II. Cultiver l’espérance

Après avoir montré, je l’espère, qu’il n’y a pas, en matière d’évangélisation, de compassion véritable sans regard clairvoyant, je voudrais affirmer maintenant qu’il n’y a pas de compassion durable sans espérance nourrie, ce qui revient à dire qu’il faut la cultiver.

Quand Jésus pose son regard sur les foules, il ne voit pas seulement leur désarroi et leur peine, il voit aussi, et dans le même mouvement, le dessein de Dieu pour elles. Il voit plus haut et plus loin que la seule réalité présente, ce qui le conduit à dire à ses disciples : «la moisson est grande».

Cette seule parole éclaire la scène d’un jour nouveau. Jusque-là, si vous me permettez cet anachronisme, Jésus a fait un bon travail de sociologue. Il a mis en lumière les ressorts d’une situation sociale complexe : la lassitude et l’abattement des foules ont pour origine une absence de vrai berger. Évidemment, il convient d’ajouter qu’il a fait ce constat avec une lucidité et une sensibilité peu communes. Mais enfin,

ce diagnostic n’offre en lui-même aucune solution au mal. Or, en poursuivant son propos par un «la moisson est grande», Jésus ouvre l’avenir et dit à ses disciples qu’il y a une espérance. Sa compassion n’est donc pas seulement attention prêtée à la souffrance des foules, elle est aussi discernement et annonce d’une nouvelle perspective. Mais à ce stade, il faut préciser deux choses :

1) Le regard clairvoyant se mue en une vision que seule la foi peut recevoir. Avouons qu’au moment où Jésus annonce que la moisson est grande, il faut le croire pour le voir. Certes les foules se pressent, mais c’est moins le Fils éternel de Dieu qu’elles viennent voir qu’un Messie qui répond à leurs besoins immédiats, faiseur de miracles qui impressionne, enseignant qui cloue le bec à leurs chefs religieux et bientôt roi qui boutera l’occupant romain hors de Palestine, du moins l’espèrent-elles. L’évangile de Jean rend témoignage au fait que, très tôt, Jésus ne se fiera pas à leur enthousiasme. Et la croix démontrera à l’envi la justesse de son analyse. À la suite du Seigneur, les disciples de tous les lieux et de tous les temps auront bien souvent à s’accrocher à cette promesse tant la moisson semblera se faire attendre. Ainsi en est-il de notre génération, bercée par les récits des grands élans missionnaires et des réveils puissants du 19e et du début du 20e siècle, qui a souvent semé avec larmes pour de modestes résultats. Elle soupire après une visitation de l’Esprit qui toucherait massivement à salut nos contemporains. Dans cette attente, il faut croire que la moisson est grande pour la voir en France.

2) L’image de la moisson utilisée par Jésus n’annonce pas seulement l’espérance de la bénédiction d’une récolte abondante. Dans l’Ancien Testament comme dans l’évangile de Matthieu, la moisson est liée au jugement. On ne peut donc écarter l’idée que Jésus fasse un rapprochement entre la situation tragique des foules, la mission des disciples et le jugement final. Cela vient utilement nous rappeler que l’espérance chrétienne ne saurait être détachée de la réalité du jugement. En proclamant l’Évangile, nous annonçons que celui qui met en Jésus sa confiance est délivré de la colère à venir. Et sauf à vider les mots de leur substance, le message à transmettre et la mission à accomplir sont éminemment solennels.

Mais que veut dire cultiver l’espérance si, comme je le prétends, c’est le seul moyen de persévérer dans l’amour pour annoncer sans faiblir le salut ? Je me limiterai à deux suggestions :

  • Annoncer Jésus-Christ crucifié : en faisant allusion à l’affirmation de Paul aux Corinthiens (1 Co 2 : 2), je voudrais rappeler que, si nous pouvons user librement des nouveaux moyens de communication pour évangéliser, nous n’avons pas à innover quant au contenu. C’est bien toujours la croix que nous avons à annoncer, la croix et avec elle toute l’œuvre de salut de notre Seigneur. Notre espérance trouve, dans la mort du Christ à notre place, tout son fondement. C’est bien parce qu’il a pris notre mort que nous avons la vie pour toujours. Revenir sans cesse à ce mystère lumineux, c’est vivifier notre espérance et raviver notre zèle pour annoncer l’Évangile. Si je le dis, c’est que nous courons toujours le risque d’édulcorer le cœur de notre message. Puissance du salut pour nous qui croyons, la croix du Christ est une folie pour les uns et un scandale pour les autres. Notre souci, louable, de lisibilité et de visibilité dans le cadre du CNEF, ne doit pas nous faire oublier que, sauf à perdre notre âme dans des contorsions «politiquement ou religieusement correctes », nous aurons toujours un problème d’image à cause du message même que nous proclamons.
  • Vivre aujourd’hui en préparant demain : je m’éloigne des rivages strictement bibliques pour parler théologie pratique. Cultiver l’espérance, ce n’est pas seulement chanter, prier, croire – ce qui est déjà beaucoup – mais c’est aussi agir en fonction de cette espérance. Ainsi Jésus ne s’est pas contenté d’inviter ses disciples à prier, il les a envoyés sans attendre. Par contraste, je suis frappé par nos fréquentes inconséquences. Tel collègue prie pour avoir un successeur, mais ne s’apprête nullement à lui faire de la place. Telle Église met en place une stratégie d’évangélisation, mais refuse d’envisager l’acquisition d’un nouveau local ou l’investissement humain dans de nouvelles implantations. Telle union d’Églises s’engage dans un vaste projet de développement, mais rechigne à engager un pasteur pour sa jeunesse. Je crains que nous ne soyons trop souvent de doux rêveurs qui veulent des lendemains qui chantent, mais qui hésitent à semer aujourd’hui dans les larmes ce que d’autres moissonneront demain dans la joie. Il est temps de vivre aujourd’hui en préparant demain si nous voulons voir un jour notre pays touché massivement par l’Évangile.

III. Pratiquer l’obéissance

S’il n’y a pas de compassion véritable sans regard clairvoyant sur les situations, ni de compassion durable sans espérance nourrie dans notre cœur, il me reste encore à vous dire qu’il n’y a pas non plus de compassion concrète sans obéissance pratique.

La compassion de Jésus n’est pas de ces émotions télévisuelles éphémères qui vous prennent aux tripes le temps de quelques images choc, immédiatement chassées par d’autres plus légères ou plus terribles. La vue des foules lassées et abattues le conduit à agir, mais il choisit de ne pas le faire seul. Il invite ses disciples à prier le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson. Là encore, il convient d’apporter deux précisions.

1) Si les foules sont sans berger, Jésus compte leur envoyer non pas des bergers, mais des ouvriers. Même si la mention d’ouvriers convient mieux à l’image de la moisson qu’utilise Jésus ici, je pense que le terme est choisi à dessein. Le Seigneur signale ainsi à ses disciples qu’ils ne seront jamais dans leur ministère que des auxiliaires du bon berger. Je reviendrai dans un instant sur ce que cela implique.

2) L’invitation à la prière n’a pas le temps de se concrétiser que déjà le Seigneur appelle et équipe ses disciples pour partir au combat. La force du verbe employé – «envoyer» (9 : 38 ; 10 : 5) qui a habituellement la nuance d’un mouvement imposé par la force – et la rapidité avec laquelle le Seigneur passe de l’impératif de la prière à son exaucement concourent à donner un sentiment d’urgence : la moisson est si grande qu’il ne faut pas tarder.

A l’évidence, la compassion du Seigneur pour les foules s’impose à ses disciples. Prétendre suivre le Christ ne laisse d’autre choix que d’obéir pour manifester concrètement aux foules sa compassion. Je vois deux lieux où notre obéissance est impliquée :

  • Rester à notre place : que les disciples soient invités à être ouvriers dans la moisson du Seigneur est une grâce. Il ne les a choisis et appelés ni pour leur grande érudition, ni pour leur courage exemplaire, ni pour leur acuité spirituelle. Non, il les a choisis parce qu’il a décidé dans sa souveraineté de les aimer et de les associer à son œuvre. Et dans cette œuvre, il leur a assigné une tâche précise : être non les bergers, mais les auxiliaires du bon berger. S’il a agi ainsi avec les apôtres, pouvons-nous réclamer une autre part ? Non, mes amis, nous sommes aussi de simples ouvriers à qui le Seigneur a fait grâce et à qui il fait l’insigne honneur d’entrer dans sa moisson. Que le Seigneur nous garde de croire que c’est par la force de nos mains que nous avons bâti nos œuvres, nos Églises et notre Conseil National Évangélique de France ! La seule puissance que nous ayons, c’est celle de l’Esprit qui nous a été donné de sorte que tout ce que nous sommes aujourd’hui, notre nombre, nos réconciliations, nos projets… nous le devons uniquement au Seigneur. Le premier pas de l’obéissance, c’est de savoir rester à notre place pour lui laisser la sienne. C’est à cette condition seulement que nous serons d’authentiques témoins de son amour.
  • Accepter de payer le prix : mais entrer dans la moisson du Seigneur est exigeant. Il faut accepter d’en payer le prix comme l’écrit Matthieu un peu plus loin dans le chapitre 10 : 38 celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n’est pas digne de moi. 39 Celui qui aura gardé sa vie la perdra, et celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la retrouvera. Le prix que nous avons à payer ici et maintenant reste modeste au regard des nombreux martyrs qui ont jalonné et qui jalonnent encore l’histoire de l’Église. Il n’empêche qu’il est toujours élevé pour celui qui s’en acquitte. Par mon ministère, je suis en contact quotidien avec des jeunes et des moins jeunes qui font de gros sacrifices pour répondre à l’appel de Dieu. Et cela me réjouit et me fortifie de voir leur foi en action. Mais je vois aussi trop de collègues qui baissent les bras et qui, après avoir commencé avec ardeur, veulent sincèrement continuer à servir mais ne sont plus prêts à en payer le prix. Si vous êtes de ceux-là aujourd’hui, j’aimerais vous remettre en mémoire la bonté du Seigneur. Le prix est certes élevé, mais la présence du Seigneur à vos côtés est assurée. Et surtout, il a encore bien des joies en réserve pour votre ministère si vous voulez bien continuer de répondre à son appel. Vous savez, il n’y a pas de plus belle chose que d’amener une personne au Seigneur et de voir sa vie transformée par l’action du Saint-Esprit !

Pour terminer, je voudrais revenir à l’Église qui a eu tant de mal à faire de la place aux jeunes du quartier. Prier et agir pour que l’Évangile fasse son chemin dans les cœurs des gens du quartier ne suffit pas. Il faut encore ouvrir nos cœurs pour que les gens du quartier y trouvent une place. Sans quoi nous ne serons pas prêts à les accueillir et à les aimer, c’est-à-dire à comprendre d’où ils viennent, à espérer dans le Seigneur pour eux et à accepter de payer le prix du changement pour que notre Église devienne aussi la leur.

La tâche est immense, mais la promesse du Seigneur est certaine : il sera avec nous jusqu’à la fin du monde ! 

ÉTIENNE LHERMENAULT