Les dernières décennies de notre siècle ont vu grandir le mouvement féministe politique et culturel anglo-saxon. Tout en reconnaissant certaines valeurs de la pensée féministe, nous devenons inquiets quand le mouvement taxe la Bible de « sexiste » et de mysogyne. Aussi les protagonistes de ce mouvement ont-ils désiré produire de nouvelles versions « non-sexistes » de la Parole de Dieu. Lorsqu’il s’agit de changer le terme « homme » en « personne », dans un texte comme Romains 4:6 (« David proclame le bonheur de l’homme au compte de qui Dieu met la justice »), ou, en Romains 3:11, d’ajouter à la phrase « tous (et toutes) se sont égarés », nous ne voyons pas d’inconvénient. Mais traduire « notre Père » par « notre Père-Mère », et « Jésus-Christ, Fils de Dieu » par « Jésus-Christ, Enfant de Dieu » est inacceptable. Le débat chez les anglophones des deux côtés de l’Atlantique n’est pas terminé. Cependant, pour ce qui nous concerne, l’article de Jean-Claude Margot qui suit clarifie la situation du point de vue théologique. C’est pourquoi nous avons demandé aux « Cahiers de traduction biblique » l’autorisation de publier cette contribution. Monsieur René Péter-Contesse nous l’a accordée dans une lettre qui m’était adressée le 17 novembre 1997. Info-FEF l’en remercie vivement. Pierre Wheeler |
Jean-Claude Margot
Hommes et femmes
devant la Bible
A propos du langage inclusif
Il y a quelques années, les CTB ont publié l’adaptation française d’un important article de Paul Ellingworth consacré aux problèmes posés par l’emploi d’un langage inclusif, c’est-à-dire non sexiste (« L’enjeu du langage inclusif ». CTB18, 1992, p. 3-12). Dans l’éditorial précédant cet article. Elsbeth Diagouraga déclarait à juste titre que la pression féministe visant… la pleine reconnaissance sociale de la femme, n’épargne plus guère le domaine de la traduction biblique. Certes, cette pression n’est pas très sensible dans diverges régions du monde, Afrique ou autres, pour des raisons linguistiques ou sociologiques (voir l’article de P. Ellingworth, p. 5-6). En revanche, elle se manifeste ouvertement dans plusieurs pays d’Europe occidentale. C’est assurément le cas en Allemagne, et P. Ellingworth faisait état des critiques formulées par un comité de ce pays à propos de la version en allemand courant (Die Gute Nachrichi, 1982, DGN). On reprochait entre autres à cette version de « rendre les femmes invisibles : par exemple, en Ex. 20:10, où DGN traduit « enfants » et « esclaves », il fallait rétablir la traduction plus littérale « ton fils… ta fille » et « ton esclave, homme ou femme »; de même, en Luc 2.33, au lieu de « les parents s’émerveillèrent » de DGN, il convenait d’en revenir à « le père et la mère s’émerveillèrent » (art. cit., p. 10). Notons d’ailleurs que ces suggestions-là se justifient dans la mesure où elles ne portent pas atteinte au sens du texte original.
Cependant, la pression féministe est particulièrement forte (pour ne pas dire agressive) dans les pays anglo-saxons et par-dessus tout aux Etats-Unis. Plusieurs publications récentes de textes bibliques en anglais illustrent ce fait de manière frappante ; mais les options qu’elles présentent sont souvent très contestables. II vaut la peine d’examiner l’une de ces publications, qui est spécialement instructive parce qu’elle nous aide à discerner les limites à ne pas franchir dans ce domaine.
Quand des traducteurs cherchent à
« améliorer » le texte biblique…
En 1995 paraissait à New York une édition du Nouveau Testament et des Psaumes, intitulée The New Testament and Psalms: An Inclusive Version (New York, Oxford University Press, 1995). Une recension en a paru dans la revue The Bible Translator (Vol. 47, n°1, January 1996, p. 149-151). Elle est due à un bon spécialiste de la traduction biblique, Robert Bratcher, et c’est sur elle que je me suis fondé pour rédiger les remarques critiques qui suivent.
Selon l’une des responsables de cette traduction, le texte est destiné « à des gens qui ont choisi de rester chrétiens sans avoir besoin d’abandonner leur intelligence à la porte ». Voilà qui peut expliquer pourquoi un personnage enthousiasmé par cette version est allé jusqu’à dire qu’elle est « meilleure que le texte original » ! En fait si nous nous penchons sur l’Introduction présentant le point de vue des traducteurs, nous constatons que leur souci fondamental a été d’être « politiquement corrects », pour reprendre une formule très à la mode outre-Atlantique. Il s’agissait de rejeter tout langage sexiste et toute tournure péjorative quant à la race, la couleur de la peau et la religion, ce qui impliquait le recours à des paraphrases et à d’autres moyens de rendre le texte « acceptable ». Je me bornerai à présenter ici quelques exemples relatifs au langage inclusif. Ils sont particulièrement typiques en ce que, à mon avis comme à celui de R. Bratcher, ils reposent sur des principes entraînant souvent ni plus ni moins qu’une déformation du texte original.
Ne dites plus « Père », mais « Père-Mère »…
Les traducteurs de la version en question ont voulu que Dieu ne soit plus appelé seulement « Père », mais « Père-Mère ». Ainsi, au début de la prière dominicale, « Notre Père » devrait être remplacé par « Notre Père-Mère ». Le comité de traduction a préféré « Père-Mère » à « Parent » pour la raison que « Parent » est trop impersonnel. On ne s’est pas préoccupé du fait que personne ne s’adresse jamais à un être humain quelconque en lui disant « Père-Mère ». A un lecteur qui objectait que Jésus a prié Dieu en le nommant « Abba » (« Père », Marc 14.36) et non « Père-Mère », il a été répondu que la nouvelle façon de rendre le texte « représente plus vraisemblablement ce qui était signifié en réalité ». R. Bratcher fait remarquer à ce sujet que les traducteurs ont pris la liberté d’aller au-delà du texte pour « traduire » ce qu’ils supposaient que l’auteur biblique avait voulu dire ou aurait dû vouloir dire.
Par ailleurs, « Fils de l’homme » est rendu par l’expression « l’Etre humain », et « Fils de Dieu » par « un Enfant de Dieu », pour la raison que « Fils » est trop exclusivement masculin. Indépendamment du fait que la majuscule « E » de « Être humain » ou « E» de « Enfant de Dieu » n’est pas discernée par l’auditeur d’un texte lu à haute voix, il faut surtout remarquer qu’avec de telles solutions on s’écarte de tout un contexte biblique évocateur concernant ces deux titres. Il est vrai que l’équivalent hébreu de « fils de l’homme » peut signifier simplement « être humains », mais ce n’est de loin pas le seul aspect de ce titre (pensons par exemple à la question posée par Jésus à l’aveugle guéri en Jean 9.35: « Crois-tu au Fils de l’homme ? » : dire « Crois-tu à l’Être humain? » résonnerait comme une formulation d’ordre humaniste, qui équivaudrait à « As-tu confiance dans les facultés de l’être humain en général ? » !). Une discussion approfondie au sujet du sens de « Fils de l’homme » n’est pas possible dans le cadre de cet article. Mais il convient de rappeler en particulier qu’une importante tradition s’est développée à partir de la vision rapportée en Dan. 7.13, dans laquelle le « Fils de l’homme » apparaît comme un être céleste, exceptionnel. Jésus s’est désigné indirectement lui-même par ce titre à maintes reprises, et en particulier quand il a parlé de « sa venue sur les nuées du ciel », en rapport précisément avec Dan. 7.1 : ainsi, en Marc 13.26 et parallèles, ou Marc 14.62 et parallèles (cf. le v. 63, où l’on voit que la réaction du grand-prêtre à la déclaration de Jésus prouve bien qu’il n’a pas compris « Fils de l’homme » au sens d’un « Être humain», avec ou sans majuscule).
Quant à l’expression « Enfant de Dieu », elle est également hautement contestable. Notons tout d’abord, d’une part, que le terme « enfant » suggère en français un être humain en bas âge et que, d’autre part, il n’est appliqué à Jésus que dans les récits relatifs à son enfance (Matt 2.8ss.; Luc 2.17,40 ou, avec un autre mot en grec, Luc 2.48). Partout où il est question du titre « Fils de Dieu », c’est le mot grec correspondant à « fils » qui est employé. Dans le contexte du Nouveau Testament, tout croyant peut devenir enfant de Dieu (Jean 1.12; Rom 8.16, etc.), tandis que seul le Christ est le « Fils de Dieu » au sens où il est l’envoyé de Dieu par excellence et où il entretient une relation étroite et unique avec lui (par exemple voir Matt 3.17: 17.5, et parallèles, « Celui-ci est mon Fils bien-aimé », ou Jean 1.14, « la gloire que le Fils unique reçoit de son Père »).
A part la question soulevée par ces titres, R. Bratcher mentionne dans sa recension encore quelques cas où la volonté d’utiliser un langage inclusif ne va pas sans certaines inconséquences : ainsi, lorsque des personnages manifestement présentés comme des hommes dans le texte original sont désignés par le vocable « une personne » (Marc 2.1-12. « une personne qui était paralysée » : Mare 8.1-4. « une personne atteinte de lèpre » ; Matt 8.25-34, « deux personnes possédées par des démons »).
Un exemple à ne pas suivre
R. Bratcher formule un jugement négatif sur cette version. II y voit une tentative « d’adaptation des anciens textes hébreux et grecs à la mentalité moderne, avec la volonté de rendre la Bible plus acceptable pour beaucoup de gens ». Une telle constatation l’amène à poser cette question : « Est-ce là une erreur ? », à quoi il répond : « Je pense que oui. Les documents originaux doivent être traduits tels qu’ils se présentent…. en respectant le cadre culturel dans lequel ils sont nés. Plus loin, il achève sa recension par une conclusion sévère : « Cette version n’est pas une traduction fidèle mais une présentation délibérément faussée des documents originaux, dont elle tord le sens. » (art. cit., p. 151).
Avoir conscience du problème
S’il y a des exemples à ne pas suivre dans la recherche d’un langage inclusif, cela ne signifie cependant pas que le traducteur doive se désintéresser totalement du problème, en pensant qu’il n’y aurait rien à modifier par rapport aux versions traditionnelles. La question reste posée et elle mérite d’être sérieusement traitée. P. Ellingworth a écrit que la pression féministe peut être utile « en développant la sensibilité masculine à l’égard d’une dimension importante du texte, par exemple en déterminant «si oui ou non un texte se réfère en fait aux hommes comme aux femmes, ou seulement aux hommes ». Mais il ajoute que les critiques des féministes « doivent aussi être évaluées objectivement, à la lumière des principes généraux de l’exégèse et de l’équivalence fonctionnelle en matière de traduction » (art. cit.,p. 11-12).
Une telle évaluation objective doit nous amener à tenir compte de cas où l’adoption du langage inclusif s’impose. Dans un article concernant la révision de la Bible en français courant, j’ai eu l’occasion de faire état de ce souci (conforme à celui exprimé par P. Ellingworth) à propos de l’emploi du mot « hommes » dans des passages concernant aussi bien les femmes que les hommes : il est souvent opportun de remplacer « hommes » (qui peut être compris exclusivement comme « êtres masculins ») par des expressions telles que « les êtres humains », « tout le monde, les gens », ou encore (au féminin !) « des personnes » (Jean-Claude Margot, « Révision de la Bible en français courant »), CTB 12. 1989, p. 22). Contentons-nous de citer ici deux exemples : en Jean 2.25 le texte de la première édition de la version en français courant était « Il n’avait pas besoin qu’on le (=Jésus) renseigne sur les hommes, car il savait lui-même ce qu’il y a dans leur coeur », dans la révision de cette version le verset a été modifié comme suit : « Il n’avait pas besoin qu’on le renseigne sur qui que ce soit, car il savait lui-même ce qu’il y a dans le coeur humain.» De cette façon, il est clair que Jésus a connaissance de ce qui se passe dans le coeur de tout être humain, homme ou femme. Par ailleurs, dans la déclaration d’Elisabeth en Luc 1.25, le texte de la première édition avait « (Le Seigneur) a bien voulu me délivrer maintenant de ce qui causait ma honte devant les hommes » ; dans la nouvelle édition, voici ce qu’il est devenu : «…ce qui causait ma honte devant tout le monde », car il va de soi que la stérilité n’était pas considérée de façon négative, à l’époque, uniquement par les êtres masculins.
Mais il existe également des passages où le problème se pose différemment et où le traducteur risque de passer inconsciemment à côté d’un malentendu possible. Un exemple typique à cet égard est cité par Roger Omanson dans un article récent de la revue The Bible Translator (« Translation as Communication, TBT Vol. 47. no 4, October 1996, p. 407-413 : voir p. 409 : il s’agit d’une expression de 1 Rois 1.7a, ainsi traduite dans la Bible en français courant : « Joab, fils de Serouia ». Habituellement, « fils de » est suivi du nom du père. Mais dans ce cas, il s’agit de la mère de Joab, comme le montre 2 Sam. 17.25 (« Serouia, mère de Joab »). Or, en français rien n’indique au lecteur non averti) que « Serouia » n’est pas le nom du père. De plus, Omanson mentionne le fait qu’en d’autres langues le nom d’une personne doit obligatoirement être précédé de l’article masculin ou féminin, et que des traducteurs y ont utilisé par erreur l’article masculin devant Serouia. Pour prévenir ce malentendu, la Good News Bible dit explicitement « Joab (dont la mère était Serouia) ».
Pour conclure
Il doit être évident que le traducteur n’a pas à vouloir « corriger » ou « améliorer » les documents bibliques pour les adapter à des manières de penser actuelles. Sa tâche précise consiste à les rendre aussi fidèlement que possible, en respectant leur cadre culturel et en s’efforçant d’écarter des malentendus éventuels, comme ceux que je viens de signaler. C’est au commentateur ou au prédicateur qu’il appartient ensuite de faire ressortir l’actualité de ces textes, en montrant comment ils peuvent inspirer notre conduite ou notre pensée. En ce qui concerne la réhabilitation de la situation sociale de la femme, celle-ci doit s’appuyer non pas sur une correction des textes (leur faisant dire autre chose que ce qu’ils disaient à l’origine), mais sur une compréhension du sens profond de l’Evangile, de l’Esprit du Christ, qui nous enseigne à respecter la personnalité de tout être humain, qu’il soit homme ou femme, enfant ou adulte.