La responsabilité, la culpabilité, associée ou contrastée avec la honte : ces notions servent depuis longtemps à penser le cœur du message chrétien. Leur maniement, toutefois, est devenu problématique.

Ce cœur de l’Évangile, nul ne peut prétendre l’ignorer – les critiques lui ont assez reproché d’avoir affligé notre occident d’une obsession névrotique ! Comme l’ange le révèle : le Fils attendu portera le nom de Jésus parce qu’il sauvera son peuple de ses péchés (Mt 1.21), et c’est la référence principale dans tous les résumés de sa mission. Or les pécheurs sont les coupables, comme Paul commence par l’établir (Rm 3.19) : c’est pour eux que le Serviteur-Sauveur intervient, en livrant sa propre vie en sacrifice de culpabilité (Es 53.10,12, Bible à la Colombe).

Un tel langage déplaît. Beaucoup, jusque dans les Églises, ne le comprennent plus, ou affectent de ne pas le comprendre. La conceptualité qu’il met en jeu serait périmée, voire inadéquate en tout temps, malgré l’emprise qu’elle a eue. Il faut prendre au sérieux sa contestation.

La première tâche consiste à cerner les contours des concepts et leurs rapports mutuels. Une ministre, injustement aspirée par le tourbillon d’une douloureuse affaire (celle dite du sang contaminé), a fait naguère «la une» avec sa formule : «Responsable mais non coupable»1. Peut-on ainsi disjoindre ? Plusieurs diffusent la thèse anthropologique qui oppose les «cultures de la honte» et les «cultures de la culpabilité», et certains voient la nôtre revenir de la seconde catégorie à la première. Mais une remise en cause de la thèse est en cours parmi les experts. Quelle analyse retenir ? Cet article voudrait éclairer les débats, et d’abord à la lumière de l’Instruction inspirée, de l’Écriture Sainte, avant de déboucher sur quelques recommandations pour la communication contextualisée du Message.

Culpabilité et responsabilité

A première vue, responsabilité et culpabilité se recouvrent. Qu’est autre la culpabilité que la responsabilité d’un acte délictueux ? Être responsable, c’est avoir à répondre de ses actes, devant l’autorité qui juge. Si j’ai commis une faute (culpa), je dois en rendre compte, je suis responsable du mal que j’ai fait, je suis coupable. Certes, si j’ai à répondre d’un acte louable, ma responsabilité vaut mérite, mais si l’acte est blâmable, elle signifie culpabilité.

Le mot «responsable» est susceptible d’un usage plus large et plus souple : opposé à «irresponsable», il caractérise l’attitude de qui sait devoir rendre des comptes, et qui s’y prépare sans faux-fuyant : qui «assume». Et, là, une bifurcation se dessine : un chef peut assumer la responsabilité d’une faute qu’il n’a pas commise, et «couvrir» alors celui de ses subordonnés qui en est l’auteur (ou un père assumer la responsabilité de la faute d’un enfant, etc.). Le chef peut n’être pas coupable personnellement, n’avoir jamais manqué de vigilance ou de clarté dans ses consignes, et répondre devant l’autorité supérieure ou le tribunal de ce qui s’est passé, «sous sa responsabilité» ; il peut y être contraint par la loi, il peut le faire librement : on ne le blâme pas, on l’admire plutôt. C’est dans ce sens, je présume, que la ministre se présentait comme responsable mais non coupable.

Si la responsabilité se distingue de la culpabilité, c’est grâce à la différenciation interne de cette dernière. Il faut d’abord dénoncer la confusion commune entre le sentiment de culpabilité et la culpabilité elle-même : on peut se croire et se «sentir» coupable sans l’être, et inversement (je regrette que David Wells, dans son traitement si bien mené, pose une définition réductrice de la culpabilité comme «normalement la réponse de l’émotion à la violation par nous de la norme morale»2). La culpabilité vraie, objective, à son tour, se loge à deux niveaux. Elle représente d’abord le fait lui-même que j’ai mal agi, avec l’indignité qui s’y attache : j’ai démérité, je ne peux pas faire le fier. Elle représente ensuite le poids que pèse l’acte dans l’univers moral, son retentissement dans le cadre des lois qui le régissent, la dette que je dois à la justice, le tort que je devrais réparer. La logique de la responsabilité individuelle unit les deux ; elle énonce : «tu as fait ça, tu vas payer». Dans la situation, cependant, que j’évoquais il y a un instant, responsable non-coupable, les deux peuvent se disjoindre : le chef qui couvre le subordonné fautif prend sur lui le tort, l’obligation de la dette, mais le démérite reste à celui qui a fauté.

L’enseignement biblique corrobore cette analyse, qui fait encore sens pour de nombreux contemporains. S’il est une vérité assenée sans relâche, c’est l’obligation qui incombe à chaque être humain de répondre de ses actes au Juge de toute la terre (même de tous les actes de parole, Mt 12.3637.). Ce Juge divin rétribuera chacun selon ses oeuvres, selon la logique de la responsabilité (2 Co 5.10, particulièrement net). «Chacun portera sa propre charge» (Ga 6.5), «l’âme qui pèche, c’est celle qui mourra» (Ez 18.4), et, pourtant, le transfert de culpabilité est bien attesté, par exemple dans la famille : quand les conditions sont remplies, le mari «porte le péché de sa femme», c’est-à-dire paie la rançon ou dette envers la justice du Seigneur (Nb 30.16). Ésaïe 53 annonce un tel transfert comme la mission du Serviteur, notre Seigneur Jésus. Le démérite personnel subsiste : Paul rappelle, des années après sa conversion, qu’il n’est pas digne d’être appelé apôtre, car il a persécuté l’Église de Dieu (1 Co 15.9), et il s’intitule «le premier des pécheurs» (1 Tm 1.15). Jamais nous ne pourrons nous estimer dignes du pardon et de l’agrément divin. Mais le Serviteur a donné sa vie en rançon (Mc 10.45) de sorte que la reconnaissance de dette s’est trouvée effacée sans aucune entorse à la justice (Col 2.14). Jésus le Chef a endossé la responsabilité de nos fautes : non-coupable, il s’est librement rendu responsable, et il a payé pour nous – d’où la gratuité de notre justification (acquittement) dès que nous adhérons à lui.

Honte et culpabilité

L’anthropologue américaine Ruth Fulton Benedict a forgé une antithèse dont le succès a gagné jusqu’aux rivages de la missiologie : entre cultures de la honte et de la culpabilité. Dans la plupart des cultures traditionnelles, l’honneur publiquement rendu compte avant tout, et le pire, c’est de perdre la face ; ce qui retient de transgresser les normes collectives, c’est la peur de la honte, pour soi et pour le groupe dont on fait partie, la famille, le clan. Dans notre héritage dit «occidental», les normes sont intériorisées par les individus, ils redoutent la condamnation de leur conscience, ils craignent d’être coupables. Si le schème a été si largement repris, on peut supposer qu’il reflète un aspect, au moins, de la réalité vécue, mais les spécialistes se montrent aujourd’hui fort critiques. Christopher Flanders cite des études de terrain qui le démentent : «De récents débats en anthropologie et en psychologie démontrent que la culpabilité et la honte toutes les deux opèrent à partir de normes intériorisées»3. On peut éprouver une honte toute individuelle et secrète, et la réprobation collective joue un rôle non négligeable dans la conscience de culpabilité. Plusieurs recourent à une autre bipolarité. David Wells emprunte l’expression bien frappée de Lewis B. Smedes : «Nous nous sentons coupables de ce que nous faisons. Nous sommes honteux de ce que nous sommes»4.

De nouveau, la proposition recèle une parcelle de vérité, mais D. Wells a raison de prendre ses distances et de souligner que le rapport est «bien plus compliqué»5. Le psychiatre G. Davis évite les circonlocutions : «Il n’est pas vrai de dire que la culpabilité a trait aux actes et la honte au moi [self] : nous pouvons avoir honte de nos actes aussi bien que de nous-mêmes»6. Si la honte, souvent, naît de la conscience d’une transgression particulière, la culpabilité, symétriquement, fait jouer le lien à la personne. Selon Paul Ricoeur, le «mouvement d’intériorisation du péché en culpabilité personnelle» implique le surgissement du pôle subjectif : «le sentiment de culpabilité accentue le ‘‘c’est moi qui…’’»7.

Dénonciation et confession des péchés dans l’Écriture confirment le chevauchement, l’entrelacs, et la difficulté de la distinction. La fameuse prière de Daniel illustre le fait avec insistance : nous nous sommes rendus coupables, à nous la honte au visage (Dn 9.7-8), Israël a transgressé la loi et a sombré dans le déshonneur (v. 11, 15- 16). La confession d’Esdras lui fait écho : notre culpabilité s’est accrue, d’où la honte et la confusion de face qui sont nôtres aujourd’hui (Esd 9.6- 7). La conversion future se marque par la honte des actes coupables (Ez 36.31). Dans le Nouveau Testament, la rétribution de la désobéissance et des injustices, colère de Dieu, angoisse de l’âme humaine, contraste avec la gloire et l’honneur rendus à la pratique du bien (Rm 2.8-10). Les pécheurs, responsables de leur violation de la Loi, sont tout ensemble coupables et livrés à la honte. L’expérience commune et l’enseignement biblique paraissent converger : «normalement» la culpabilité s’accompagne de la honte.

Il faut bien, cependant, distinguer. À l’évidence, certains coupables n’éprouvent guère de honte : c’est même l’indice d’un endurcissement scandaleux (Jr 8.12, «ils devraient avoir honte» ; So 3.5). On rétorquera que le décrochage s’opère alors entre la culpabilité objective et la honte comme sentiment ; on imagine mal quelqu’un qui se sent coupable et qui ferait le fier ; le cas n’est pourtant pas à exclure : l’apôtre parle de ceux qui savent bien le jugement de Dieu et non seulement persévèrent dans le mal mais approuvent sa pratique (Rm 1.32) ; la composante d’arrogance suicidaire qui est de l’essence du péché grossit alors jusqu’à se rendre manifeste, et les transgresseurs mettent alors leur gloire dans ce qui fait (objectivement) leur honte (Ph 3.19). La distinction entre honte et culpabilité s’impose encore plus nettement devant le phénomène de la honte sans rien de coupable pour la causer. Parfois le phénomène ressortit à la fausse culpabilité : la norme que l’individu n’a pas réussi à satisfaire (par exemple, avoir une Rolex à quarante ans) n’est pas une norme morale authentique. Souvent aussi la honte est présente alors que la conscience ne reproche aucune transgression. Ainsi pour la honte de la pudeur. Les organes de la reproduction, auxquels nous devons chacun notre existence même ! sont dénommés les «parties honteuses» (le mot hébreu, Dt 25.11, procède aussi de la racine exprimant la honte). Le fait, pratiquement universel, tient sans doute à la proximité des fonctions excrétrices (elles qui sont l’objet de répugnance dans le monde animal), mais le commentaire de Paul exclut qu’on y voie un effet de la Chute : Dieu, pour assurer l’unité harmonieuse du corps, a conjoint le traitement «honorifique» que représentent les gestes de la pudeur (vêtement, etc.) et le déficit d’honneur, c’est-à-dire la «honte», selon la nature, des dites parties (1 Co 12.23-25). La honte-pudeur des genitalia, que doit seule écarter la liberté «édénique» de l’amour conjugal, est bonne, elle n’a rien à faire avec la culpabilité. Comme le relève D. Wells, nous connaissons même la honte du bien, reconnu comme tel. Il prend l’exemple de la honte qu’on peut éprouver à rendre témoignage de sa foi à ses collègues8. La crainte d’un jugement négatif y est présente ; je suggère une situation plus significative encore : le bienfaiteur se cache par pudeur – et n’est-ce pas ce que Jésus recommande à ses disciple (Mt 6.3-4.) ? Honte du bien parce qu’il est très bien…

Comment caractériser la honte, dans sa différence spécifique ? Deux traits semblent à retenir : le rapport au regard, la présence en arrière-plan d’une échelle de valeurs. La honte concerne l’image du moi dans le regard d’autrui – d’où l’afflux du sang au visage quand je suis découvert autre que je ne voudrais être vu. Jean-Paul Sartre a su le décrire : «la honte dans sa structure première est honte devant quelqu’un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire (…) je le vis simplement (…). Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j’ai honte»9. On comprend son rôle déterminant dans les cultures où l’individu s’appartient peu mais appartient d’abord au groupe (familial, ethnique, religieux…), et vit son être comme déterminé par la place que les autres lui reconnaissent. L’expérience de la honte secrète ne dément pas ce lien : car j’intériorise alors le regard d’autrui, et je me regarde moi-même. La honte-pudeur non plus ne le dément pas : car je protège mon intimité, cette partie de moi trop vulnérable et que je ne maîtrise pas entièrement, et que son exposition à autrui lui livrerait indûment. La pudeur du bienfait s’interprète encore selon cette ligne : quand elle est pure (car elle peut se mêler de la peur que les autres me croient désireux de me faire de la pub, etc.), elle protège une intimité, et une liberté, qu’endommagerait l’intrusion du regard admiratif de «la galerie».

La culpabilité, opposée à l’innocence et la justice, fonctionne selon l’antithèse : coupable ou non-coupable, la loi a été violée ou respectée. La honte, anti-pôle de l’honneur, me semble fonctionner graduellement. L’action, et dès lors la personne, est plus ou moins digne d’éloge et louange, d’admiration et d’imitation, ou de blâme et de censure, de reproche et de dégoût. C’est un degré dans l’échelle des valeurs admises qu’on assigne quand on rend gloire ou qu’on frappe d’indignité. Cette différence explique en partie pourquoi la culpabilité vise d’abord les actes et la honte s’attache davantage à l’être personnel, et pourquoi la culpabilité est plus individuelle, tandis que la honte concerne en grande partie les communautés. Dans la mesure, aussi, où les «valeurs» admises débordent largement, et plutôt confusément, la loi morale, on comprend que la honte d’être pris en faute ne soit qu’une sorte de honte ; une autre s’insinue et se répand quand on se sent dévalorisé dans le regard d’autrui, par une difformité physique, par des attaches familiales décriées, par un «personnage» jugé ringard, psychorigide, fanatique…

L’Écriture valide un tel compte-rendu «phénoménologique» de la honte.

Elle qui a introduit dans l’histoire la dignité et la responsabilité irréductibles de l’individu donne beaucoup d’importance à la honte (et à la gloire), non par simple adaptation à une culture archaïque, mais en vertu d’une vérité cardinale de son anthropologie théologique : la solidarité inter-personnelle, corporative, communautaire, est essentielle à l’humanité. Seulement, cette vérité reste seconde. C’est devant Dieu que la honte trouve sa vérité. Avant, après et au-dessus du regard des hommes, c’est le regard de Dieu qui compte (et les deux divergent sensiblement, 1 S 16.7). L’échelle de valeurs du «monde» doit être dénoncée comme un mensonge, qui sera démasqué (1 Jn 2.15-17). Ce qui se dévoilera au Dernier Jour. Le fidèle brave la moquerie et le mépris humains et «culturels», il estime l’opprobre du Christ plus précieux que les trésors de l’Égypte (Hé 11.26). Il sait que le regard tout-pénétrant de Dieu, pour qui tout est mis à nu (Hé 4.13) ne doit pas le terrifier comme il terrifie les rebelles, mais l’apaiser par l’assurance d’une infinie compréhension : «Tu sais toutes choses, tu sais que je t’aime» (Jn 21.17 ; cf. 1 Jn 3.20-21.). Il ne sera pas «honteux et confus» quand le Seigneur apparaîtra (Es 28.16 et ses échos), et sera glorifié en ses saints (2 Th 1.10 ; cf. 1 P 1.7).

Surgit ici une difficulté, pour l’intelligence de la foi. Si le démérite personnel n’est pas transférable, s’il demeure éternellement vrai que nous avons péché et que nous sommes indignes, comment éviterons-nous d’avoir honte au Dernier Jour ? Malgré l’inouï du renversement, nous saisissons quelque chose de la logique de la justification : le Christ a satisfait à notre place aux exigences de la justice. Mais comment comprendre la glorification ?

Deux éléments de réponse peuvent nous aider. Tout d’abord, la honte ne se rapporte pas au seul démérite personnel. En vertu de la solidarité corporative, nous sommes fiers ou honteux selon ce qu’a fait un proche à qui nous tenons par les fibres de notre être, à qui nous appartenons et qui nous appartient (cf. 1 Co 12.26). Nous avons part à la gloire de notre Chef. C’est de lui et par lui que nous sommes fiers, étant les membres de son corps. Que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur (1 Co 1.31).

En second lieu, il faut considérer à la fois la continuité et la discontinuité. La justification rend possible la transformation par l’Esprit, si radicale qu’elle est une nouvelle création (2 Co 5.17) : nous sommes les mêmes et nous ne sommes plus les mêmes. L’application de la croix signifie la mort du «vieil homme» (Rm 6.1- 11). L’identité personnelle subsiste (continuité), sans quoi on ne pourrait pas parler de salut – et c’est assez pour que nous nous rappelions notre démérite ; mais la nouveauté de vie est telle (discontinuité) que la honte passée est ôtée et la transformation encore en cours est dite «de gloire en gloire» (2 Co 3.18). Quand on considère la double grâce, comme disait Calvin (Institution III.11.1), de justification et de sanctification, nous pouvons être rassurés quant à la honte de la conduite passée : il ne doit plus en subsister que le motif d’une reconnaissance totale au Seigneur qui nous lave de tout péché en droit et en fait. Il y ajoute, supplément de gloire, le statut filial, et l’insigne honneur de prendre part à l’avancement de son Règne ! Tout cela est inclus, englobé, par le dessein souverain de Celui qui nous a pris en charge et assume seul l’ultime responsabilité de notre vie (Rm 8.28ss).

Tendances de notre culture

Comment évolue notre «modernité tardive», sur les sujets évoqués ? (Je préfère ne pas écrire «postmodernité» pour éviter de suggérer que la page de la modernité a été tournée ; c’est pourquoi j’ai proposé «modernitépost» ; la modernité se prolonge, s’inverse sur certains plans, se radicalise et se défait.) D. Wells démontre avec force citations ce qui est assez visible : le sens de la culpabilité objective s’est désagrégé, à mesure que s’effaçait l’Instance divine et que se diffusait le relativisme sceptique quant au vrai et au bien. Du coup, certains avancent la thèse selon laquelle nous serions revenus à une culture de la honte. La préoccupation majeure de beaucoup, en particulier des jeunes, n’est-elle pas leur image dans le regard des autres (et par le truchement des écrans !) ? N’entend-on pas, de temps en temps, qu’un garçon ou une fille a été jusqu’au suicide, honteux d’un caractère physique, quand ce n’est pas d’une coupe de cheveux ?

Il n’est pas facile d’évaluer les tendances. Parler de «culture de la honte» pour caractériser la nôtre se heurte à certaines évidences. Notre modernité n’est-elle pas éhontée, comme aucune époque avant elle ? C’est sans vergogne que s’étalent les aberrations. La société du spectacle promeut la provocation, et recherche ce que l’on considérait hier encore très honteux pour le célébrer – et, par le succès de scandale, faire de l’audience, faire du fric. En sens inverse, l’image, multipliée par les moyens électroniques, semble revêtir plus d’importance que jamais (pour les politiciens, etc.). Si l’individualisme, en principe, affaiblit le contrôle social, la pression conformiste de ce que les sociologues appellent peer-group (le groupe des «pairs», c’est-à-dire de ceux dont le profil est semblable, et d’abord de ceux de la même tranche d’âge) atteint un très haut degré : on peut se demander si elle ne compense pas le vide «anomique», le vide résultant d’un déficit de normes ressenti par les individus. La façon dont un ado se voit perçu par ses «pairs» devient son absolu de référence. D. Wells évoque le remplacement de la culpabilité par la honte, mais en ajoutant que cette honte contemporaine est différente de celle des cultures traditionnelles : une honte narcissique, éprouvée comme nudité intérieure, comme vide et désorientation10. La compétition féroce, que suscite la disparition des hiérarchies «naturelles» et des destins programmés par la naissance, aboutit à la dévalorisation, à leurs propres yeux, de ceux qui réussissent moins bien – honte secrète.

On n’en peut guère douter : nos contemporains perdent le sens de la culpabilité. Ils tendent à la confondre avec le sentiment d’être coupable, et cherchent à guérir celui-ci comme un symptôme pathologique. Plusieurs paraissent y parvenir. Là encore, cependant, on décèle des signes contraires. Ils continuent de s’indigner – ce que frappe d’inanité leur discours relativiste et «thérapeutique». Ils ne cessent de chercher des «boucs émissaires» : y compris après qu’ont frappé des catastrophes «naturelles» que nos ancêtres attribuaient à la fatalité (les assureurs anglo-saxons usaient de la catégorie acts of God).

L’apôtre a bien l’air d’enseigner que le sens de la responsabilité ne peut se déraciner tout à fait (Rm 2.14- 15). La présence dans la constitution intérieure de l’humain du sens du bien et du mal, et de la culpabilité qui s’attache à la pratique du mal, se trahit encore. D. Wells cite une étude qui démontre son expression spontanée chez les enfants, indépendamment des influences éducatives11. Avec lui, je suggère que «la culpabilité a été sécularisée et déplacée»12. Où se loge-t-elle ? Il se pourrait que la honte aujourd’hui ressemble davantage à la culpabilité que celle d’autrefois, les valeurs sociétales pesant et condamnant à la manière de la loi morale éclipsée…

Stratégies du témoignage

Notre privilège, selon le dessein de Dieu, est de témoigner dans le temps où il nous a placés. Comme en tout temps, nous sommes sages si nous prenons l’interlocuteur tel qu’il est, où il en est : plus qu’une condition d’efficacité, c’est un requête de l’amour, sous la forme élémentaire du respect. En l’absence de conscience claire de la culpabilité, une pédagogie progressive est indiquée – pourvu que nous n’omettions pas d’annoncer ensuite «tout le conseil de Dieu». Il convient de dissiper les malentendus, nombreux. Il faut chercher à surprendre, en allant jusqu’à la racine.

Les chercheurs d’assez bonne foi sont sensibles à cette combinaison : la mise en évidence de l’absurdité des indignations réellement éprouvées (s’il n’y a pas de loi morale objective) jointe avec la dénonciation de la fausse culpabilité et des hontes injustifiées. Montrer que devant Dieu la dévalorisation ressentie, jusqu’au désespoir, n’a aucune valeur, que la pression du peer-group est une tyrannie totalement illégitime, commence déjà à libérer. Faire apparaître que la fausse culpabilité est aussi le moyen de cacher la vraie entame le travail sur soi et peut aboutir à la métanoïa. Souvent, c’est le récit d’un tel cheminement par qui en a fait l’expérience qui a le plus bel effet de «contagion».

À la racine, et là encore le témoignage du vécu compte beaucoup, la réalité du «devant Dieu», la Réalité de Dieu, doit être perçue – au début, sans doute, entr’aperçue. Sans la Présence de la vérité s’attestant elle-même, nos paroles n’obtiendront pas grand effet. C’est elle, aussi, qui fait voler en éclats son simulacre trompeur et aliénant, générateur de fausse culpabilité : le légalisme. Que nos contemporains recouvrent le sens du Dieu Réel, qui est le Souverain Bien en personne[s] !

Et nous les conduirons vers ce Dieu venu jusqu’à nous : le Fils devenu notre frère et notre Chef, non-coupable, lui seul, mais qui s’est rendu responsable de notre dette jusqu’à la Croix, qui a pour nous enduré la honte, supporté l’ignominie – c’est sa gloire insurpassable aux siècles des siècles – afin que justifiés et sanctifiés par lui, nous ayons part en lui à son règne et à sa Gloire. 

 

HENRI BLOCHER


NOTES

 

1 On le sait, cette ancienne ministre de la Santé dans le gouvernement Fabius, est devenue depuis un précieux témoin de la Grâce, notre soeur, compagne d’oeuvre et de combat (pour reprendre les expressions de Paul pour Épaphrodite, Ph 2.25).

2 D. F. Wells, Losing Our Virtue : Why the Church Must Recover Its Moral Vision, Grand Rapids/Cambridge, Eerdmans, 1998, p.130 (italiques ajoutées). Je reconnais que l’adverbe «normalement» atténue la réduction que je déplore.

3 C. L. Flanders, «Shame», in Global Dictionary of Theology, sous dir. William A. Dyrness & Veli-Matti Kärkkäinen, Downers Grove (IL)/ Nottingham, IVP Academic/Inter-Varsity Press, 2008, p.814.

4 D. Wells, Losing, p.130. Même analyse chez M. D. Baker & C. C. Le Bruyns, «Salvation», in Global Dictionary of Theology, p.782 : «Tandis que nous nous sentons coupables d’un acte qui transgresse une limite, nous nous sentons honteux dans la relation aux autres d’être inférieurs et de ne pas répondre aux attentes. Nous nous sentons coupables de faire une faute, nous sommes honteux d’être [en] faute» [being a mistake].

5 D. Wells, p.130.

6 G. Davies, «Shame», in New Dictionary of Christian Ethics and Pastoral Theology, sous dir. David J. Atkinson & David H. Field, Leicester/ Downers Grove (IL), Inter-Varsity Press, 1995, p.785.

7 P. Ricoeur, La Symbolique du mal (Philosophie de la volonté II/Finitude et culpabilité 2), Paris, Aubier-Montaigne, 1960, p.102. Il cite alors le Ps 51.5-6.

8 D. Wells, p.137s.

9 J.-P. Sartre, L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, «Tel», Paris, Gallimard, 19431, p.265s.

10 D. Wells, p.33s., cf. 108, 110.

11 D. Wells, p.157 (Robert Coles, The Moral Life of Children, Boston, Atlantic Monthly Press, 1986).

12 D. Wells, p.101.