Le sort final des impénitents ou réprouvés, pour l’orthodoxie traditionnelle, en ses versions catholiques et protestantes, se résume en trois composantes terribles : un état conscient, de souffrance punitive, d’une durée illimitée. Si le mot « enfer », devenu le plus courant, n’est pas vraiment biblique (infernus et ses variantes, « d’en bas », traduisent en latin hadès, le séjour des morts, et non pas la destination finale), il a ses équivalents tirés de l’Écriture : châtiment éternel, géhenne, seconde mort, et, plus imagés, le feu qui ne s’éteint pas, le lac ardent de feu et de soufre… Les difficultés que cette doctrine soulève aux yeux d’un grand nombre – elles me paraissent toucher d’abord la sensibilité, et de plus en plus aux temps modernes – ont provoqué la constructions d’interprétations rivales, dont les deux les plus influentes sont l’universalisme et l’annihilationnisme. Pour l’universalisme (techniquement : apocatastase), tous les humains sans exception (voire tous les esprits créés) seront finalement sauvés, participants de la vie éternelle. Pour l’annihilationnisme, avec sa variante le conditionnalisme, ne subsisteront que les sauvés, et les impénitents seront réduits à rien (nihil), cesseront tout à fait d’exister. L’esprit n’est pas le même chez les promoteurs de ces deux doctrines, ni les textes bibliques principalement invoqués, mais ils aboutissent à ce même résultat : il n’y a plus rien du « côté gauche » du Juge (cf. Mt 25.33) ; pour ceux-là, les réprouvés ne sont plus réprouvés, et pour ceux-ci, les réprouvés ne sont plus – point final.

La théologie évangélique (en supposant une identité assez nette) s’est montrée vigilante face à la tentation universaliste, malgré, ces derniers lustres, une vigoureuse offensive sur ce front ; je n’en traiterai pas davantage. En revanche, l’annihilationnisme en a persuadé plusieurs dans le monde anglo-saxon, et surtout l’Angleterre. C’est au XIXe siècle qu’il a, outre-Manche, émergé au sein de l’évangélisme et connu un essor considérable : on cite Edward White comme son avocat le plus influent. L’adventisme du septième jour (d’origine américaine) en a fait sa doctrine officielle. Au XXe siècle, plusieurs des « leaders » anglais les plus connus en ont été convaincus : John Wenham, l’auteur de la Grammaire grecque familière aux étudiants, a publié son premier plaidoyer dès 1974, dans son livre The Goodness of God1 ; le plus fameux, John Stott, qui était resté discret sur le sujet, a dû faire connaître son choix en 1988. Il convient d’en expliquer les circonstances : un théologien-journaliste libéral a voulu réaliser avec lui un ouvrage d’entretiens-débats ; J. Stott ne pouvait pas ne pas relever le défi ; David L. Edwards l’a attaqué sur le châtiment éternel, et Stott ne pouvait pas défendre une doctrine qui n’était pas la sienne2. Stott n’a pas manqué de franchise : compte-tenu de l’ampleur du ministère que Dieu lui avait confié, il a sagement évité les polémiques qui l’auraient pu paralyser. Il a d’ailleurs essayé d’amortir le choc : « Je ne fais pas un dogme de la position à laquelle je suis venu », je veux simplement qu’elle soit jugée une possibilité légitime3. Un homme a joué le rôle de l’aiguilleur. Eric H. Nash, affectueusement surnommé « Bash », agent de la Ligue pour la Lecture de la Bible, organisateur génial de camps d’enfants et d’adolescents, a marqué le jeune John Stott, et Wenham, et d’autres, de façon indélébile (dans les années 1930) – quant à l’orientation évangélique, et sur l’annihilationnisme.

John Stott n’a pas développé d’argumentaire. De l’avis général, c’est l’Américain Edward Fudge qui a rédigé l’ouvrage de référence, plus de cinq cents pages avec l’avant-propos4 ; l’information est massive, l’effort de persuasion habile ; F. F. Bruce le préface tout en refusant de se laisser étiqueter lui-même conditionnaliste (c’est le label que préfère Fudge) ou traditionaliste (une esquive assez typique de Bruce !). C’est à ce Feu qui consume qu’on fera bien de se rapporter, et au recueil issu d’un colloque « pluriel » sur le sujet, auquel participait John Wenham, et au cours duquel j’avais fort apprécié le réponse et critique de Kendall S. Harmon, la meilleure en une trentaine de pages que j’aie entendue (et lue ensuite)5. D’autres interventions mériteraient qu’on les présente. Je me borne à la réponse orthodoxe de l’autre « grand » évangéliqu10e anglican, James I. Packer6, et les deux thèses de doctorat consacrées à la réfutation de l’annihilationnisme, en même temps qu’à la défense et promotion de l’interprétation orthodoxe que j’ai proposée7.

Quant à la scène francophone, les références sont plus anciennes. Dès le XVIIIe siècle, un pasteur neuchâtelois, Ferdinand-Olivier Petitpierre, surnommé « Non-éternité », a été destitué pour annihilationnismeconditionnalisme8. Au XIXe, de nombreuses adhésions s’enregistrent (associées à des degrés de fermeté « évangélique » variables) : la plus fameuse est celle d’Émmanuel Pétavel-Olliff,, qui publie plusieurs livres. Au XXe siècle, la position est encore représentée par le polémiste brillant, mais un peu marginal, A. Antomarchi. J’ai bénéficié d’une aide, dans ma jeunesse, pour résister à l’attrait de l’annihilationnisme : le beau travail de thèse de Jean Cruvellier, offert sous la forme d’une série d’articles, toujours précieux aujourd’hui9. Je me rappelle aussi l’argumentaire annihilationniste que m’avait envoyé, après un article dans Ichthus, un frère distingué issu des assemblées darbystes de Suisse romande, M. Henri Chabloz…

Le plaidoyer

Comme toute tendance qui a du succès, l’annihilationnisme n’est pas tout homogène. Une polarité se dessine dans l’usage des deux titres, annihilationnisme et « conditionnalisme » (l’existence in aeternum n’est accordée qu’à la condition de la foi). L’accent peut porter sur l’intervention de Dieu, qui exécute la sentence ; ou bien, plutôt, sur le caractère naturel de l’extinction finale, qui rehausse le surnaturel du salut. La différence s’enracine dans l’anthropologie ; elle n’est pas capitale, dans la mesure où les plus conditionnalistes reconnaissent que Dieu pourrait faire subsister tous les humains à toujours, malgré la finitude naturelle : ils admettent donc une décision spéciale de ne pas le faire. Plus conflictuelle, la divergence sur le moment de l’annihilation. Une minorité, arguant que l’âme et le corps sont inséparables et du sens de la « mort », la situe à la fin du pèlerinage terrestre – ensuite, rien (position des Témoins de Jéhovah, mais qui se heurte à l’annonce de la résurrection et du jugement des injustes, à la fin du monde). Beaucoup confessent la résurrection des réprouvés (en général après un « état intermédiaire » d’inconscience, de sommeil), et comprennent l’extinction de l’existence comme l’exécution du verdict, à l’issue du jugement. Mais beaucoup aussi, pour mieux respecter les textes sur le châtiment douloureux et l’exigence de la justice, insèrent une période limitée de souffrance consciente après le Jugement dernier, et seulement ensuite s’opère l’annihilation, la cessation. Cette différence n’est pas négligeable, et peut être révélatrice, mais n’empêche pas le recours à des arguments communs.

Abel

Abel par Giovanni Duprè SPG Hermitage 

Le premier argument, massivement avancé, ressortit à l’exégèse, ou, si l’on veut, à l’herméneutique et la philologie. Les annihilationnistes sont persuadés de donner, seuls, aux termes que la Bible emploie pour décrire le sort des ennemis de Dieu, leur sens naturel ou normal – alors que la tradition s’en écarte artificiellement, sans justification. La mort est partout comprise comme la cessation de la vie ; les méchants sont « anéantis » (1 S 2.9 ou 2 Th 2.8 dans la traduction Segond). E. Fudge résume :

Chaque fois que quelqu’un emploie « mort » dans un sens figuré, il veut communiquer les sentiments provoqués par notre compréhension littérale du mot. [Celle-ci est donc première, et même] Nulle part l’Écriture n’indique qu’elle emploieraient ces mots de façon figurée quand elle les applique à la fin des méchants. La Bible entière affirme peu de choses plus souvent que ceci : les méchants « mourront », « seront détruits », disparaîtront, ne seront plus, seront oubliés à toujours10.

L’image du feu le signifie avec force, que Fudge reprend dans son titre : quand le feu dévore, il consume, il ne laisse rien. Fudge déploie une stratégie remarquable : il se fonde sur l’Ancien Testament (comme la citation permet déjà de le percevoir) pour établir l’équivalence de la mort et de la cessation d’existence, et faire de celle-ci l’essentiel du châtiment. Armé de cette certitude, il relativise l’influence des conceptions inter-testamentaires sur le Nouveau Testament (elle a joué sur le vocabulaire mais non sur les idées). Assuré de l’unité d’inspiration de l’Écriture, il oriente semblablement la lecture des Évangiles et des écrits apostoliques.

Le second argument, de saveur plus conditionnaliste, complète le premier. Pourquoi la tradition s’est-elle écartée du sens naturel ? Parce qu’elle s’est laissé dicter par la philosophie grecque le « dogme » de l’immortalité de l’âme. Ce dogme (en réalité plus platonicien que « grec » dans la mesure où les autres écoles de philosophie en Grèce étaient loin d’y souscrire) n’a rien de biblique. Dieu seul a l’immortalité (1 Tm 6.16), et c’est par l’évangile seul qu’il la confère aux créatures (2 Tm 1.10 ; le mot « incorruptibilité » l’implique). Le plaidoyer reprend volontiers l’opposition, à la mode entre les années 1930 et 1980, entre « mentalité hébraïque » (holistique) et « mentalité grecque », et invoque le monisme de la science contemporaine : pas d’âme séparée du corps.

En troisième lieu, c’est plutôt d’un tir défensif qu’on reçoit les projectiles. La tradition semble inexpugnable quand elle souligne l’adjectif éternel qualifiant le châtiment (Mt 25.46). L’annihilationnisme se défend en contre-attaquant sur le mot ainsi traduit dans le Nouveau Testament, aïônios (l’autre qui est aussi traduit éternel, aïdios, employé deux fois seulement, ne semble pas vraiment différer de sens). Mais les choix de contre-attaque sont contraires entre eux ! Les uns plaident qu’aïônios, dérivé d’aïôn, « âge », « siècle », n’implique pas l’illimitation dans la durée : il s’agit de l’appartenance au « siècle à venir », avec une nuance plutôt qualitative : pour le châtiment comme pour la vie accordée aux élus. Les autres, probablement majoritaires, soulignent la durée infinie, mais estiment qu’elle ne concerne pas le châtiment dans son exécution (in fieri) mais dans ses effets : l’état qui en résulte reste le même à toujours, à savoir la non-existence, après retour au néant. Jude 7 est souvent cité : « Sodome et Gomorrhe … sont données en exemple, soumises à la peine d’un feu éternel » (Bible à la Colombe et NBS) : l’incendie n’a pas duré longtemps, ce qui subsiste éternellement, c’est que ces villes ont cessé d’exister.

On passe alors à des considérations plus théologiques (elles portent toujours sur le contenu de la révélation, mais synthétisé, « digéré » par la réflexion). Les annihilationnistes pensent remédier à certains défauts de la conception orthodoxe. L’un des plus évidents serait le dualisme non-surmonté qu’elle recèlerait : si, à la fin de l’histoire, éternellement, l’univers comprend – même à sa périphérie – une province révoltée, dans laquelle une multitude de créatures continuent de blasphémer, la souveraineté du Dieu unique est démentie. Dieu n’est vraiment pas « tout en tous ». La victoire remportée sur le mal n’est alors, au mieux, que partielle. L’autre principe se dresse, doué d’éternité, narguant le Seigneur. Alors que pour l’annihilationnisme, c’est le Seigneur- Rédempteur qui reste seul en lice, avec les siens, dans la pure harmonie du Bien.

La critique de l’orthodoxie traditionnelle s’enfle encore, mettant en batterie des arguments dont usent aussi les universalistes (c’est déjà le cas du précédent), et souvent les incrédules ordinaires. C’est la justice du châtiment qui est contestée, si la souffrance infligée doit durer éternellement : la disproportion entre l’infini de la peine et la finitude de la faute commise dans le temps fait crier à la rétribution inéquitable. C’est l’amour compatissant de Dieu qui paraît incompatible avec la coexistence de tourments, auxquels seraient soumis ces créatures que Dieu a tirées de la poussière pour les former à son image ! Les annihilationnistes osent, souvent, évoquer un Dieu cruel, sadique, comparable aux S.S. des camps d’extermination – songent-ils à la gravité des blasphèmes qu’ils prononcent, s’ils se trompent ? Ils sont sûrs qu’un Dieu d’amour exclut l’enfer orthodoxe. Dans la mesure où les rachetés sont au diapason de l’amour divin, le problème se pose aussi pour eux : comment la pensée de leurs amis et parents tourmentés les laisserait-elle savourer la béatitude promise ?

Retenir ce qui est bon

La personnalité chrétienne de plusieurs des avocats de l’annihilationnisme attire d’abord un regard de bienveillance. Leur respect, formel, de l’Écriture vaut pour nous, pour tous, modèle. Des interprétations rivales, l’annihilationnisme est celle qui respecte, pour l’essentiel, les structures de la théologie évangélique. Elle préserve le rôle du jugement, l’urgence de la foi, et le sens de l’évangélisation, comme l’universalisme ne réussit guère à le faire. C’est pourquoi nous pouvons rendre grâces pour la vie et l’oeuvre de John Stott (comme je regrette de n’avoir pas pu discuter avec lui du sujet !). Cette reconnaissance ne préjuge pas, cependant, de la portée qu’il faut attribuer à la divergence dans la discipline doctrinale de l’Église.

L’attaque contre l’« immortalité de l’âme » est en partie justifiée. La formule est malheureuse, carrément anti-biblique, et si, sur le fond, un autre commentaire est indispensable (voir plus loin), nous pouvons déplorer l’influence excessive qu’a eue le platonisme sur la théologie chrétienne. Un de mes tout premiers articles (dans Chantiers) s’intitulait « Faut-il canoniser Platon ? » et avertissait à l’encontre. Je signale volontiers un facteur généralement ignoré de l’alliance du christianisme ancien avec le platonisme : au IIe siècle, la renaissance platonicienne était un phénomène élitiste, par lequel les classes supérieures se distinguaient de la philosophie de Monsieur Tout-le-monde, qui était le stoïcisme ; pour la communauté chrétienne méprisée, composée de beaucoup d’esclaves, le platonisme procurait un avantage tactique… Il est probable que la tradition n’a pas fait entièrement droit au thème de la destruction dans le jugement. On n’a pas assez réfléchi à ce que signifiait « seconde mort », et l’annihilationnisme réveille une attention quelque peu engourdie.

La critique de l’apparent « dualisme » de la conception orthodoxe touche sa cible si l’on considère la version où les réprouvés continuent de pécher, grincent des dents contre Dieu, blasphèment au maximum. Mais cette version, devenue majoritaire au XIXe siècle (on la fait remonter à Pierre Lombard au XIIe), n’est pas la seule, et ne peut pas citer en sa faveur un seul texte non-ambigu de l’Écriture . Il y a une autre version, qui pense éviter le dualisme – la thèse selon laquelle tout est bien, même dans le châtiment et par le châtiment – tout en avouant que nous ne dominons pas le mystère « opaque » du rapport de Dieu au mal. Le même aveu modeste sied au théologien à propos de la justice et de l’amour de Dieu. Il devrait, à mon sens, empêcher mes frères annihilationnistes de friser le blasphème, comme je crains qu’ils fassent (quand ils osent les mots de ‘cruauté’ et même de ‘sadisme’ pour le Dieu de l’orthodoxie traditionnelle). J’approuve cependant leur zèle pour l’affirmation de la justice et de l’amour que rien ne peut ébrécher en notre Seigneur.

Le traitement des énoncés bibliques

L’exégèse soigneuse, attentive au tout biblique, à l’analogie de la foi, décide. Pesé à cette balance, après examen des échanges, l’argumentaire annihilationniste se révèle dramatiquement léger. Quant à la méthode, déjà. Fudge se sert de son sentiment à la lecture de l’Ancien Testament – dont l’expression est encore imprécise, peu « doctrinale », et se prête donc plus aisément à la manipulation – pour dévier la compréhension réellement « normale » des énoncés du Nouveau Testament. Pour interpréter les textes du Nouveau Testament, il faut tenir compte du contexte culturel dans lequel Jésus et les apôtres évoluent, car s’ils ne sont pas d’accord, ils le disent nettement. Or le monde juif de l’époque partage très majoritairement la conviction que les ennemis seront châtiés dans la souffrance, sans fin, de la « géhenne » (le mot est inter-testamentaire). C’est la conviction des pharisiens, comme l’atteste Flavius Josèphe, et du judaïsme essénien et apocalyptique : seule la petite minorité aristocratique des sadducéens, conservateurs, n’y adhère pas. Jésus insiste dans le sens pharisien ou essénien bien plutôt qu’il ne corrige dans le sens sadducéen !

Quant à l’Ancien Testament, il s’en faut de beaucoup que le sentiment de Fudge soit avéré. Les textes de disparition s’entendent de la scène terrestre : c’est là qu’on ne trouve plus les méchants. Cela n’exclut pas une existence dans l’au-delà. Et, sur ce point, la preuve est forte que les défunts sont pensés existant : rappelez-vous ces scènes d’accueil au she’ôl (És 14 ; Éz 32…), la formule « réuni à ses pères » employée même quand il ne s’agit pas de tombe commune ! Il est simplement abusif de faire s’équivaloir la mort et la cessation de l’existence. D’autres exploitations malheureuses, de la part de Fudge, ignorent la polysémie des termes : insister sur l’anéantissement en 1 Samuel 2.9 passe à côté du fait que le verbe employé, dàmam, signifie aussi, et souvent, « réduire au silence ». On ne peut rien en tirer pour l’annihilationnisme. Il en va de même pour le langage du Nouveau Testament. La « pluralisation » même de la mort, avec une seconde mort, montre que la notion n’équivaut pas à la non-existence ! La « perdition » (verbe apollumi, et, de même racine, le mot olethros, ruine, en 2 Th 1.9) n’implique pas nécessairement la disparition totale de l’être11 – l’enfant prodigue était « perdu » ! L’impie par excellence sera « anéanti » selon certaines traductions (2 Th 2.9, Segond…), mais le verbe katargéô signifie d’abord « priver d’efficacité » et se trouve souvent dans ce sens. L’image du feu suggère une opération passagère, qui ne laisse pas grand chose, c’est vrai : mais précisément les textes soulignent le paradoxe, c’est un feu qui ne s’éteint pas ! On le voit, les preuves de l’annihilationnisme se retournent contre lui. K. S. Harmon note que le Nouveau Testament met en oeuvre trois langages pour parler du sort final des impénitents, celui du châtiment, de la destruction, et de l’exclusion de la proximité divine – Fudge force le second et néglige les deux autres12.

Ici se branche le débat sur aïônios. Le lien avec l’attente du siècle à venir (qui, justement, s’introduit par l’Esprit dans l’histoire) est certain. Le rejet de la connotation illimitée n’est pas pour autant justifié. En effet, il n’existe pas d’autre mot pour l’éternité sans fin ; on ne peut nier que cet élément importe pour la vie éternelle. Or si le terme signifie bien « éternel » lorsqu’il est question de la vie éternelle des rachetés, peut-on nier qu’il ait le même sens lorsqu’il est employé à propos du châtiment en Matthieu 25.46 ? La formule emphatique « aux siècles des siècles » ne peut avoir un autre sens. Et surtout, dans le grand nombre des occurrences, il n’est jamais question d’une fin de cet état aïônios ! Le silence est éloquent (l’argument du silence est parfois d’une puissante éloquence). Quant à la restriction de l’éternité au résultat, elle se heurte à l’accent sur la continuation du processus : le ver qui ne meurt pas, les pleurs et grincements de dents qui marquent l’état des condamnés dans la géhenne. Jude 7 n’est pas probant à l’encontre : puisque les Sodomites comparaîtront au jugement dernier (Mt 11.24), le feu ne les a pas effacés de l’existence ; je suggère de comprendre que le deigma inclut l’idée de représentation (le feu de Sodome, image du feu de l’au-delà). En tout cas, l’annihilationnisme ne parvient pas à s’accommoder du verset le plus terrible : Apocalypse 14,11, qui stipule que la fumée du tourment s’élève « aux siècles des siècles ». Expliquer que ce n’est que la fumée (effet) et non le tourment n’est qu’une misérable échappatoire, d’autant plus que le verset ajoute que les hommes concernés n’ont de repos ni jour ni nuit. Comment marquer plus solennellement qu’il y a persistance dans la durée, sans fin ?

Sur l’immortalité de l’âme

Écartée la formule trompeuse, la question n’est pas réglée : l’Écriture enseigne-t-elle que l’âme, ou l’homme intérieur comme l’appelle l’apôtre, cesse d’exister quand le corps se défait ? Sans nous engager dans ce grand débat, rappelons que la doctrine traditionnelle dispose d’une défense efficace aujourd’hui. De nouveau, le vice méthodologique doit être dénoncé : l’imprécision du langage de l’Ancien Testament, et spécialement la polysémie des mots « chair » et « âme (nèfèsh) » est transformée en thèse moniste ; celle-ci ensuite est invoquée pour gommer la forte présence de la dualité anthropologique dans le judaïsme du Ier siècle, et pour écarter le sens naturel d’une parole comme celle de Matthieu 10.28. On en trouvera ailleurs une discussion approfondie (avec une certaine diversité interne)13.

Le point de vue théologique

Dans la mesure où la Parole inspirée nous invite à l’assimiler par l’intelligence (par exemple, 1 Co 10.15 ; 14.20 ; Hé 5.14…), toute construction doctrinale se soumet à un examen logique au sens large. L’annihilationnisme n’est pas invulnérable de ce point de vue. Les divergences internes le laissent pressentir : la logique de l’équation mort = non-existence favorise l’opinion qui fait tout cesser à la mort du corps – mais l’opposition avec l’enseignement sur la résurrection conduit la plupart à supposer quand même une existence dans la mort, même si on essaie d’atténuer cette concession en parlant de sommeil. L’idée que Dieu ressusciterait quelqu’un qui a cessé d’exister est trop difficile pour que beaucoup l’embrassent : serait-ce la même personne (ou une sorte de clone) ?

De même, l’insertion d’une période de châtiment, analogue à l’état que suppose la tradition mais limité dans la durée, provoque des tensions considérables. À ce moment-là, ce n’est plus l’anéantissement qui est le châtiment, contrairement à la thèse principale et l’interprétation de plusieurs textes ! Le problème pour l’amour de Dieu et la béatitude des rachetés se pose, tant que dure ce châtiment, avec la même acuité qu’on suppose pour les orthodoxes ! Mais si on renonce à ce châtiment temporaire, la diversité des peines est difficile à maintenir : tous les pécheurs sont annihilés ensemble, en un instant ; on s’éloigne encore davantage des suggestions bibliques.

La menace dualiste est-elle écartée ? On peut en douter. L’anéantissement de ses créatures « en image » ne représente-t-il pas une défaite pour Dieu ? Dieu ne serait-il pas mieux glorifié par l’acceptation de leur châtiment par les impénitents, enfin conscients de l’horreur de leur conduite passée ? Ne peut-on pas plaider que l’extinction serait pire pour ces personnes elles-mêmes que la conscience de satisfaire la justice et de rendre à Dieu, par le châtiment, l’honneur qui lui est dû ? Sur la justice des peines éternelles, il faut de l’audace, au sens latin le plus péjoratif, pour prétendre mesurer la gravité du péché et plaider qu’elle n’est pas maximale, tellement supérieure à tout ce que nous pouvons imaginer qu’une seule posture garde un minimum de décence : le prosternement, dans la honte et la confusion de face. La tradition a rétorqué, le plus souvent, que l’offense a valeur infinie à cause de l’infini de l’Offensé. Je préfère ignorer les calculs et noter que l’objection assumée par un certain nombre d’annihilationnistes suppose une addition des moments successifs de l’éternité – la démarche me paraît impropre, à cause de la façon de concevoir l’éternité, et parce qu’il s’agit de mort éternelle.

Non, décidément, je ne saurais légiférer et prescrire à l’amour de Dieu ce qu’il devrait faire. Son rapport à la permission du mal demeure mystère, opaque. Mais je crois discerner que l’annihilationnisme, mal bâti sur des textes éclairés par une lumière biaisante, n’offre rien qui puisse m’aider. Dans la foi, je crois entr’apercevoir, « en énigme » (1 Co 13,12), que l’orthodoxie comme je la reçois a davantage de quoi me rasséréner. En attendant le Jour.

HENRI BLOCHER

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NOTES

1 Il en a changé le titre dans les éditions ultérieures : The Enigma of Evil : Can We Believe in the Goodness of God ? Guildforf, Eagle, 19943.

2 David L. Richards & John R. W. Stott, Evangelical Essentials : A Liberal-Evangelical Dialogue, Londres, Hodder & Stoughton, 1988.

3 Ibid., 320, comme cité par Timothy Dudley-Smith, John Stott, a Global Ministry : A Biography, the Later Years, Downers Grove, IL, InterVarsity Press, 2001, 352.

4 The Fire That Consumes : A Biblical and Historical Study of Final Punishment, Houston, TX, Providential Press, 1982, XVI+500 p.

5 Nigel M. de S. Cameron, sous dir., Universalism and the Doctrine of Hell, Carlisle/ Grand Rapids, Paternoster/Baker Book House, 1992, 317 p.

6 « The Problem of Eternal Punishment », Crux [Vancouver] 26/3, sept. 1990, 18-25.

7 Andrew Saville, « Arguing with Annihilationism ; A doctrinal assessment with special reference to recent evangelical debate », thèse soutenue à l’Université de Coventry, juillet 2000 ; Shawn Bawulski, « The Fire That Reconciles : Theological Reflections on the Doctrine of Eternal Punishment, with special consideration of Annihilationism and Traditionalism », thèse soutenue à l’Université Saint-Andrews, mai 2012. L’un et l’autre ont distillé le fruit de leurs travaux dans divers articles. Ils ont aussi montré que j’ai eu des précurseurs au XIXe siècle, surtout Thomas R. Birks, mais pour une part seulement (Bawulski, en particulier, emploie le mot « reconciliationism », dont je crains qu’il suscite trop de malentendus).

8 D’après Augustin Gretillat, Exposé de théologie systématique IV. Dogmatique vol. II, Paris, Fischbacher, 1890, 604.

9 « La Notion de châtiment éternel d’après le Nouveau Testament », Études Évangéliques [la revue de la Faculté Libre de Théologie Protestante d’Aix-en-Provence, comme elle s’appelait alors] 14e année, 1954, 60-99, 160-191, 240-265, et 15e année, 1955, 81-118. C’est surtout le deuxième article qui réfute l’annihilationnisme. Jean Cruvellier avait fait partie, au sortir de la faculté et avant la IIe Guerre mondiale, de la « Brigade de la Gardonnenque », un groupe de jeunes pasteurs réformés évangéliques qui, inspirés par l’exemple des « Brigadiers de la Drôme », espéraient que Dieu accorderait un « réveil » à leur région. Il a par la suite occupé la chaire de Nouveau Testament à Aix. Sa thèse sur le châtiment éternel était thèse de « licence » dans la nomenclature de l’époque, au moins équivalente et sans doute supérieure à ce qu’exige le Master 2 de Recherche actuel.

10 The Fire That Consumes, 289.

11 L’article « apollumi », par Albrecht Oepke peu suspect de préjugé orthodoxe, dans le fameux Theologisches Wörterbuch zum NT de Kittel & Friedrich, conclut qu’est en cause un état de tourment durant toujours.

12 « The Case Against Conditionalism : A response to Edward William Fudge », in Cameron, sous dir., Universalism and the Doctrine of Hell, 216-223.

13 Voir Lydia Jaeger, sous dir., L’âme et le cerveau. L’enjeu des neurosciences (La foi en dialogue ; Vaux-sur-Seine/Charols, Édifac/Excelsis, 2009.