Info-FEF : Pierre Wheeler, nous connaissons votre intérêt pour la recherche biblique à travers nos différentes publications. D’abord, pourquoi un nom aussi barbare pour ce manuscrit ?

Pierre Wheeler : Oui, voilà un titre bien énigmatique ! Qu’est-ce qui se cache sous ces signes barbares ? Non, il ne s’agit pas d’une adresse sur Internet. Ce sont simplement des références qui désignent trois petits fragments d’un manuscrit grec du Nouveau Testament découverts au début de ce siècle, et conservé à la bibliothèque du Magdalen College de l’université d’Oxford (GB). Ces fragments que l’on a donc baptisés « manuscrit Magdalen », n’ont que quelques centimètres carrés chacun, mais ont été redatés tout récemment par le papyrologue1 Carsten Thiede, du milieu ou vers la fin du premier siècle, c’est-à-dire seulement 30 à 35 ans après la mort de Christ. Peut-être de l’époque même de la mort de Paul et du vivant des certains autres apôtres ! Si c’était le cas, ces témoins seraient alors les plus anciens que nous posséderions d’un texte du Nouveau Testament.

Info-FEF : Est-ce que cette découverte dépasse le cercle restreint des spécialistes ?

PW : Oui car il y a trois ou quatre ans plusieurs chaines de télévision en France et dans d’autres pays d’Europe ont parlé de ce manuscrit au moment des informations de grande écoute. Le public en a été donc informé et a vu sur le petit écran ces fragments de manuscrit importants pour la reconnaissance de l’authenticité de l’un des évangiles. Certains magazines (tel l’Express) leur ont aussi consacré des articles. Malheureusement les conclusions données à la télévision et dans la presse étaient plutôt erronées, mais ce fut encourageant de voir de grandes chaines faire de la « pub » à une échelle européenne pour le Nouveau Testament. Et indirectement pour Jésus-Christ.

Info-FEF : Pourquoi la recherche de manuscrit est-elle importante ?

PW : Toute la question des manuscrits anciens de la Bible est, pour nous chrétiens, de haute importance. Pour le monde entier aussi d’ailleurs, car sans les manuscrits anciens, il est douteux que notre génération ait même entendu parler de Jésus de Nazareth. Le texte de la Bible est parvenu jusqu’à nous grâce aux copistes qui ont reproduit avec le plus grand soin, sur du parchemin et sur du papyrus, le texte original dont le support s’usait. Ensuite, grâce aux hommes qui ont refait le même travail de copie dans les générations suivantes, le texte de la Bible nous a été transmis intégralement. Mais nous ne possédons aucun manuscrit écrit de la main même des auteurs antiques, bibliques ou profanes2.

Info-FEF : Qu’en est-il donc pour ce manuscrit appelé « Magd. Gr. 17 » ?

PW : Plus les manuscrits remontent dans le temps vers la rédaction originale, plus ils deviennent intéressants et importants. Ce manuscrit Magdalen qui présente quelques mots de l’évangile de Matthieu, est effectivement très ancien. Depuis son arrivée de Louxor en Haute Egypte en 1901, les papyrologues de l’université d’Oxford l’ont conservé précieusement. En 1953, ils l’ont enfin examiné et l’ont daté de la fin du IIème siècle.
C’est pourquoi, en 1995, la déclaration fracassante d’un de leurs collègues, l’Allemand Carsten Thiede, qui proposait une date bien plus ancienne, a fait sensation. Si ce scientifique avait raison, cela signifiait que nous possédions l’une des toute premières copies de ce que l’apôtre Matthieu a lui-même rédigé. L’importance de cette hypothèse n’a pas échappé au magazine américain Time qui titrait le 23 janvier 1995 : « Un pas plus près de Jésus ». Puis quatre mois plus tard, Time présentait un deuxième article: « Témoins oculaires de Jésus ? ».

Info-FEF : Qu’en est-il exactement pour la rédaction des évangiles ? On entend souvent dire dans les cercles d’experts que le Nouveau Testament aurait été écrit bien après les apôtres.

PW : Soyons clair. Jusqu’au XVIIIème siècle, personne n’a jamais vraiment douté que les deux évangiles de Matthieu et de Jean ne soient l’oeuvre de témoins qui ont vécu avec le Seigneur pendant ses trois ans de ministère terrestre. Et aujourd’hui, les croyants évangéliques continuent d’affirmer l’authenticité3 de ces livres bibliques. Mais depuis deux siècles, la haute critique4 s’est déchaînée disant que les évangiles furent écrits longtemps après le temps de Jésus, voire des apôtres. C’est pourquoi dans certains cercles de recherche biblique, la proposition de Carsten Thiede, relayée par les media, a fait grand bruit, d’autant plus que le très sérieux quotidien londonien, The Times, a saisi la nouvelle, publiant son article la veille de Noël 1995, sur la première page ! Fax, lettres et articles commençaient à arriver aussitôt dans le bureau du journal et bientôt après des dizaines d’autres publications à ce sujet ont vu le jour.

Info-FEF : Qui est Carsten Peter Thiede ? Et comment est-il arrivé à une telle conclusion ?

PW : Carsten P. Thiede est directeur de l’Institut de recherche fondamentale épistémologique de Paderbon, dans le nord de l’Allemagne. Formé en papyrologie au Queen’s College, Oxford, il a enseigné pendant sept ans à l’Université de Genève. A Londres, il a été responsable de certains programmes télévisés de la renommée BBC.
Thiede et l’un de ses collègues ont développé un microscope spécial capable de mesurer l’épaisseur de l’encre sur les manuscrits, à un micromètre près (un million de millimètre). Ainsi équipé pour scruter dans le détail le document de Magdalen, le Dr Thiede a surtout comparé l’écriture du manuscrit avec celle d’autres documents de l’époque datés avec précision du Ier siècle, sans marge d’erreur possible.
Carsten Thiede a relevé plusieurs similitudes entre le style de graphisme de ces documents et le manuscrit Magdalen d’Oxford. Il est donc arrivé à la conclusion que Magdalen est de la même époque que les autres, c’est-à-dire, juste après le milieu du premier siècle. Seulement une trentaine d’années après l’Ascension du Seigneur ! La nouvelle est stupéfiante ! On n’espérait plus retrouver de manuscrit d’évangiles aussi ancien et si près dans le temps de la vie de notre Sauveur sur la terre.

Info-FEF : L’hypothèse de Carsten est-elle bien fondée ? Qu’en disent d’autres papyrologues biblistes ?

PW : La plupart des papyrologues avaient accepté la datation publiée en 1953 (la fin du IIéme siècle). La proposition Carsten Thiede allait à contre-courant. Et l’on a vite contesté ses conclusions. Avec un peu de recul, on peut maintenant résumer quelques-unes des objections des autres chercheurs, critiques non dénuées de bon sens.

a) Thiede a bien souligné les similitudes du style d’écriture, il n’a pas traité des différences de style qui sont aussi évidentes. L’étude comparative des documents par Thiede n’est donc pas convaincante.

b) D’autres parties du même manuscrit de Magdalen se trouvent à Barcelone et à Paris (appelées P.67 et P.4 respectivement), mais Thiede n’a pas fait de comparaison technique avec ces autres parties du manuscrit. Cela semble manquer de sérieux. Thiede a étudié surtout la forme des lettres du « Magdalen britannique » ou certaines ne sont pas tracées très distinctement. Un examen des trois textes côte à côte aurait donné plus de poids à sa proposition.

c) Le manuscrit Magdalen est en lettres majuscules, qu’on appelle aussi « onciales » Or les textes grecs en caractères onciaux n’ont fait leur apparition qu’au IIème siècle.

d) Les fragments du manuscrit Magdalen ne proviennent pas d’un rouleau mais d’un codex (pages manuscrites liées ensemble en forme de livre). Plus tard, les premiers chrétiens préféraient les codex aux rouleaux car un seul codex pouvait contenir les quatre évangiles ou toutes les lettres de Paul, alors qu’un rouleau n’offrait généralement qu’un évangile. Les rouleaux étaient plus volumineux, moins pratiques à employer. Cependant, il est douteux que le codex ait été très répandu si tôt, au ler siècle.5

Info-FEF : Ces réflexions semblent inviter à la prudence.

PW : Pour l’hypothèse de Carsten, il est actuellement plus prudent d’écouter l’ensemble des spécialistes au sujet de la datation de ce manuscrit que de suivre la proposition de Thiede sujette à caution. La datation d’un document aussi ancien n’est que rarement certaine à 100%. Il faudrait trouver une autre partie du même document portant une information datable (citation d’un événement historique précis, par exemple).
On peut tout de même se réjouir que la redécouverte de ce documentait amené le monde des érudits à retravailler la question des manuscrits du Nouveau Testament et de leur datation. Et que le grand public en ait ainsi entendu parler. Tout spécialiste reste ouvert pour examiner de nouvelles propositions sérieuses, car le sujet est toujours pertinent.

Info-FEF : Comment résumeriez-vous la question de découvertes de manuscrits bibliques alors que nous sommes au début du troisième millénaire ? Nous avons nos Ancien et Nouveau Testaments, fidèlement traduits et transmis au travers des siècles. Est-il nécessaire de se préoccuper encore des manuscrits ?

PW : Il n’est pas inutile de rappeler qu’il existe pour le Nouveau Testament quelques copies presque complètes de son texte ainsi que plusieurs milliers de fragments de manuscrits. Par comparaison, les tragédies antiques et les oeuvres de Platon ne nous sont connues qu’au travers de quelques manuscrits.
Le Seigneur a merveilleusement veillé à la transmission de sa Parole qui nous est parvenue intégralement et de façon fiable.
Sachant que nous possédons entre nos mains une Bible présentant le texte d’origine fidèlement traduit, nous n’avons certainement pas besoin de nous préoccuper outre mesure de la question des manuscrits.
L’essentiel pour nous et pour tous est la date de l’Evangile (le message de la bonne nouvelle), et non pas des évangiles (les quatre textes qui présentent Jésus-Christ et l’Evangile).
L’Evangile a pour origine la bouche même du Seigneur Jésus. Voilà l’important. Et cela nous suffit.
Cependant, concernant les manuscrits, nous sommes heureux de voir des hommes et des femmes se consacrer à leur étude, éventuellement d’en découvrir des nouveaux, et de proposer, pourquoi pas, de nouvelles datations, comme l’a fait Carsten Thiede. Même si toutes les hypothèses ne sont pas acceptables.
En contraste avec la haute critique (voir ci-dessus), la basse critique (étude des manuscrits pour rétablir le texte original) reste, surtout en rapport avec la Bible, l’une des plus fascinantes disciplines qui soient.
D’ailleurs, ce travail aboutit à des traductions de la Bible de plus en plus affinées : oui, malgré les excellentes versions dont nous disposons aujourd’hui.
Nous avons donc à l’égard de ces chercheurs une très grande dette de reconnaissance.


NOTES

1. Ainsi nomme-t-on les savants spécialisés dans le déchiffrement des papyrus.

2. La seule exception pourrait éventuellement être quelques textes non-bibliques des rouleaux de la mer Morte écrits par des membres de la secte de Qumran.

3. Un livre ancien est dit authentique lorsqu’on le reconnait comme étant bien de la plume de l’auteur présumé.

4. Est appelée la haute critique l’examen scientifique des origines d’un texte, biblique ou profane. Malheureusement, les conclusions de la haute critique biblique vont généralement à l’encontre de ce que les livres de la Bible indiquent dans leur texte concernant la date de rédaction et le ou les auteurs C’est pourquoi la plupart des exégètes évangéliques rejettent ces conclusions.

5. Certains pensent que l’apôtre Paul fait allusion à des codex (2 Tim. 4:13) lorsqu’il demande à Marc de lui apporter des « livres » (ta biblia) et non des « rouleaux ».