Les Assises de la FEF des 5 et 6 février 2010 constituaient une étape importante pour cette fédération, au sein d’un monde évangélique français en pleine structuration. Le comité national avait donc jugé utile de réfléchir précisément sur les défis et enjeux du monde évangélique contemporain. Jacques Buchhold, doyen de la Faculté Libre de Théologie Évangélique de Vaux-sur-Seine, nous a fait l’honneur de bien vouloir intervenir sur le sujet. Voici sa première intervention. Le prochain numéro d’InfoFEF présentera la deuxième.
Introduction
Le christianisme évangélique est une réalité pleine de vitalité. C’est le mouvement religieux dont la croissance est actuellement la plus forte dans le monde. (…) En France aussi, le christianisme évangélique fait preuve d’une réelle vitalité. (…) Une telle évolution du monde évangélique contemporain n’est pas sans conséquences. Les faits nous interdisent de nous laisser simplement porter par le courant et ceci d’autant plus que le monde environnant, lui aussi, a profondément changé. Il nous faut discerner quels sont les enjeux et les défis principaux auxquels nous avons à faire face.
Mais comment discerner et bien hiérarchiser ces enjeux et ces défis, et trouver les réponses à leur apporter ?
Une réflexion interdisciplinaire serait extrêmement utile, liant théologie, histoire, sociologie, politique et sciences exactes. Mais je suis largement incompétent dans plusieurs de ces disciplines. Mon propos se veut donc modeste et sera gouverné par une seule question: «Que dit l’Écriture? » Ce que je propose est donc une lecture contextualisée – prophétique? – d’un passage bien connu de l’apôtre Paul, qui servira de fil conducteur dans notre réflexion: Éphésiens 4:1-16 (Bible du Semeur) :
«Moi qui suis prisonnier à cause du Seigneur, je vous demande donc instamment de vous conduire d’une manière digne de l’appel qui vous a été adressé: soyez toujours humbles, aimables et patients, supportez-vous les uns les autres avec amour. Efforcez-vous de conserver l’unité que donne l’Esprit, dans la paix qui vous lie les uns aux autres. Il y a un seul corps et un seul Esprit; de même, Dieu vous a appelés à une seule espérance lorsqu’il vous a fait venir à lui. Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous qui règne sur tous, qui agit par tous et qui est en tous. Cependant, chacun de nous a reçu la grâce de Dieu selon la part que le Christ lui donne dans son œuvre. C’est bien ce que déclare l’Écriture: Il est monté sur les hauteurs, il a emmené des captifs et il a fait des dons aux hommes (= Ps68:19). Or, que signifie: Il est monté? Cela implique qu’auparavant, il est descendu jusqu’en bas, c’est-à-dire sur la terre. Celui qui est descendu, c’est aussi celui qui est monté au-dessus de tous les cieux afin de remplir l’univers entier. C’est lui qui a fait don de certains comme apôtres, d’autres comme prophètes, d’autres comme évangélistes, et d’autres encore comme pasteurs et enseignants. Il a fait don de ces hommes pour que ceux qui appartiennent à Dieu soient rendus aptes à accomplir leur service en vue de la construction du corps du Christ. Ainsi nous parviendrons tous ensemble à l’unité dans la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’adultes, à un stade où se manifeste toute la plénitude qui nous vient du Christ. De cette manière, nous ne serons plus de petits enfants ballottés comme des barques par les vagues et emportés çà et là par le vent de toutes sortes d’enseignements, à la merci d’hommes habiles à entraîner les autres dans l’erreur. Au contraire, en exprimant la vérité dans l’amour, nous grandirons à tous égards vers celui qui est la tête: le Christ. C’est de lui que le corps tout entier tire sa croissance pour s’affermir dans l’amour, sa cohésion et sa forte unité lui venant de toutes les articulations dont il est pourvu, pour assurer l’activité attribuée à chacune de ses parties. »
L’enjeu prioritaire : l’unité
Je ferai tout d’abord deux remarques générales concernant ce passage d’Éphésiens. La première est la suivante: ce texte ne parle pas de l’Église locale! Comme Éphésiens 2:11-22, qui traite de l’Église nouvelle humanité, ou comme Éphésiens 3:1-12, qui traite de l’Église mystère du Christ, ou comme Éphésiens 5:22-33, qui fait le parallèle entre le couple et les relations qui unissent le Christ à son Église, notre texte envisage l’Église dans sa globalité. Selon le verset 11, en effet, c’est à l’ensemble de son Église que le Christ a fait don de certains hommes et des certaines femmes. La mention des «apôtres » souligne bien que cette perspective ecclésiale est globale. Il serait étonnant, en effet, que les apôtres de notre texte désignent des personnes différentes de celles d’Éphésiens 2:20 et de 3:5, seules autres mentions des «apôtres » dans la lettre1 . Or, en 2:20, ces «apôtres » constituent les fondations de l’Église et en 3:5, ils sont ceux auxquels l’Esprit a pleinement révélé le secret du plan divin qui est de réunir Juifs et païens en un seul peuple, en un seul corps2 . L’Église dont parle Éphésiens 4 est donc celle qui a été fondée par les apôtres et dont tous les membres (v. 13) sont appelés à grandir «à tous égards vers celui qui est la tête: le Christ » (v. 15). La perspective du passage est historique et globale. C’est ainsi aussi qu’il nous faut apprendre à penser et à aimer l’Église d’aujourd’hui.
Si donc je comprends bien, appliqué à notre situation, ce texte ne concerne pas les chrétiens pris individuellement, quelle que soit leur dénomination, ni mon Église locale, ni même telle ou telle union d’Églises, mais ce qui peut aujourd’hui être légitimement appelé «Église de Jésus-Christ ». Or, que peut-on appeler légitimement «Église de Jésus-Christ » aujourd’hui, si ce n’est le monde évangélique professant contemporain? Je reviendrai sur ce point un peu plus loin.
Par ailleurs, c’est ma deuxième remarque, Éphésiens 4:1-16 permet de discerner et de hiérarchiser les enjeux et les défis auxquels l’«Église de Jésus-Christ » est appelée à répondre. La structure même du passage met en évidence, par la reprise du thème, l’enjeu prioritaire auquel l’Église de Jésus-Christ doit faire face: l’unité. En effet, c’est sur cette note de l’unité que débute le passage, au verset 3: «Efforcez-vous de conserver l’unité que donne l’Esprit, dans la paix qui vous lie les uns aux autres. » Et c’est cette même note qui est reprise au verset 13: «Ainsi nous parviendrons tous ensemble à l’unité dans la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’adultes, à un stade où se manifeste toute la plénitude qui nous vient du Christ. »
Paul renforce encore la présence de ce thème de l’unité dans notre passage en l’associant à celui de l’unicité par la répétition à sept reprises de l’expression «un seul » dans les versets 4 à 6: « Il y a un seul corps et un seul Esprit; de même, Dieu vous a appelés à une seule espérance lorsqu’il vous a fait venir à lui. Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous qui règne sur tous, qui agit par tous et qui est en tous. » Finalement, le thème de l’unité se retrouve à la fin du passage, au verset 16, dans la mention par Paul de la «cohésion» et de la « forte unité» (c’est un autre mot qu’au v. 13) du corps du Christ.
Ainsi, selon Éphésiens 4:1-16, l’enjeu prioritaire pour l’Église de Jésus-Christ et donc aussi pour le monde évangélique contemporain, est de conserver l’unité de l’Esprit, qui nous est donnée (v. 3), pour parvenir à l’unité dans la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu qu’il nous faut acquérir (v. 13).
Cet enjeu est-il prioritaire pour nous ? Brûlons-nous en nous-mêmes pour cette unité? Face à cet enjeu, deux défis se présentent au monde évangélique contemporain, à l’Église de Jésus-Christ: le défi de conserver l’unité de l’Esprit et celui de construire l’unité dans la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu. Je m’arrêterai pour l’instant au premier d’entre eux.
Conserver l’unité de l’Esprit
Nous sommes donc appelés, nous, chrétiens évangéliques contemporains, à conserver l’unité créée par l’Esprit. Il s’agit bien sûr de cette unité pour laquelle Jésus a prié lors de la dernière Pâque avec ses disciples et qui est le fruit de l’œuvre souveraine de Dieu, selon Jean 17:20-21: «Ce n’est pas seulement pour eux (= les apôtres) que je te prie; c’est aussi pour ceux qui croiront en moi grâce à leur témoignage. Je te demande qu’ils soient tous un. Comme toi, Père, tu es en moi et comme moi je suis en toi, qu’ils soient un en nous pour que le monde croie que c’est toi qui m’as envoyé. »
Mais cette unité de l’Esprit ne se manifeste pas par un simple sentiment de communion spirituelle. Elle se fonde sur certaines vérités qui la constituent. L’apôtre les rappelle dans les versets 4 à 6: « Il y a un seul corps et un seul Esprit; de même, Dieu vous a appelés à une seule espérance lorsqu’il vous a fait venir à lui. Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous qui règne sur tous, qui agit par tous et qui est en tous ».
Ces trois versets d’Éphésiens nous livrent une belle confession de foi. Elle est, certes, plus courte que celle du Réseau FEF. Mais elle soulève une question qui fait l’objet de grands débats aujourd’hui: quelles vérités faut-il confesser pour qu’il y ait une pleine communion ecclésiale? Ou, pour dire les choses autrement, que faut-il croire pour pouvoir se dire «évangélique» ? Certes, deux écueils classiques nous guettent. Il y a, d’un côté, l’écueil du pluralisme doctrinal qui cherche à unir des chrétiens dont les convictions divergent sur des enseignements essentiels de la foi chrétienne. Puis il y a, de l’autre côté, l’écueil de l’uniformité fondamentaliste qui ne reconnaît d’unité qu’avec ceux dont l’accord va jusque dans le détail des points secondaires de la foi (l’interprétation des deux premiers chapitres de la Genèse, l’acceptation ou non du ministère pastoral féminin, l’existence ou non d’un millénium, etc.).
Cependant, ces deux écueils sont classiques. L’histoire nous a appris que l’unité à conserver s’organise autour de vérités fondamentales. La confession de foi d’Éphésiens 4 nous le rappelle, la confession de foi du Réseau FEF et le texte sur son identité en sont un beau développement. La nouveauté, depuis ces vingt ou trente dernières années, est qu’au sein même du monde évangélique, entre croyants revendiquant l’identité évangélique, les débats ne manquent pas concernant les vérités constitutives elles-mêmes de l’unité de l’Église de Jésus-Christ. J’illustrerai mon propos par des exemples non Français. Mais ceux-ci trouvent tous des échos dans le monde francophone.
Le Dieu trinitaire
Dans son texte, l’apôtre Paul organise les vérités constitutives de l’unité de l’Église de manière trinitaire. Une traduction plus littérale des versets 4 à 6 le met bien en évidence: « Il y a un seul corps et un seul Esprit, tout comme vous avez aussi été appelés dans une seule espérance, celle de votre appel; il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, par tous et en tous ».
Il ne peut y avoir d’unité de l’Église de Jésus-Christ que dans la confession du Dieu trinitaire. Nous en sommes tous convaincus. La confession de foi du Réseau FEF le déclare et le texte sur son identité rappelle avec bonheur que « les membres du Réseau FEF… adhèrent à la foi chrétienne historique, définie dans le Symbole dit des Apôtres, les définitions christologiques et trinitaires de l’Église ancienne…»
Certains débats cependant existent, au sein des milieux évangéliques, sur ce qu’on appelle l’open theism, le « théisme ouvert », dont l’un des promoteurs les plus influents est Clark Pinnock. Clark Pinnock est né au Canada, à Toronto, et a enseigné dans des institutions évangéliques de grand renom: de 1969 à 1974 à la Trinity Evangelical Divinity School (Deerfield), puis de 1974 à 1977 à Regent College (Vancouver), finalement de 1977 à 2002 au McMaster Divinity College (Toronto). Il est à présent à la retraite. Clark Pinnock a beaucoup évolué dans sa théologie et ce n’est que vers la fin des années quatre-vingt-dix qu’il a abandonné ses convictions sur l’action souveraine de Dieu dans l’histoire pour adopter celle d’un Dieu qui, par amour, a décidé de ne pas entièrement contrôler l’histoire des hommes ; celle-ci est comme «ouverte». Dieu a renoncé au plein exercice de son omniscience. La liberté humaine existe grâce au retrait de Dieu, qui peut connaître un réel changement en lui-même dans ses relations avec les hommes.
Une telle conception de Dieu rend-elle justice au Dieu trinitaire de la confession de foi d’Éphésiens 4:4-6? Car Paul l’appelle «Seigneur » et dit du Père qu’il «est au-dessus de tous, par tous et en tous ». La liberté humaine doit-elle s’expliquer par un retrait de Dieu comme un bout de plage apparaît grâce au recul de la marée? L’Écriture n’affirme-telle pas que c’est en Dieu que «nous avons la vie, le mouvement (la liberté?) et l’être» (Actes 17:28) ? N’est-ce pas parce que tout dépend du Dieu trinitaire, qui connaît en lui-même la richesse et la liberté des relations entre le Père, le Fils et l’Esprit, que nous pouvons expérimenter, à notre niveau, notre liberté de créature? En dehors de Dieu, n’y-a-t-il pas que le néant ? Ces débats sur le théisme ouvert ne touchent-ils pas à la confession du Dieu trinitaire?
La question se pose donc: peut-on encore juger «évangéliques » les partisans d’une telle conception de Dieu ainsi que le revendiquent plusieurs d’entre eux?
«Une seule foi » : la mort de Jésus
Liée à l’affirmation du verset 5 par Paul, « il y a un seul Seigneur », se trouve la déclaration: «une seule foi ». Comment comprendre cette expression?
De l’avis très général des exégètes, cette foi n’est pas la foi qui croit, mais la foi qu’on croit. Cette « seule foi » ne parle pas de confiance mais de vérités à croire, à la manière de « la foi transmise aux saints une fois pour toutes » de Jude 3. Ces vérités concernent le Seigneur : Jésus-Christ. Ce sont les enseignements que l’on se doit de confesser concernant Jésus pour avoir part à l’unité de l’Esprit. Paul nous les rappelle dans plusieurs autres passages de ses lettres, entre autres 1 Corinthiens 15:1-4:
«Mes frères, je vous rappelle la Bonne Nouvelle que je vous ai annoncée, que vous avez reçue et à laquelle vous demeurez attachés. C’est par elle que vous êtes sauvés si vous la retenez telle que je vous l’ai annoncée; autrement vous auriez cru en vain. Je vous ai transmis, comme un enseignement de première importance, ce que j’avais moi-même reçu: le Christ est mort pour nos péchés, conformément aux Écritures ; il a été mis au tombeau, il est ressuscité le troisième jour, comme l’avaient annoncé les Écritures ».
Ces enseignements ont, pour la plupart des évangéliques, un sens évident; pourtant, les débats ne manquent pas parmi certains d’entre eux au sujet de la compréhension de la mort du Christ pour nos péchés. En effet, selon plusieurs théologiens contemporains d’institutions évangéliques, l’idée que le Christ a été puni à notre place à la croix ne rend pas réellement compte des données bibliques. La controverse en Angleterre a été telle que l’Alliance Évangélique, en collaboration avec la London School of Theology (anciennement le London Bible Institute), a organisé un symposium à ce sujet en 2005 dont les principales contributions ont été publiées. Parmi les théologiens qui rejettent la doctrine de la substitution pénale, on peut mentionner Steve Chalke, un pasteur baptiste, fondateur, en 1985, d’une œuvre du style de celle de l’abbé Pierre, la Fondation Oasis, présente aujourd’hui dans onze pays des cinq continents. En 2003, Chalke a publié un livre qui a eu un grand retentissement: The Lost Message of Jesus, dans lequel il développe une théologie non pénale de la mort de Jésus. Stephen Travis, qui a enseigné le Nouveau Testament au St John’s College à Nottingham (Angleterre), John Goldingay et Joel Green qui, tous deux, sont professeurs à la faculté évangélique de Fuller (Californie), l’un en Ancien, l’autre en Nouveau Testament, adoptent des vues similaires. Tel est aussi le cas du mennonite John Yoder, qui est bien connu en France dans certains milieux évangéliques.
Pour ces théologiens, la mort de Jésus conserve une portée objective: Jésus s’est substitué aux pécheurs à la croix, mais cette substitution n’est pas pénale. Jésus, par sa mort, a payé la rançon qui a permis à Dieu de libérer son peuple des dégâts du péché pour le conduire dans un exode hors de la mort vers le Royaume de Dieu. Par son sacrifice d’obéissance et d’amour, il s’est offert à son Père comme pour «absorber » «à notre place les conséquences destructrices du péché». La résurrection de Jésus est la preuve manifeste que l’amour de Dieu envers nous est plus fort que la haine des hommes. Ainsi, «nous pouvons nous identifier avec l’obéissance qui a englouti notre rébellion dans la victoire».
Cependant, on peut se demander en quoi cette «absorption» des conséquences de notre péché par Jésus à la croix consiste si elle se distingue d’une peine juridique. N’aurions-nous affaire, dans l’Écriture, qu’à de simples métaphores illustrant certains aspects de la mort du Christ sans jamais en donner le sens « réel », ainsi que le pense Goldingay? Ou, comme le suggère Travis, Jésus a-t-il «absorbé» les manifestations de la colère de Dieu qui a « livré» les hommes à leurs passions mauvaises ? Mais affirmer que Jésus a «absorbé» ces conséquences de notre péché, n’est-ce pas risquer de suggérer qu’il a été rendu mauvais à notre place, car ces conséquences sont toutes, selon Romains 1:24-32, des péchés ?
Certains promoteurs reconnus de la théologie dite de la prospérité, avec toutes ses ambiguïtés, font preuve de moins de retenue que les théologiens dont nous venons de parler. Ainsi, selon Kenyon et Hagin, Jésus n’a pas seulement porté notre péché à la croix, mais il est devenu pécheur, au point d’être transformé en «créature satanique» ; il est mort spirituellement et, après avoir payé notre rançon à Satan, il est né de nouveau avant de ressusciter !
Ces diverses compréhensions de la mort de Jésus, qui nient sa dimension juridique, s’opposent clairement à la Confession de foi du Réseau FEF, qui déclare: «Nous croyons que Jésus-Christ a volontairement souffert et qu’il est mort sur la croix. Pour satisfaire à la justice divine, il a offert sa vie en sacrifice expiatoire pour les pécheurs et a ainsi subi à leur place le châtiment qu’ils méritaient. »
Or, n’est-ce pas cette interprétation de la mort de Jésus qui permet de comprendre son rôle substitutif sans porter aucunement atteinte à sa pureté et à sa sainteté?
La question se pose donc une nouvelle fois : devrions-nous, malgré tout, ainsi que le revendique Joel Green, considérer comme appartenant à la famille évangélique ceux qui rejettent la doctrine de la substitution pénale et adoptent une théologie substitutive mais non pénale de la mort de Jésus ? À nouveau, il nous faut discerner ! «Une seule foi » : la justification par la foi La doctrine de la justification par la foi en Jésus appartient très certainement, elle aussi, aux vérités concernant le Seigneur, que recouvre l’expression «une seule foi » d’Éphésiens 4: 5. Il est clair, en tout cas, que, pour Paul, cet enseignement faisait partie des vérités constitutives de l’unité de l’Église de Jésus-Christ. Il suffit de lire l’épître aux Galates pour s’en convaincre3 . Or, les débats concernant la justification ne manquent pas au sein même du mouvement évangélique, suscités en particulier par les travaux de N.T. Wright (Tom Wright), évêque anglican du diocèse de Durham depuis 2003, dont les nombreux ouvrages exercent une profonde influence dans le monde anglo-saxon.
Ces débats découlent, pour la plupart, de ce qu’on appelle la nouvelle perspective sur Paul, qui trouve son origine dans les travaux de E.P. Sanders sur «Paul et le judaïsme palestinien». Dans cet ouvrage, Sanders cherche à montrer que, contrairement à ce que semble affirmer l’apôtre Paul, le judaïsme du Ier siècle ne prônait pas un salut par les œuvres mais était un «nomisme (de nomos, « loi » en grec) d’alliance» : le membre du peuple d’Israël appartenait à l’alliance établie par la seule grâce du Seigneur, dont dépendait son salut, et y demeurait par l’obéissance à la Loi (ce qui incluait les sacrifices en vue du pardon des péchés). Mais selon Wright et selon l’exégète non évangélique James Dunn, qui épousent tous deux les conclusions de Sanders sur le nomisme d’alliance, Paul n’a pas trahi le judaïsme de son temps. En effet, à leurs yeux, les «œuvres de la loi » dont parle l’apôtre (Rom.3:20, 28; Gal.2:16 [3X] ; 3: 2, 5, 10) ne désignent pas les actes d’obéissance à la Loi qu’un homme ferait en vue d’être juste ou en règle aux yeux de Dieu, mais les «marqueurs d’identité» (circoncision, règles alimentaires, etc.) qui délimitent la « frontière» entre le Juif et le païen. On assiste ainsi à un déplacement d’accent dans la question de la justification. En fait, pour Dunn, être justifié par la foi en Christ sans les œuvres de la Loi, ce n’est plus être déclaré en règle avec Dieu par la foi en Jésus mais membre de son peuple par cette foi et non au moyen de la circoncision et de la Loi.
Une telle compréhension de la justification s’éloigne grandement de ce qu’affirme la confession de foi du Réseau FEF, qui exprime ce qu’est la justification au moyen de mots non techniques : «Uni à Christ et ainsi placé au bénéfice de sa mort et de sa résurrection, le pécheur reçoit le pardon de Dieu pour ses fautes, obtient les mêmes droits que s’il avait obéi à la Loi de Dieu, et bénéficie de la faveur divine. »
Le problème n’est pas celui de l’appartenance au peuple de Dieu, mais bel et bien celui du pardon des péchés ! Wright, quant à lui, considère, à la manière de Dunn, que la justification par Dieu inclut une déclaration d’appartenance au peuple de l’alliance et s’écarte ainsi de la compréhension évangélique classique de la justification par la foi. Cependant, il souligne aussi avec force qu’elle consiste d’abord en une «déclaration de Dieu, le juste juge, qu’un homme est en règle avec lui, que ses péchés sont pardonnés ». Ainsi, avant de statuer sur le caractère évangélique ou non de l’enseignement de tel ou tel adepte de la nouvelle perspective, ne faudrait-il pas en évaluer avec précision et discernement le contenu? Rien ne nous paraît dans ce domaine plus dangereux que les condamnations à l’emporte-pièce!
«Un seul baptême»
Le lecteur sera peut-être surpris de découvrir le baptême parmi les vérités constitutives de la pleine communion ecclésiale: «un seul baptême» (Ép 4:5) ! Ce rite religieux joue-t-il un rôle d’une telle importance pour le chrétien? Doutant de ce fait, certains pensent qu’il pourrait s’agir du baptême dans l’Esprit. Cependant, dans le Nouveau Testament, le nom «baptême» n’est jamais employé avec l’Esprit, mais uniquement le verbe «baptiser », ce qui suggère que le nom, employé seul, désigne ce qu’il signifie en grec: une « immersion», un «baptême d’eau».
Mais alors, comment comprendre la place donnée par Paul au baptême? Ainsi que le suggère Henri Blocher, nous avons affaire à une figure littéraire, la synecdoque, qui consiste à prendre la partie pour le tout: «Un seul baptême» signifie que l’expression juste et entière de notre unité ne peut pas laisser de côté l’ordre ecclésial – si pénible qu’en soit pour nous le rappel… Il nous rappelle que l’unité de toutes les Églises, selon la pensée biblique, doit aussi s’affermir en se manifestant de façon ordonnée. »
Le baptême, c’est une certaine compréhension de l’Église, une Église de personnes engagées avec le Seigneur, une Église avec sa discipline doctrinale et éthique, une Église avec ses ministères… une Église de professants. Le contexte de notre formule «un seul baptême», cependant, nous invite à préciser ce point et à souligner une dimension essentielle de l’Église: « le lien de la paix» (4:3, NBS). Certes, l’expression est interprétée par plusieurs à la manière de Calvin selon lequel Paul «montre que l’unité consiste par le lien de paix, parce que le plus souvent les haines et rancunes procèdent des contentions (= disputes). Il nous faut donc vivre paisiblement, ajoute-t-il, afin que l’amitié soit permanente entre nous. » Mais l’apôtre, dans son épître, développe une conception de la paix moins individuelle. En effet, selon Éphésiens 2:12-17, l’Église constitue l’humanité nouvelle, créée grâce au Christ, qui a établi la paix entre les croyants juifs et les croyants païens en assurant la paix entre Dieu et les hommes : «En ce temps-là, vous étiez sans Messie, vous n’aviez pas le droit de faire partie du peuple d’Israël, vous étiez étrangers aux alliances conclues par Dieu pour garantir sa promesse, sans espérance et sans Dieu dans le monde. Mais maintenant, par votre union avec le Christ, Jésus, vous qui, autrefois, étiez loin, vous êtes devenus proches4 grâce au sacrifice du Christ. Car nous lui devons notre paix5 . Il a, en effet, instauré l’unité entre les Juifs et les non-Juifs et abattu le mur qui les séparait: en livrant son corps à la mort, il a annulé les effets de ce qui faisait d’eux des ennemis, c’est-à-dire de la Loi de Moïse, dans ses commandements et ses règles. Il voulait ainsi créer une seule et nouvelle humanité à partir des Juifs et des non-Juifs qu’il a unis à lui-même, en établissant la paix. Il voulait aussi les réconcilier les uns et les autres avec Dieu et les unir en un seul corps, en supprimant, par sa mort sur la croix, ce qui faisait d’eux des ennemis. Ainsi il est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin et la paix à ceux qui étaient proches6 . »
L’Église est ce peuple nouveau dans lequel « il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni “homme et femme” » Tous sont «un dans le Christ Jésus » (Gal.3:28, trad. litt.)7 .
L’Église fait partie de l’Évangile. Elle n’est pas un appendice aux vérités constitutives de la « foi ». La vérité vraie s’incarne, elle ne peut être seulement confessée. L’orthodoxie doit s’accompagner d’orthopraxie. Le monde évangélique contemporain se doit d’être professant. Il n’est donc pas étonnant que l’apôtre introduise son développement sur la conservation de l’unité de l’Esprit par une exhortation à l’humilité, à la bonté et à la patience, qu’il nous faut apprendre à mettre en pratique au sein de communautés affranchies de tout racisme, esprit de classe et sexisme. L’unité de l’Esprit à conserver est aussi à ce prix! (À suivre…)
Jacques Buchhold,
Professeur de Nouveau Testament,
Doyen de la Faculté Libre de Théologie Évangélique (Vaux-sur-Seine)
NOTES
1 En Ép 1: 1, le mot est au singulier. Paul se désigne lui-même comme «apôtre».
2 Les «apôtres » d’Ép 4: 11 ne sont donc pas des «apôtres-envoyés » au sens large, fondateurs d’Églises ou missionnaires. Il en est de même, selon nous, des «apôtres » d’1 Cor.12: 28-30. La hiérarchie des ministères («premièrement… deuxièmement… troisièmement…») concerne l’Église dans sa globalité («dans l’Église», v. 28) et non les Églises dans leur diversité.
3 Voir, en particulier, Gal.2: 11-21 qui fait de la question de la justification un enjeu central de la communion entre judéo et pagano-chrétiens.
7 Il est à noter que, selon le verset qui précède (Gal.3.27), pour Paul, telle est bien la réalité ecclésiale que signale le baptême, partie pour le tout: «Vous tous qui avez été baptisés, vous avez revêtu Christ. »