églises, qui se sont rassemblés. Il s’agissait de rencontres de pasteurs-théologiens réunis pour définir le dogme face à des questions précises. Dans le cas de Nicée et de Constantinople, ce n’était pas facile. Il y eut des disputes énormes et il a fallu une cinquantaine d’années pour conclure. On visait l’orthodoxie (c’est-à-dire une foi saine) qui reflétait la vérité de la révélation et pouvait être professée par tous. Elle était, de plus, élaborée par des représentants de toute l’Église. Ainsi, si quelqu’un, si une partie de l’Église n’était pas là, quelque chose manquait. Avons-nous un tel sens d’une Église qui va au-delà de notre Église locale ou de notre petit cercle? Croyons-nous que l’Église est une, sainte, catholique et apostolique? La notion de «catholique» sera encore précisée au 5e siècle. C’est Vincent de Lérins qui déclare: «est catholique ce qui a été cru partout, depuis toujours et par tous ». C’est intéressant et pourrait être utilisé de manière fructueuse dans nos contacts avec les chrétiens d’autres traditions, car beaucoup de doctrines ultérieures ne correspondent nullement à cette définition.
Cependant, un problème fondamental surgit très tôt, avec le concile de Nicée même. Ce concile est convoqué et financé par l’Empereur et certaines conclusions de Nicée deviendront contraignantes sur le plan légal. En 380, l’Empereur Théodose, sans le demander aux évêques, proclame le christianisme comme la (seule) religion officielle de l’Empire. L’orthodoxie est donc universelle, garantie par les décisions conciliaires, mais elle devient aussi imposée, étatisée. Si j’admire les premières élaborations doctrinales concernant la divinité du Christ d’une part et d’autre part l’Église conciliaire qui rassemble ses enseignants et évêques de partout pour élaborer une confession de foi, le fait que la foi chrétienne commence à être légiférée et imposée jouera un rôle plutôt négatif. Cette étatisation se poursuivra pendant de longs siècles, pour la France, jusqu’à la Révolution et constituera le christianisme type de l’Europe occidentale: un christianisme officiel, lié à l’Empereur, au Roi, au Prince, légiféré et pas très tolérant. Les chrétiens persécutés du début du 4e siècle sont, à la fin du même siècle, en train de promulguer des lois contre les païens et de les persécuter. D’un évangile proclamé par la parole, la persuasion et l’exemple de la vie des chrétiens, on passe à un christianisme devenu affaire légale. L’orthodoxie, la saine doctrine devient l’affaire de l’État.
Cette Église, une et catholique, depuis le deuxième siècle durera jusqu’au 11e siècle. Il y eut bien entre-temps plusieurs schismes temporaires entre l’Est et l’Ouest, qui s’éloignent de plus en plus après la chute de l’empire occidental au 5e siècle. En 1054, un schisme consacra jusqu’à nos jours la division entre l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe. Le plus grand reproche de l’Orient envers Rome fut la primauté de l’évêque de Rome, le fait qu’il y ait un évêque au-dessus des autres. L’Église orthodoxe, elle, reste fidèle aux structures des premiers siècles : les évêques sont tous au même niveau. Avec les siècles, l’Église d’Occident devient progressivement l’Église catholique… romaine. Mais c’est là un autre chapitre de l’histoire.
Neal Blough,
Professeur d’histoire de l’Église à la Faculté Libre de Théologie de Vaux-sur-Seine