Depuis de nombreuses années, la FEF assure à ses membres un appui juridique. Notre société devenant de plus en plus judiciarisée, la commission juridique se trouve fréquemment amenée à conseiller les Églises de saisir les tribunaux, le tribunal administratif notamment. Souhaitant à la fois conformer ses pratiques aux principes bibliques et être claire vis-à-vis des Églises, elle a demandé à la commission théologique de travailler la question des rapports des Églises avec le judiciaire.
Arrêté à Jérusalem, transféré dans la prison de Césarée, maintenu en détention provisoire pendant deux ans, l’apôtre Paul va d’audience privée en séance officielle sans voir le bout de la procédure. Il ne peut attendre que des coups tordus de la part de ses adversaires. Il n’a plus confiance dans une administration provinciale corrompue. Il joue alors sa dernière carte: en tant que citoyen romain, il en appelle à la plus haute instance, à l’empereur.
L’exemple de Paul vaut-il pour des chrétiens du XXIe siècle? Pouvons-nous avoir recours au système judiciaire de notre pays pour faire valoir nos droits, ou devons-nous au contraire renoncer à toute démarche de ce genre et accepter de subir, par motif de conscience, l’injustice?
Le choix du renoncement ?
1 Corinthiens 6:1-91 peut être utilisé pour soutenir le choix du renoncement: «Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt l’injustice? Pourquoi ne consentez-vous pas à vous laisser dépouiller ? » Quand nous avons des différends entre nous, nous devons nous soumettre à l’arbitrage des sages de l’Église. Aller au-delà serait faire l’aveu public d’un échec; renoncer à un procès serait une victoire. Mais ce passage ne traite pas de procès en général: il traite de procès entre frères en Christ.
Le Sermon sur la Montagne est plus pertinent. Nous y trouvons une bénédiction prononcée sur les victimes de l’injustice (Matt.5:11), l’injonction de faire la paix avec notre ennemi avant de nous trouver devant le juge (Matt.5:25), de ne pas résister à celui qui nous veut du mal, de tendre la joue si on nous frappe (Matt.5:39), d’accorder plus qu’on ne demande si nous sommes traînés en justice (Matt.5:40). Ces textes ont nourri la piété d’innombrables chrétiens et les ont soutenus jusque dans le martyr.
L’appel à César: renoncer au renoncement
L’appel fait à César n’est pas le seul cas où l’apôtre Paul se défend contre l’injustice. De sa prison dans la ville de Philippes il exige que les magistrats de la ville viennent publiquement le libérer et présenter leurs excuses (Actes 16:37-39). Pourquoi renonce-t-il au renoncement ? L’exemple de Paul vaut-il pour des chrétiens du XXIe siècle? Paul savait que la liberté d’annoncer l’Évangile était en jeu. Il n’acceptait pas d’être muselé, parce qu’il s’agissait non seulement de sa propre liberté mais de l’évangélisation, et de la vie de l’Église en général. Son cas allait renforcer ou affaiblir les droits de ses frères.
Le rôle des magistrats
Sur le plan théologique, nous avons en Romains 13 la conception de Paul quant au rôle des magistrats. Ils sont au service de Dieu pour notre bien, pour manifester la colère de Dieu et punir ceux qui font le mal. Nous prions pour les autorités (1 Timothée 2:2) dans l’espoir de vivre paisiblement notre foi et de voir tous les hommes parvenir à la connaissance de la vérité.
Le recours à la justice de notre pays relève ainsi du bon usage des structures que Dieu a voulues pour notre bien et de la recherche du bien commun à travers notre cas particulier. Porter plainte pour un vol, une violence, c’est un geste citoyen.
Des injonctions contradictoires ?
La contradiction apparente entre le message de Jésus dans le « sermon sur la montagne» et l’attitude de Paul disparaît si nous comparons le Sermon sur la Montagne aux Proverbes, où le rédacteur place côté à côté deux aphorismes contradictoires : «Ne réponds pas au sot selon sa sottise» et «Réponds au sot selon sa sottise» (Proverbes 26:4 et 5). Le côté lapidaire et mémorable de ces sentences interpelle davantage qu’une expression plus « judiciaire» telle que: « Il y a des cas où… Il y a d’autres cas où…».
De la même manière, des versets proches l’un de l’autre dans le Sermon sur la Montagne semblent se contredire. En Matt.5:39 Jésus nous dit de ne pas résister au méchant2 . Lui-même a résisté au Malin (même mot en grec), aux Pharisiens, aux suggestions de ses disciples. Il a opposé une belle résistance morale au sanhédrin et à Pilate. En Matt.5:42, Jésus dit de donner à celui qui demande: mais lui-même n’a pas donné de miracle à ceux qui demandaient un signe, ni une place particulière dans son royaume à ses disciples les plus ambitieux. Il faut donc interpréter le Sermon sur la Montagne avec sagesse, comme nous le faisons avec les Proverbes, tout en nous laissant interpeller par ses très hautes exigences qu’un discours plus nuancé ferait disparaître.
Distinguer individu et État
D’après l’Écriture, les sociétés humaines sont organisées en différentes sphères (couple, famille, monde du travail, État, Église…) et les lois qui régissent ces sphères sont différentes. L’erreur des pharisiens était justement d’appliquer aux relations entre individus ce qui relève de la compétence de l’État, comme la loi du talion. Il ne faut pas commettre l’erreur inverse et appliquer à l’État ce qui relève des relations entre individus. Dans le sermon sur la montagne Jésus n’aborde pas la question des responsabilités de l’État. En tant qu’individu, je n’ai pas à me venger ou à me faire justice moi-même. Mais l’État a le devoir de sanctionner les crimes et délits et de rendre la justice en cas de litige entre individus. En tant qu’individu, il est normal et juste de m’adresser à l’État pour qu’il joue ce rôle et me rende justice lorsque j’ai été lésé.
Des structures terrestres reconnues par des chrétiens célestes
Un regard sur l’Ancien Testament nous conforte dans l’idée que l’État fait partie des structures voulues par Dieu pour le bien des hommes. Israël est organisé en tant que nation avec ses lois et ses magistrats, avec des règles strictes pour ceux qui exercent la fonction de juge (Deut.16:18-20; 17:8-13, par exemple). Dieu lui demande des comptes lorsque triomphe l’injustice. Dans les prophètes, Dieu demande même des comptes à des nations païennes3. À cause de la dureté du cœur humain4 la loi mosaïque essaie de mettre de l’ordre dans des situations qui ne sont pas du tout ce que Dieu prévoyait au commencement. Joseph, Daniel, Néhémie, Esther, sans compter les David et autres Josias, sont au service de Dieu dans la gestion des affaires publiques.
Ce qui change dans la Nouvelle alliance, c’est que le peuple de Dieu n’est plus considéré sous l’angle d’une nation avec ses lois et son territoire à défendre. Il constitue un peuple nouveau, issu de toutes les nations de la terre, sans territoire, et sans responsabilité directe pour les affaires de la cité. Il y participe – et parfois généreusement, comme Eraste le trésorier de la ville de Corinthe – mais en tant qu’Église il est distinct de l’État.
Les chrétiens vivent donc comme des bi-nationaux. Ils sont pleinement hommes et participent pleinement à tout ce qui relève de la première création. En même temps ils sont une nouvelle création et vivent pleinement la vie de l’Esprit. Actes 16:37-39 relève de la première création; 1 Corinthiens 6:1-9 de la nouvelle.
S’en remettre finalement au fidèle créateur
Mais nous vivons dans un monde déchu. Aller en justice coûte de l’argent: nous pouvons estimer que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Si dans notre pays, la plupart des jugements sont justes, d’autres peuvent parfois nous révolter. Les délais de la justice peuvent en eux-mêmes être une injustice criante. Quand il n’y a plus rien à attendre de la justice des hommes, nous nous en remettons à la justice de Dieu. Nous continuons à faire le bien en nous confiant entièrement à notre Créateur5 . L’exemple du Serviteur de l’Éternel6 nous aide à ne pas ruminer des vengeances impossibles.
L’Ecclésiaste savait que la vie était marquée par des aléas de toutes sortes. Pourtant, il proclame qu’il y a un temps pour tout et que Dieu jugera tout homme. En appeler à César, c’est bien. En même temps, avec sérénité et confiance nous en appelons au juge de toute la terre, qui ne manquera pas d’agir selon le droit7.
Gordon Margery, pasteur, membre de la commission théologique de la FEF.
En collaboration avec la dite commission.
NOTES
1 Sauf indication contraire, les citations bibliques sont de la Bible du Semeur.