L’une des interventions remarquées de ce RÉMOP 2002 (68 mars au Château de St-Albain) fut les exposés de Sébastien Fath. Nous le remercions pour le résumé qu’il en fait lui-même pour Infofef.
« Trois obstacles culturels majeurs à l’implantation évangélique : le rôle des racines, la perception de l’étranger, le rapport à l’universel. »
Par Sébastien Fath, chercheur au GRSL (CNRS/EPHE).
Première destination touristique du monde, la France entretient avec sa culture, son patrimoine, des relations passionnées. Héritière d’une histoire millénaire, elle a réagi de manière originale à l’implantation évangélique. Les réactions n’ont pas été « neutres », mais colorées par les spécificités culturelles de l’Hexagone. Devant l’évangélisation protestante du « Réveil », trois obstacles culturels majeurs ressortent particulièrement depuis le début du XIXe siècle. Les voici : l’importance de l’universalité républicaine française (1), l’exaltation des racines (2), la peur de l’étranger (3). Les exemples cités couvrent la période 1800-1950, mais le lecteur observera qu’il n’est pas difficile de les transposer aujourd’hui. Face à ces obstacles, il est intéressant d’envisager comment les protestants évangéliques se sont (ou non) adaptés (4).
1. L’universalité du « modèle français »
L’universalité républicaine constitue le premier trait culturel français fort qui s’est dressé sur la route des évangélistes. La France s’auto-perçoit comme porteuse d’une mission particulière à l’égard du monde, d’un devoir de proclamation éminent en matière de principes éthiques, d’idéaux politiques, de modèles culturels. La France se hisse elle-même à la dignité de « prophète des nations ». On l’oublie aujourd’hui, mais presque toutes les révolutions républicaines, au XIXe siècle, se sont faites d’après le modèle français. Cette vocation universelle que les Français, à tort ou à raison, s’attribuent s’est heurtée, avec une micro-minorité comme les « évangéliques », à un contre-modèle universel, ce qui a entraîné divers malentendus culturels. Ces protestants ont eu beau expliquer qu’ils entendaient concilier esprit républicain et évangélisation tous azimuts, ils ont peiné à se faire comprendre. En effet, dans une certaine mentalité universaliste française, le christianisme missionnaire (assimilé aux visées hégémoniques du catholicisme) n’est pas loin d’apparaître comme une entrave, voire, à la limite, un facteur d’aliénation. Le domaine de l’universel devrait « exclusivement être réservé à l’espace républicain. La foi en Christ est interprétée comme particulariste, potentiellement enfermante, alors que seuls les Droits de l’Homme, inscrits dans le marbre républicain, seraient vraiment universels…
2. L’exaltation des racines
Si, dans cette perspective, « la France est une religion », ou presque (selon l’expression de l’historienne Suzanne Citron), c’est qu’elle peut s’enorgueillir d’une très riche histoire, de « racines » millénaires. La culture française est profondément marquée par cette exaltation des « racines » nationales, par un rapport charnel et généalogique à la « terre » natale et nourricière. Un « bon français », c’est littéralement un Français de souche, enraciné dans le terroir, à l’ombre du clocher… et du tas de fumier d’où se dresse, triomphal, le coq de toujours. Un Français d’origine algérienne, un Juif, voire un protestant, étranger à la tradition catholique longtemps majoritaire, seront du coup perçus comme un peu moins Français. D’où ce raisonnement, que l’on retrouve parfois dans les sources ministérielles relatives à l’implantation évangélique en France, au XIXe siècle : sans racines, pas d’avenir! Or, la seule solution pour acquérir ces racines, pour des minorités en phase d’implantation et d’évangélisation, est précisément qu’on accepte leur développement! L’exaltation des racines s’avère dès lors un ciment puissant du statu quo. Les nouveaux venus, sans « racines », dépourvus du « sol nourricier », n’ont pas droit au développement. Rien d’étonnant, dès lors, si l’enterrement des protestants évangéliques français a longtemps posé problème avant la Troisième République. Leur dépouille avait-elle complètement le droit de rejoindre une terre dans laquelle ils n’étaient pas considérés comme « enracinés » ?
3. Le complexe de l’assiégé
Un dernier obstacle culturel majeur a parfois compromis l’impact de l’évangélisation protestante revivaliste, c’est la peur de l’étranger. On pourrait parler aussi de complexe de l’assiégé. Il n’est pas spécifique à la France – il est sans doute inhérent à la nature humaine! – mais il est plus fort en France que dans la plupart des autres pays européens. Pourquoi? On pourrait raisonner à l’infini. Une hypothèse explicative intéressante a été avancée par l’historien Pierre Nora, auteur d’une somme passionnante intitulée Les lieux de mémoire. Il souligne qu’aucun Etat européen à part la France n’a eu, à l’époque moderne et contemporaine, « autant de frontières, continentales et maritimes, à défendre en même temps. Cet effort incessant et sur des fronts multiples a exigé une mobilisation financière et militaire obsédante et qui explique assez l’incorporation d’un long sentiment d’insécurité à la mémoire historique de la nation ».
On trouve certainement là l’une des causes majeures de ce que l’on peut appeler un complexe français de l’assiégé, qui tout autant que le sentiment d’universalisme républicain et l’exaltation des racines, s’est parfois heurté à l’évangélisation des protestants revivalistes.
Rattaché à une menace extérieure subversive, l’évangéliste fut longtemps sous étroite surveillance. Les moyens considérables des sociétés protestantes évangéliques étrangères, « l’or » protestant, sont parfois stigmatisés pour la menace qu’ils font peser sur ce que l’on présente comme la foi catholique paisible de l’immense majorité de la population. On retrouve par exemple de tels accents en Bretagne, dans un texte de l’abbé Camus, curé de Trémel et adversaire acharné du pasteur baptiste Guillaume Le Coat. Dans un opuscule directement adressé contre ce dernier, l’abbé Camus attaque, bille en tête, l’or anglais et la «tentative d’invasion > qu’il soutient. Dans la préface, il annonce la couleur :
« […] Même au prix de tout l’or de l’Angleterre, la catholique Bretagne ne se laissera pas envahir par le protestantisme. Mais il se trouve partout des âmes qui se vendraient au diable, s’il voulait entrer en marché. Il se rencontre des parents qui, poussés par des motifs inavouables, sont prêts à livrer l’âme de leurs enfants pour un morceau de pain 1. »
La question soulevée par l’abbé n’est pas purement issue de fantasmes obsidionaux. Elle renvoie à une réalité assez spécifique à la Bretagne, où la présence missionnaire baptiste étrangère a été nettement plus importante, proportionnellement, que dans le reste du pays, et où le lien financier avec l’extérieur, au contraire là aussi de la France de l’intérieur, resta beaucoup plus durablement vigoureux. Il reste que l’auteur force le trait avec outrance, entretenant, chez ses lecteurs, la crainte d’une « invasion » protestante étrangère, suivant le terme qu’il a choisi dans le titre de son ouvrage. Quelques années auparavant, cette fois-ci en Picardie, le « complexe de l’assiégé » semble avoir joué de manière plus directe, dans le comportement des populations. Dans le contexte très particulier de la guerre franco-prussienne de 1870, une véritable chasse à l’espion baptiste» se déclencha autour de La Fère (Aisne), vieille ville de garnison alors soumise au feu de l’ennemi. Il faut préciser que cette psychose de l’espion ne toucha pas seulement les baptistes, mais, au-delà, l’ensemble de la population protestante française, accusée d’être favorable aux Prussiens. Les ennuis rencontrés par les baptistes de La Fère ne constituent donc qu’un petit épisode d’une suspicion beaucoup plus générale, particulièrement orchestrée par le journal conservateur Le Figaro : les protestants y étaient accusés d’être « anti-Français ». Dans ce contexte explosif, le pasteur baptiste de La Fère, Hector Boileau, connut l’emprisonnement, tandis qu’un colporteur fut arrêté et battu, et ses livres jetés au ruisseau. Plusieurs membres de l’Eglise furent eux aussi arrêtés, soupçonnés d’espionnage par le simple fait d’être baptistes. Avec l’affermissement progressif de la Troisième République, le « complexe de l’assiégé » ne paraît plus jouer un rôle sensible à l’encontre des baptistes. Mais on en retrouve quelques échos dans la décennie qui suit la Seconde Guerre Mondiale, dans le titre (et le thème) de l’ouvrage du père Henri-Charles Chery, qui traite de « l’offensive des sectes » – parmi lesquelles de nombreuses Eglises évangéliques 2…
4. Les parades évangéliques
Face aux trois obstacles culturels mentionnés, quelles parades ont été (ou non) mises en place par les évangéliques? Faute de l’analyse globale qu’il serait nécessaire de conduire, on se limitera ici à quelques pistes.
Sur le terrain de l’universalité républicaine, et sa difficulté à intégrer la perspective missionnaire chrétienne, les « évangéliques » n’ont pas beaucoup de marge de manoeuvre en terme d’évangélisation. Ils ne peuvent se permettre d’arrêter cette dynamique, sous peine de perdre leur identité. En revanche, les protestants évangéliques peuvent faire valoir les profondes affinités entre leur modèle d’Église et l’idéal laïque de la « liberté de penser ». L’Eglise de professant valorise en effet le choix individuel conscient du croyant : c’est son choix, et non pas la pression de la communauté, qui dicte en principe l’identité.
Sur un autre terrain, c’est exactement ce que l’école laïque cherche à atteindre : donner les moyens à tous d’effectuer de vrais choix, qui ne soient pas conditionnés uniquement par la communauté d’origine. Les évangéliques sont-ils toujours conscients de cette convergence, savent-ils apprécier les dimensions positives de l’universalisme républicain français ? A quelques signes marginaux, mais repérables (comme le développement du « home schooling », l’idée parfois agitée d’un parti politique évangélique, ou la tendance qu’ont certains à diaboliser l’idéal républicain), on peut en douter.
Sur le terrain des racines, les protestants évangéliques ont beaucoup à partager. Certaines de leurs Églises ont plus de deux siècles d’implantation derrière elles (méthodisme, anabaptisme), tandis que de nombreux évangéliques actuels ont des ancêtres huguenots. Par ailleurs, le tout premier président de la Fédération Protestante de France… n’était-il pas membre des Églises évangéliques Libres (Edouard Grener)? Pourtant, force est de constater que les protestants évangéliques ne paraissent pas très motivés par leur « mémoire », leurs « racines, leur histoire. Les Églises évangéliques restent encore très largement sous-étudiées par les historiens aujourd’hui. Les grands lieux de mémoire » protestants (comme l’Assemblée du Désert) sont fort peu fréquentés par leurs membres. Le patrimoine théologique des « évangéliques Français du passé (Agenor de Gasparin, Ruben Saillens, William-Henri Guitton, etc.) est par ailleurs largement méconnu, au profit d’oeuvres secondaires de théologiens américains actuels, parfois bien déphasées (malgré leurs qualités) par rapport au contexte européen et français.
Enfin, sur le plan du rapport à l’étranger, les protestants évangéliques semblent aujourd’hui davantage prêter le flanc à la méfiance qu’au début du XXe siècle. La proportion de missionnaires étrangers en France (américains en grande majorité) est plus élevée, ces trois dernières décennies, qu’elle ne l’a jamais été. Cette présence a entraîné de nombreux effets dynamisants, mais aussi une forme de « crise culturelle silencieuse », dans un contexte social général assez réservé face à la « mondialisation » et à l’influence de l’Oncle Sam. En terme de méthodes, de discours, de priorités d’évangélisation, les organisations et missions d’outre-Atlantique n’ont pas toujours fait l’expérience de l’adaptation attendue (les protestants évangéliques français ont leur part de responsabilité !), entraînant malentendus, décalages, échecs parfois. Il ne faut pas noircir le tableau : cette « crise » est relative. Elle est aussi restée discrète – et du coup mal documentée, les « évangéliques » Français n’ayant aucun intérêt à la rendre publique en raison des synergies jugées « globalement positives » engendrées par l’aide missionnaire. Il reste qu’elle constitue l’un des traits de l’histoire évangélique de la seconde moitié du XX° siècle, et qu’il faudra bien un jour l’étudier de près. On peut se demander si une de ses conséquences n’est pas le recul, après les années 1950, du sentiment d’appartenance des « évangéliques » au reste du protestantisme français.
Pour conclure
On peut constater qu’en dépit des trois obstacles culturels mentionnés – le sentiment exclusif d’universalité républicaine, l’exaltation ambiguë des racines, le complexe de l’assiégé, le militantisme des « évangéliques » a bel et bien creusé son sillon dans la société française. Mais on aurait sans doute tort de considérer comme dépassés les obstacles culturels d’hier et d’avant-hier. À l’entrée du xx siècle, les milieux protestants évangéliques français s’étaient mobilisés dans une dynamique qui déboucha sur le grand congrès national des oeuvres d’évangélisation de 1913. Le pasteur Paul Doumergue, directeur de « Foi et Vie », y prononça un exposé très remarqué sur « Évangile et culture ». Un large chantier de réflexion avait alors été ouvert face aux nécessités posées par le nouveau contexte culturel, social, voire économique de la France du XX° siècle. En voit-on vraiment des équivalents de même ampleur à l’entrée du XXe siècle?
Sébastien Fath
NOTES
1 Abbé Camus (chanoine honoraire, recteur de Trémel). Notes et documents relatifs à une tentative d’invasion du protestantisme anglais en Bretagne, St-Brieuc, Imprimerie de René Prud’homme, Editeur Pontifical, Imprimeur de Sa Grandeur MonSeigneur l’Evêque, 1900 (2. éd.) 115 p. p. I.
2 Significative, dans le même ordre d’idée, l’association faite par Gabriel Lebras, dans le titre d’une rubrique de L’église et le village, Paris, Flammarion, 1976: Sectes et religions étrangères » (p. 207 a 208)