MESSAGE DU PRÉSIDENT ÉTIENNE LHERMENAULT
Tous les ans, à la rencontre plénière des membres du CNEF au printemps, le président du CNEF communique son rapport moral. Comme les années précédentes nous vous communiquons ici l’intégralité de son intervention. Sa réflexion porte sur les derniers mois de campagne électorale que notre pays a connus. Il invite les Églises à ne pas se tromper de combat dans leur rapport avec le pouvoir politique : oui à l’interpellation prophétique, non au rêve trompeur d’une société chrétienne !
L’étrange campagne présidentielle que nous venons de vivre a été instructive. Entre la résurrection de l’utopie d’extrême gauche, la séduction du néo-paganisme d’extrême droite, l’effondrement moral et électoral des partis de gouvernement et l’émergence d’une nouvelle offre politique avec « La République en marche », c’est peu de dire que les cartes ont été rebattues et les électeurs déboussolés. Mais ce qui me préoccupe ici, c’est moins les évolutions politiques majeures de notre pays que les évolutions évangéliques surprenantes à propos de la politique. Selon un sondage IFOP1 pour Pèlerin sur « Le vote des électorats confessionnels au 1er tour de l’élection présidentielle », 26 % des protestants se sont abstenus et, parmi ceux qui ont voté, 16% ont donné leur voix à Jean-Luc Mélenchon, 30% à Emmanuel Macron, 20% à François Fillon et 20% à Marine Le Pen (33 % au second tour !). Un tiers de l’électorat protestant a donc choisi les extrêmes qui prospèrent pourtant sur des discours de rejet et de haines. Plus troublant encore, bien des évangéliques ont adopté des discours de ce type, donc de rejet et de haines, sur les réseaux sociaux. A l’instar de David Houstin, l’un des fondateurs du site EnseigneMoi.com qui, commentant l’élection d’Emmanuel Macron, a écrit : « La France a élu le péché sexuel comme président » sur L’observateur chrétien (http://www.chretien.news). Avec la vigueur et la pertinence qu’on lui connaît, Sébastien Fath a dénoncé derrière ce genre de propos « un christianisme haine-angélique off-shore » caractérisé par une volonté de faire du buzz sous couvert des intentions les plus pures (voilà pour l’angélisme), une tentative de mobilisation pharisienne vindicative (voilà pour la haine) et une focalisation sur les questions de sexualité au détriment des questions sociales2.
Les relais que trouve ce genre de propos sur les réseaux sociaux sont tels que cela doit nous alerter. Il circule dans notre milieu évangélique des discours trompeurs qui caricaturent la foi, ridiculisent l’Évangile et entraînent bien des nôtres dans de vains combats. Permettez-moi de vous livrer trois brèves réflexions sur ce sujet en guise de feuille de route et d’avertissement.
I. L’annonce du salut, pas la défense des valeurs
Dans une société en perte de repères fleurit un discours sur les valeurs qui prête à confusion. Tous portent aux nues la liberté, presque tous, la laïcité, beaucoup, l’égalité, la fraternité ou encore la vie ! Et les croyants, en mal de reconnaissance dans un pays très sécularisé, vibrent dès qu’ils perçoivent (ou imaginent) une inspiration vaguement chrétienne à l’origine de l’une ou l’autre de ces valeurs. Le problème, c’est que la notion même de valeur, par son imprécision, est ambiguë : ainsi ceux qui louent la vie avec le plus de vigueur le font en faveur de… la fin de vie, c’est-à-dire de l’euthanasie, car, disent-ils, la vie ne vaut que si elle est digne à leurs propres yeux ! Ce que de trop nombreux chrétiens ne perçoivent pas, c’est que ce discours sur les valeurs joue le rôle de référence ultime, parfois même de religion de substitution – c’est net avec la « valeur » laïcité – dans une société qui s’est systématiquement éloignée de toute idée de transcendance. Or, une valeur qui n’a plus Dieu et sa volonté pour référence se transforme en idole et produit une morale rigide bien plus asservissante que tous les commandements divins réunis. Pensez à la multiplication des interdits que produit la liberté idolâtrée : interdit de considérer l’avortement comme un mauvais choix, interdit de proposer une alternative même raisonnable sur Internet, interdit de parler de l’homosexualité comme un péché, interdit bientôt de donner la fessée à son enfant… et surtout interdit d’interdire !
Disons-le tout net, la défense des valeurs, fussent-elles chrétiennes, n’est pas notre combat. Nous n’avons pas vocation à encourager l’idolâtrie ou, ce qui n’est guère mieux, l’hypocrisie. Car, souvenons-nous, il fut un temps pas si lointain où la morale chrétienne, les valeurs de la famille et de la fidélité conjugale, imprégnaient la société. Les hommes et les femmes étaient-ils meilleurs pour autant ? Non, mais assurément plus retors, puisqu’une grande partie d’entre eux s’efforçait juste de sauver les apparences. Est-ce vraiment ce que nous voulons ? N’avons-nous pas plutôt à annoncer l’incapacité totale de l’homme à faire le bien et le don de la justification par la grâce de Dieu au moyen de la délivrance apportée par Jésus-Christ ? Oui, chers amis, le seul combat qui vaille dans un monde en perdition c’est celui de l’annonce de l’Évangile, de cette puissance de Dieu par laquelle il sauve tous ceux qui croient.
II. L’interpellation prophétique, pas le pouvoir politique
Cela reviendrait-il à dire que l’évolution de la société nous indiffère et que nous n’avons aucun rôle à y jouer ? Je ne le crois pas, mais nous devrions méditer cet avertissement du Seigneur : « je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez prudents comme des serpents et innocents comme des colombes. » (Mt 10.16) Autrement dit, le monde vers lequel le Seigneur nous envoie est dangereux et les pièges n’y manquent pas. J’en vois un se dessiner très nettement pour l’évangélisme mondial et à un moindre degré pour l’évangélisme français, celui de la conquête du pouvoir politique. Avec pour ressort cette idée « folle », parce que naïve et toujours démentie, qu’il suffirait qu’un chrétien emporte la magistrature suprême pour changer durablement la face d’un pays. Dans la pratique, la chose ne s’est jamais produite. Certes, il y a eu dans certains pays d’Afrique subsaharienne et aux États-Unis des présidents qui confessaient avoir mis leur foi en Jésus-Christ, mais aucuns d’eux n’a transformé sa nation. Pire, plusieurs se sont révélé aussi corrompus que leurs prédécesseurs non-chrétiens ! Et quand, dans l’histoire ancienne, un empereur, Constantin, s’est converti à Christ, il a certes fait du christianisme une religion officielle de son empire mais ce n’est pas la foi qui a triomphé du paganisme, mais le paganisme qui a pénétré dans l’Église ! Nous ne devrions jamais l’oublier. Notre combat en tant que corps de Christ n’est pas de conquérir le pouvoir politique, mais de garder les mains libres pour assumer notre rôle prophétique dans la société.
Ce que j’appelle le rôle prophétique de nos Églises peut se résumer en une expression : avoir le courage de la vérité en nous efforçant d’abord de discerner ce qui est bien et en osant ensuite exposer paisiblement et fermement nos convictions. La complexité des questions et des situations auxquelles nous sommes confrontés ôte toute crédibilité aux prises de position hâtives et péremptoires ou assimile ceux qui s’y risquent à un énième groupe de pression qui défend des intérêts particuliers. Notre amour affiché de la Vérité nous interdit un tel raccourci et nous oblige à un travail courageux d’information et d’analyse. Il nous faut donc, dans un premier temps, à l’intérieur de nos communautés, nourrir une réflexion véritable bibliquement fondée qui passe par un débat sérieux et serein. Chacun aura ainsi l’occasion d’apprendre à ne plus réagir seulement en fonction de préjugés forgés sous le coup de l’émotion –ce qui est trop souvent le cas dans notre société– mais en fonction d’éléments précis, de critères définis au cours d’une démarche réfléchie, ce qui est une façon d’assumer avec plus de maturité son rôle de citoyen. Puis dans un deuxième temps, sur la base de ce travail commun, il faut saisir toutes les occasions qui nous sont offertes pour, en tant qu’Églises, interpeller la société sur les conséquences des choix qu’elle fait. Tout en privilégiant résolument la participation constructive au débat collectif, il est indéniable que, pour une bonne part, nos interventions ne pourront éviter la dénonciation de la réalité tragique du mal et l’annonce du jugement qui vient (cf. par exemple Jacques 5.1ss). L’exercice est à l’évidence périlleux et nous vaudra à coup sûr de solides inimitiés. Pour qu’il soit véritablement efficace, il impliquera que nous sachions allier fermeté, douceur et humilité.
J’attire votre attention sur le fait que ce courage de la vérité sert aussi l’annonce de l’Évangile dans la mesure où il contribue à rappeler l’écart entre ce que Dieu veut pour l’homme et les choix que l’homme fait.
III. La liberté chrétienne, pas la majorité morale
Dernier élément de réflexion sur le rôle qui nous incombe dans ce monde déboussolé : prier et agir pour que la liberté de conscience et de culte pour tous soit respectée et non pas défendre l’établissement d’une quelconque majorité morale. N’avez-vous jamais été frappé par les termes qu’emploie l’apôtre Paul en invitant à prier pour tous les hommes, pour les rois et pour tous ceux qui sont au pouvoir ? Voici ce qu’il dit exactement (1 Tm 2.2) : « Que l’on prie pour les rois et pour tous ceux qui sont au pouvoir, afin que nous puissions mener, à l’abri de toute violence et dans la paix, une vie qui exprime, dans tous ses aspects, notre piété et qui commande le respect. »
L’objectif que fixe Paul, l’apôtre des païens, à l’intercession pour les autorités païennes de son époque, ce n’est ni leur conversion, ni la transformation de l’empire en une antichambre du christianisme. Non, c’est la préservation de la paix et d’une certaine forme de liberté permettant aux croyants de vivre en disciples du Christ. Serait-ce l’indice que l’apôtre se préoccupe fort peu du salut des autorités et de l’évolution des moeurs de la société ? Permettez-moi d’en douter, mais ce que l’apôtre a compris sous l’inspiration de l’Esprit c’est que la transformation sociale passe d’abord par la régénération des coeurs du plus grand nombre et non par la conversion spectaculaire de quelques-uns ou par le renversement des impies au pouvoir. C’est pourquoi il place son appel à l’intercession dans une perspective résolument « évangélique » : « Voilà ce qui est bien devant Dieu, notre Sauveur, ce qu’il approuve. Car il veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. » (1 Tm 2.3-4) Cette stratégie, qui n’a pas manqué d’intriguer les commentateurs quant au silence de Paul sur l’esclavage, s’est révélée « payante ». Bien qu’il n’ait jamais condamné cette pratique dégradante, y compris quand elle concernait des membres de la communauté chrétienne, il en a changé la perspective en écrivant à Philémon à propos de son esclave Onésime (Phm 1.15-17) :
Peut-être Onésime a-t-il été séparé de toi pour un temps afin que tu le retrouves pour toujours, non plus comme un esclave, mais bien mieux qu’un esclave : comme un frère très cher. Il l’est tellement pour moi ; combien plus le sera-t-il pour toi, en tant qu’homme et en tant que frère dans le Seigneur. Par solidarité envers moi, accueille-le comme s’il s’agissait de moi-même.
Le contexte dans lequel nous vivons nous donne plus de latitude que n’en avait l’apôtre. Nous pouvons et nous devons user intelligemment de la liberté de parole et d’action que nous accorde notre système démocratique pour participer à la vie sociale. Mais parce que nous ne partageons pas les valeurs de cette même société, notre participation se veut utilement critique. Nous ne revendiquons pas le retour à un ordre chrétien ni ne rêvons à l’émergence d’une majorité morale, nous espérons plus modestement contribuer à la défense de la liberté de conscience et de culte d’une part et à la limitation du mal d’autre part par nos protestations et nos propositions. Martin Luther King, qui a obtenu quelques succès dans sa lutte contre la discrimination raciale, disait avec un réalisme dont nous pourrions nous inspirer : « La moralité ne peut être légiférée, mais la conduite peut être réglementée. Les décrets juridiques ne peuvent changer les coeurs, mais ils peuvent retenir les hommes sans coeur… Les lois ne peuvent faire que mon employeur m’aime, mais elles peuvent l’empêcher de refuser ma candidature à cause de la couleur de ma peau. »
Que le Seigneur nous garde de nous tromper de combat dans ce monde en perdition ! Loin des rêves funestes de rétablissement des valeurs chrétiennes, de conquête de pouvoir ou d’établissement d’une majorité morale, mettons toute notre énergie dans l’annonce de l’Évangile en assumant notre rôle prophétique dans la société et en défendant la liberté de conscience et de culte. Sans jamais oublier l’intercession pour tous les hommes, pour les rois et pour tous ceux qui sont au pouvoir.
ÉTIENNE LHERMENAULT
NOTES
1 http://www.youscribe.com/BookReader/Index/2827798?documentId=3060784, consulté le 28 mai 2017.
2 http://blogdesebastienfath.hautetfort.com/archive/2017/05/13/le-christianismehaine-angelique-off-shore-5943332.html#more, consulté le 29 mai 2017.